La notion d'affinité chimique, héritée de l'alchimie (elle est mentionnée au XIIIe siècle dans les travaux d'Albert le Grand), est longtemps évoquée sans être formellement définie par les savants étudiant les réactions chimiques. En 1718 et 1720, Geoffroy présente à l'Académie des sciences sa table des rapports, listes d'affinités chimiques obtenues par l'observation des réactions des substances les unes avec les autres. En 1733, pour Boerhaave, médecin de Leyde, l'affinité chimique est la force en vertu de laquelle les particules des corps se recherchent, s'unissent et se retiennent[1],[2]. Berthollet, qui le premier évoque en 1803 la notion d'équilibre chimique, utilise la notion d'affinité chimique sans lui donner une définition claire, tout en la rapprochant de la loi universelle de la gravitation[3],[4]. Peu après, à la suite des récentes découvertes dans le domaine de l'électricité, et notamment l'électrolyse de certains sels par Davy, Berzelius exprime la notion d'affinité chimique en termes d'attraction et de répulsion de pôles chargés sur ce que l'on ne nommait pas encore les molécules[5]. En 1879, Berthelot énonce son principe de travail maximum, tentant de relier l'affinité à la chaleur dégagée par la réaction, qui selon lui ne pouvait être que positive[6].
L'affinité chimique, notée ou , est formellement définie[10],[11], en introduisant les potentiels chimiques des constituants (réactifs, produits et inertes) du mélange réactionnel, par :
Les variations des quantités (nombres de moles) des espèces chimiques intervenant dans la réaction chimique sont liées par l'équation bilan de la réaction. En introduisant l'avancement de réaction (lui aussi défini par de Donder) on a les relations :
pour tout
soit pour tout (pour un inerte ) ; d'où :
Affinité chimique :
Reprenons l'exemple de l'équilibre du dioxyde et du trioxyde de soufre en présence d'oxygène :
Puisque les coefficients stœchiométriques entrent dans l'expression de l'affinité chimique, celle-ci dépend de la façon dont la réaction est écrite. Reprenons l'exemple de l'équilibre du dioxyde et du trioxyde de soufre en présence d'oxygène :
on a une première expression de l'affinité et de l'avancement de réaction :
Si l'on inverse l'écriture de la réaction :
on a une deuxième expression de l'affinité et de l'avancement de réaction :
Et si l'on écrit la réaction d'une troisième façon, en divisant par deux les coefficients stœchiométriques de la première écriture :
on a une troisième expression de l'affinité et de l'avancement de réaction :
On a ainsi, selon la façon d'écrire la réaction :
Il est donc nécessaire, pour utiliser l'affinité, de connaitre la façon dont la réaction a été écrite. En particulier, les première et deuxième écritures de la réaction donnent des affinités de signes opposés. Néanmoins, quelle que soit la façon d'écrire la réaction, on a :
Condition d'évolution spontanée d'un système chimique
La réaction progresse en respectant la stœchiométrie de l'équation bilan, aussi si la quantité de l'espèce varie de , la quantité de toute autre espèce varie de : , ce qui implique que tous les rapports sont égaux. On définit ainsi le paramètre appelé avancement de la réaction :
Avancement de la réaction :
L'avancement est donc défini pour toutes les espèces du mélange réactionnel, y compris les inertes pour lesquels et .
Lorsque la quantité d'une espèce augmente, soit :
s'il s'agit d'un produit, soit , alors ;
s'il s'agit d'un réactif, soit , alors .
Inversement, lorsque la quantité d'une espèce diminue, soit :
s'il s'agit d'un produit, soit , alors ;
s'il s'agit d'un réactif, soit , alors .
En conséquence :
lorsque les réactifs disparaissent et que les produits apparaissent, c'est-à-dire lorsque la réaction progresse : ;
lorsque les réactifs apparaissent et que les produits disparaissent, c'est-à-dire lorsque la réaction régresse : .
Soit un système fermé dans lequel s'effectue une réaction chimique. L'énergie interne de ce système évolue donc selon :
avec :
l'énergie interne du système ;
la pression du système ;
le volume du système ;
la température du système ;
l'entropie du système ;
le travail des forces de pression du système ;
la chaleur échangée par le système avec l'extérieur.
Pour l'extérieur du système, qui n'est pas le siège d'une réaction chimique, l'énergie interne évolue selon :
avec :
l'énergie interne de l'extérieur ;
la pression de l'extérieur ;
le volume de l'extérieur ;
la température de l'extérieur ;
l'entropie de l'extérieur ;
le travail des forces de pression de l'extérieur ;
la chaleur échangée par l'extérieur avec le système.
Nous supposerons que le système et l'extérieur forment un système isolé lors de la réaction. Le premier principe de la thermodynamique implique la conservation globale de l'énergie du système et de l'extérieur, soit :
Le système et l'extérieur :
forment un ensemble à volume constant, soit à tout instant ( pouvant varier au cours de la réaction) ;
sont en équilibre mécanique permanent, soit à tout instant ( pouvant varier au cours de la réaction) ;
sont en équilibre thermique permanent, soit à tout instant ( pouvant varier au cours de la réaction).
Nous avons donc pour le travail des forces de pression :
Par conséquent :
et donc pour la chaleur :
Il s'ensuit également la relation qui relie affinité chimique et entropie :
Affinité chimique :
L'expression est donc l'entropie créée par la réaction.
On peut également écrire, puisque :
Affinité chimique :
L'expression est donc la chaleur créée par la réaction qui n'est pas échangée avec l'extérieur, c'est-à-dire la « chaleur non compensée » de Clausius.
On en tire la condition d'évolution spontanée de toute réaction chimique (la température absolue étant toujours positive)[12] :
Condition d'évolution spontanée :
Une réaction ne peut être spontanée que si ; dans ce cas la réaction libère une forme d'énergie, elle est dite exergonique. Une réaction dans laquelle n'est pas impossible, mais elle doit être provoquée par un apport d'énergie, elle est alors dite endergonique. Une réaction endergonique peut par exemple avoir lieu en présence d'une autre réaction créant suffisamment d'entropie pour que le bilan entropique global des deux réactions soit positif conformément au deuxième principe de la thermodynamique.
Dans une réaction spontanée et ne peuvent donc être que de même signe :
une progression est associée à un signe positif : et par conséquent , la réaction progresse : des réactifs sont consommés, des produits apparaissent ;
une régression est associée à un signe négatif : et par conséquent , la réaction régresse : des produits sont consommés, des réactifs apparaissent.
Cette relation permet de prédire le sens d'évolution spontanée de la réaction à partir du signe de l'affinité chimique. L'affinité chimique étant une fonction d'état, il suffit de la calculer dans les conditions opératoires initiales pour savoir dans quel sens la réaction va s'effectuer spontanément.
Rappelons toutefois que l'expression de l'affinité chimique dépend de la façon dont la réaction est écrite. Cette écriture conditionne par conséquent le signe de l'affinité. Reprenons l'exemple de l'équilibre du trioxyde et du dioxyde de soufre en présence d'oxygène, nous avons notamment une première écriture :
et une deuxième écriture avec l'écriture inverse :
Quelle que soit l'écriture, une affinité positive signifie que la réaction progresse, qu'elle se déplace de la gauche vers la droite (sens direct ) ; cependant :
selon la première écriture : et , donc et , c'est la formation du trioxyde de soufre qui est favorisée ;
selon la deuxième écriture : et , donc et , c'est la formation du dioxyde de soufre qui est favorisée.
Inversement, une affinité négative signifie que la réaction régresse, qu'elle se déplace de la droite vers la gauche (sens inverse ) ; cependant :
selon la première écriture : et , donc et , c'est la formation du dioxyde de soufre qui est favorisée ;
selon la deuxième écriture : et , donc et , c'est la formation du trioxyde de soufre qui est favorisée.
On a donc deux cas selon le produit recherché :
la production de est favorisée si ou ;
la production de est favorisée si ou .
Cet exemple illustre la nécessité de connaitre la façon dont la réaction est écrite dans l'utilisation de l'affinité chimique. Néanmoins, quelle que soit l'écriture et quel que soit le sens de déplacement de la réaction, on a .
À l'équilibre l'entropie atteint un maximum et ne varie plus, alors . Deux cas sont possibles :
et , la réaction pourrait avoir lieu car le potentiel de réaction est non nul, mais l'avancement de réaction ne varie pas ; les causes de ce défaut de réaction peuvent être une cinétique extrêmement lente (l'équilibre est dit instable) ou l'absence d'un facteur déclenchant (l'équilibre est dit métastable)[13] ;
et , la réaction a eu lieu, le potentiel de réaction est désormais nul ; l'équilibre est dit stable.
Lorsqu'une réaction est équilibrée, cela ne signifie pas qu'il n'y a plus de transformation chimique dans le milieu : des réactifs continuent à se transformer en produits (réaction directe), et des produits à se transformer en réactifs (réaction inverse), cependant les deux réactions ont lieu à la même vitesse. L'état d'équilibre obtenu dans ce cas peut être qualifié de dynamique ou stationnaire : globalement les effets des deux réactions s'annulent ; par exemple l'une consomme les réactifs aussi vite que l'autre les recrée, d'où une composition stable dans le temps ; ou encore l'une absorbe totalement la chaleur dégagée par l'autre, d'où un bilan énergétique globalement nul. En conséquence, à l'équilibre , d'où :
À l'équilibre :
Ceci est vrai quelle que soit la façon dont la réaction chimique est écrite. Pour reprendre l'exemple précédent, à l'équilibre .
Notons de façon générique un potentiel thermodynamique, et les deux variables gardées constantes dans la dérivation :
Nous avons la différentielle du potentiel thermodynamique :
et par conséquent pour toute réaction effectuée à et constantes on a, selon la condition d'évolution spontanée d'une réaction chimique :
Autrement dit, au cours de la réaction l'entropie globale augmente selon le deuxième principe de la thermodynamique, ce qui implique une diminution du potentiel thermodynamique , d'où une autre formulation de la condition d'évolution spontanée d'une réaction chimique effectuée à et constantes :
Condition d'évolution spontanée à et constantes :
Ceci implique que et ne peuvent être que de signes contraires :
et , la réaction progresse : l'équilibre se déplace de la gauche vers la droite, des réactifs sont consommés et des produits apparaissent ;
et , la réaction régresse : l'équilibre se déplace de la droite vers la gauche, des produits sont consommés et des réactifs apparaissent.
À l'équilibre l'entropie ne varie plus, soit :
d'où à l'équilibre :
À l'équilibre :
Cas d'une réaction à volume et température constants
Condition d'évolution spontanée à pression et température constantes :
Nous avons vu dans les relations définissant l'affinité chimique que . Cette dernière expression est l'enthalpie libre de réaction ; ainsi, à pression et température constantes : . Cette relation est centrale dans l'étude des équilibres chimiques à pression et température constantes :
et , la réaction progresse : des réactifs sont consommés et des produits apparaissent ;
et , la réaction régresse : des produits sont consommés et des réactifs apparaissent ;
L'entropie croît pendant la réaction ; lorsque l'équilibre est atteint l'entropie a atteint un maximum. Par conséquent, le potentiel qui décroît pendant la réaction atteint un minimum à l'équilibre. D'un point de vue mathématique, un minimum de est atteint si, en plus de l'annulation de sa dérivée première, sa dérivée seconde est positive strictement, soit, à l'équilibre :
, condition d'équilibre
, condition de stabilité
C'est à cette seconde condition seulement que l'équilibre pourra être qualifié de stable.
Il est impossible que à l'équilibre, ce qui supposerait un maximum de la fonction , et donc que a crû. Si cette solution est mathématiquement possible, elle est irréaliste du point de vue de la thermodynamique et doit donc être écartée, cet équilibre est un équilibre instable.
Il est possible en revanche qu'à l'équilibre , c'est-à-dire que l'équilibre ait atteint un point d'inflexion : dans ce cas l'équilibre atteint est un équilibre métastable, et la moindre perturbation relancera la réaction jusqu'à ce qu'elle atteigne un équilibre stable. La situation est possible du point de vue de la thermodynamique.
L'équilibre peut également atteindre un minimum local de , c'est-à-dire un minimum auquel la réaction revient si elle subit de petites perturbations, mais dont la réaction s'éloigne définitivement sous des perturbations plus importantes, conduisant à un autre minimum de , plus bas. L'équilibre est atteint lorsque la réaction atteint le minimum global, c'est-à-dire parmi tous les minimums locaux possibles celui auquel le potentiel thermodynamique a sa valeur la plus basse.
Les situations d'équilibre métastable ou de minimum local ne sont que rarement observées expérimentalement, mais elles peuvent être obtenues lors de simulations numériques d'équilibres : les dérivées première et seconde de ainsi que la possibilité d'un minimum local doivent être impérativement vérifiées pour en garantir le résultat.
Le tableau suivant récapitule les conditions d'évolution d'une réaction chimique, les conditions d'équilibre et de stabilité selon les paramètres fixés pour effectuer l'étude de la réaction. L'ensemble des grandeurs de ce tableau sont les grandeurs du système réactionnel seul, y compris l'entropie.
On entend par progression de la réaction le déplacement de la réaction dans le sens de la consommation des réactifs et de l'apparition des produits (sens direct, soit réactifs → produits). Au contraire, on entend par régression de la réaction le déplacement de la réaction dans le sens de la consommation des produits et de l'apparition des réactifs (sens inverse, soit produits → réactifs). Un équilibre chimique se caractérise par la présence simultanée d'une réaction en sens direct et d'une réaction en sens inverse qui se compensent, d'où un état stationnaire réactifsproduits.
Évolution des réactions chimiques
Paramètres constants et
Potentiel thermodynamique
Condition d'évolution spontanée
Progression de la réaction
Régression de la réaction
Condition d'équilibre
Condition de stabilité
volume entropie
Énergie interne
pression entropie
Enthalpie
volume température
Énergie libre
pression température
Enthalpie libre
Notes
À et constants, on a pour condition d'évolution spontanée la variation du potentiel chimique correspondant : .
Tout équilibre chimique doit vérifier la condition de stabilité qui est une inégalité stricte, sans quoi l'équilibre est instable ou métastable et la réaction repart à la moindre perturbation. Vérifier aussi que l'équilibre atteint correspond au minimum global du potentiel thermodynamique (dans le cas où existent plusieurs minimum locaux, rechercher celui où le potentiel a sa valeur la plus basse).
↑La notion chimique d'affinité élective, selon la dénomination de l'époque, inspira à Goethe son roman paru en 1809, Les affinités électives, dans lequel les rapports humains sont assimilés à des attractions et répulsions comme dans des réactions chimiques. Bernard Joly, Revue Méthodos, savoirs et textes, numéro 6, 2006, Les Affinités électives de Goethe : entre science et littérature.
↑Jean Hertz, « Historique en grandes enjambées de la thermodynamique de l’équilibre », J. Phys. IV France, vol. 122, , p. 3-20 (DOI10.1051/jp4:2004122001, lire en ligne [PDF], consulté le ).
↑Pierre Trambouze et Jean-Paul Euzen, Les réacteurs chimiques : De la conception à la mise en œuvre, Éditions OPHRYS, coll. « Publications de l'Institut français du pétrole », (ISBN2710811219, lire en ligne), p. 1.
↑Un équilibre instable est défini par des vitesses de réaction extrêmement faibles, conduisant à une variation de l'avancement de réaction quasi nulle, non mesurable, comme pour la transformation du diamant en graphite. Un équilibre métastable est un équilibre dans lequel les réactions n'ont pas lieu faute d'un facteur déclenchant ; par exemple un mélange d'hydrogène et d'oxygène est métastable, il peut être conservé dans le temps sans variation de composition, mais une simple étincelle déclenche une réaction violente produisant de l'eau. Ce terme s'emploie également dans l'état de surfusion de l'eau.
Jean-Pierre Corriou, Thermodynamique chimique : Équilibres thermodynamiques, vol. J 1028, Techniques de l'ingénieur, coll. « base documentaire Thermodynamique et cinétique chimique, pack Opérations unitaires. Génie de la réaction chimique, univers Procédés chimie - bio - agro », (lire en ligne), p. 1-31.
J. Mesplède, Chimie PSI - Cours - Méthodes - Exercices résolus, Bréal, coll. « Les nouveaux précis Bréal », , 350 p. (ISBN978-2-7495-2063-6, lire en ligne), partie I - Thermodynamique ; Chapitre 2 - Équilibres chimiques pp. 37-80 ; Chapitre 3 - Déplacement des équilibres pp. 81-116.
Michel Soustelle, Équilibres chimiques, vol. 4, ISTE Group, coll. « Génie des procédés / Thermodynamique chimique approfondie », , 196 p. (ISBN9781784051037, lire en ligne).