Aliénation (Marx)

théorie de Karl Marx

L'aliénation (en allemand : « Entfremdung ») comme définie par Karl Marx est un concept philosophique polysémique, dont la définition a évolué au fil des écrits de l'auteur. Le dénominateur commun de ces définitions est que l'aliénation est un processus par lequel un sujet (un individu) est dessaisi de ce qui fait de lui un être humain pour le transformer en un autre, voire en quelque chose d'hostile à lui-même. Dans l'Idéologie allemande, Marx s'attarde sur le moment objectif de l'aliénation, qui a lieu lorsque l'homme ne peut se reconnaître ni dans le produit de son travail (qui lui est devenu étranger), ni dans sa propre activité productive (il n'est qu'une ressource humaine aux yeux de l'entreprise) ; il ne peut pas non plus se reconnaître dans les autres hommes (ses rapports avec eux perdant en effet leur caractère humain pour être réduit à l'échange des produits du travail).

Origines modifier

Dans la Critique du droit politique hégélien modifier

Dans la Critique du droit politique hégélien de 1843, plus précisément dans le commentaire des paragraphes 261 à 313 des Principes de la philosophie du droit, le terme « Entfremdung » intervient à quelques reprises à propos de la conception du rapport entre l'État et la société civile, rapport que Hegel dissout, selon Marx, dans une unité harmonieuse[1].

Dans les Principes de la philosophie du droit modifier

Dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel de 1844, le terme « Selbstentfremdung » vient désigner le nouvel objet de la critique : les « formes profanes » [unheiligen Gestalten] de la vie[2].

Définition et évolution du concept modifier

Sur la Question juive modifier

La définition de l'aliénation n'est toujours pas fixée dans Sur la Question juive. Marx pense l'aliénation en termes politiques, comme une transformation et non comme une perte[3].

L'aliénation est ici utilisée par l'auteur pour souligner que, dans le cas où l'égalité juridique se répand, ce ne serait qu'une dimension de l'existence humaine qui bénéficierait de l'égalité[3]. Dans l'ouvrage, Marx soutient que la citoyenneté n'est donc en rien l'accomplissement de l'homme dans la communauté nationale, comme ont pu le prétendre des révolutionnaires, mais un approfondissement de l'écart entre les droits civils et les conditions d'existence réelles[4].

Manuscrits de 1844 modifier

Marx écrit, lors de ses années parisiennes, les Manuscrits de 1844. Il y émet une critique de l'économie politique bourgeoise et libérale, ainsi que de la philosophie spéculative allemande (hégélienne), qui, selon l'auteur, ne permettent pas une compréhension objective du présent historique. L'aliénation y est définie comme une perte d'humanité, un assèchement de l'humain dans l'être à mesure qu'il produit des objets qui obtiennent une autonomie par rapport au sujet. Ainsi, «  l'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise d'autant plus vile qu'il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses. Le travail ne produit pas que des marchandises ; il se produit lui-même et produit l'ouvrier en tant que marchandise, et cela dans la mesure où il produit des marchandises en général »[5].

La violence déshumanisante se situe dans le fait que l'objet devienne autonome du sujet et se retourne contre lui. Ainsi, « l'objet que le travail produit, son produit, l'affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur [...] cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement »[5].

La démarche de Marx pour définir l'aliénation est donc de partir, de manière empirique, des conditions de vie réelle des ouvriers, plutôt que de définir l'aliénation par une ontologie métaphysique comme le faisait Hegel, pour qui le travail libérait l'individu. Ici, le sujet éprouve douloureusement les effets dudit processus. Ce processus conduit le travailleur à devenir étranger à lui-même tandis qu'il produit : « Nous n'avons considéré jusqu'ici l'aliénation, le dessaisissement de l'ouvrier que sous un seul aspect, celui de son rapport aux produits de son travail. Mais l'aliénation n'apparaît pas seulement dans le résultat, mais dans l'acte de la production, à l'intérieur de l'activité productive elle-même [...] Si donc le produit du travail est l'aliénation, la production elle-même doit être l'aliénation en acte, l'aliénation de l'activité, l'activité de l'aliénation. L'aliénation de l'objet du travail n'est que le résumé de l'aliénation, du dessaisissement, dans l'activité du travail elle-même »[6].

Marx approfondit rigoureusement l'aliénation subjective, c'est-à-dire l'aliénation comme expérience de la souffrance, liée aux mauvaises conditions de travail : l'aliénation subjective est alors considérée comme une conséquence logique de l'aliénation objective. En effet, si le sujet en tant que travailleur éprouve de la douleur, souffre terriblement, c'est parce que les conditions dans lesquelles il effectue son activité sont difficiles, misérables, tragiques ; de véritables conditions de souffrance : la souffrance de la subjectivité s'explique par l'existence de conditions pathologiques du travail.

L'Idéologie allemande modifier

Selon Vasquez, l'Idéologie allemande est le premier ouvrage où Marx cherche à fonder une explication de l'aliénation à la racine. Marx s'attarde sur le moment objectif de l'aliénation, qui a lieu lorsque l'homme ne peut se reconnaître ni dans le produit de son travail (qui lui est devenu étranger), ni dans sa propre activité productive (il n'est qu'une ressource humaine aux yeux de l'entreprise) ; il ne peut pas non plus se reconnaître dans les autres hommes. Ses rapports avec eux perdent en effet leur caractère humain pour être réduit à l'échange des produits du travail[7].

Cette aliénation est aussi une dépossession de l'histoire, car dès lors que les forces productives s'autonomisent et deviennent étrangères aux hommes, ces derniers ne maîtrisent plus leur activité historique[8].

Manuscrits de 1857-58 modifier

Le Capital modifier

Dans Le Capital, Marx définit plus en profondeur l'aliénation. Il réutilise certaines de ses définitions précédentes, et caractérise l'aliénation comme le processus par lequel on devient « étranger à soi-même »[9].

Appropriation modifier

L'appropriation, ou réappropriation (Aneignung, Wiederaneignung), est un concept marxiste qui désigne la sortie de l'état d'aliénation. D'après les Manuscrits de 1844, l'aliénation résulte de la déconnexion entre l'activité humaine et ses conditions objectives (produit du travail, finalité, conditions de travail), conduisant à une dépossession de soi : Marx propose alors un projet de réappropriation de soi-même, de sa propre force de travail et des conditions nécessaires à l'épanouissement de soi, définissant ainsi le communisme comme le dépassement de toutes les formes d'aliénation. Dans Le Capital, la dynamique historique de la production capitaliste est présentée comme un mouvement d'expropriation croissante des prolétaires par les capitalistes, suggérant que la réappropriation collective des moyens de production et d'échange nécessite l'expropriation des expropriateurs. Cette idée d'appropriation englobe non seulement la redistribution des richesses mais également la réappropriation collective des institutions de coordination de la production, et plus globalement de tous les aspects de la vie collective[10].

Postérité modifier

Dans l'École de Francfort modifier

L'école de Francfort reprend le concept d'aliénation en y apportant des modifications successives. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno travaillent sur les manières dont l'aliénation est en quelque sorte intériorisée par le sujet[11].

Dans la sociologie empirique moderne modifier

La renaissance actuelle du concept modifier

Notes et références modifier

  1. K. Marx, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Kritik des Hegelschen Staatsrechts in Karl Marx. Friedrich Engels. Werke, t. 1, Berlin/DDR, Dietz Verlag, 1976, p. 203-233.
  2. Cf. K. Marx, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung, ibid., p. 379.
  3. a et b Christine Noël, Marx, (ISBN 978-2-340-05665-7 et 2-340-05665-9, OCLC 1259566842, lire en ligne)
  4. Christian Godin, La totalité. 3, Troisième section : la philosophie, vol. 3, Champ Vallon, (ISBN 2-87673-251-3, 978-2-87673-251-3 et 2-87673-306-4, OCLC 46872072, lire en ligne)
  5. a et b « Manuscrits de 1844 (1844) »
  6. « Manuscrits de 1844 (1844) », sur classiques.ucaq.ca (consulté le )
  7. Roger Garaudy, Peut-on être communiste aujourd'hui, Grasset, (ISBN 978-2-246-79458-5, lire en ligne)
  8. Ousmane Sarr, Le problème de l'aliénation : critique des expériences dépossessives de Marx à Lukács, L'Harmattan, dl 2012 (ISBN 978-2-336-00687-1 et 2-336-00687-1, OCLC 826807178, lire en ligne)
  9. Maxime Counet, Pierre Verjans et Yves Déloye, Introduction aux doctrines et aux idées politiques : une approche structurale, dl 2017 (ISBN 978-2-8073-0658-5 et 2-8073-0658-6, OCLC 990064994, lire en ligne)
  10. « Appropriation », dans Les 100 mots du marxisme, vol. 2e éd., Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », (ISBN 978-2-13-058494-0, lire en ligne) (consulté le )
  11. Jean-Luc Michel, La distanciation : essai sur la société médiatique, L'Harmattan, (ISBN 2-7384-1277-7 et 978-2-7384-1277-5, OCLC 299450438, lire en ligne)

Annexes modifier

Articles connexes modifier

Bibliographie modifier