Archéogéographie
L’archéogéographie est une discipline qui traite de la dynamique de l’espace dans la durée et qui contribue à étudier d’autres dimensions des objets géohistoriques que celles qui ont été faites, jusqu’à présent, par les disciplines de la géographie historique, de la géohistoire et de l’archéologie des paysages ou encore de l’environnement.
Discipline
modifierCette discipline est issue d’une association entre archéologie et géographie, soutenue par le département Sciences de l’Homme et des Sociétés du CNRS[1] à la fin des années 1990 et portée par un Groupe de recherches du CNRS de 2000 à 2007[2].
L’archéogéographie est une option du master Archéologies environnementales des universités de Paris I[3] et Paris X et un cours du master Archéologie et Histoire de l'université de Rennes 2. Elle est également enseignée au sein de la licence Archéologie de l'université de Rennes 2. Enfin, elle a fait l’objet d'un enseignement annuel à l’université de Coimbra[4] (Portugal) au niveau du master et est présentée annuellement à l’École d’Architecture de Versailles[5] dans le cadre du Master Jardins historiques et paysages[6].
Gamme des emplois du terme archéogéographie
modifierLe mot archaeogeography apparaît pour la première fois dans un rapport de recherche de l’Académie des sciences de Lituanie en 1928[7]. Dans les années 1980, 1990 et début 2000, apparaît le terme dans divers contextes, comme une association de mots tombant sous le sens, sans justification théorique particulière. On rencontre le terme en français, en anglais, en allemand, en indonésien. Ces emplois du terme archéogéographie ne sont pas concertés bien que les auteurs soient tous d’accord sur le fait que l’étude d’un espace ancien suppose le recours aux méthodes de la géographie. Et comme cette science connaît elle-même des évolutions épistémologiques complexes, les emplois du terme composé archéogéographie sont eux-mêmes divers, les uns renvoyant à la géographie humaine allemande et française (Robert Fossier), d’autres à la géographie spatiale anglo-saxonne(Javier de Carlos Izquierdo), d’autre encore à la géographie culturelle d’inspiration française (D. Guillaud). L’ambiguïté existe cependant en raison de l’existence d’une discipline dite paléogéographie (qui est la géographie des paléontologues). La confusion est souvent faite avec la géoarchéologie (qui est une archéologie des sédiments de l’holocène). Certains se demandent donc si l’archéogéographie est vraiment un nouveau concept ou bien une façon différente d’intituler quelque chose qui existe déjà[8].
En français, le terme apparaît pour la première fois, semble-t-il, chez le médiéviste Robert Fossier[9]. En 1982, rendant compte de l’enquête de W. Janssen sur la région de l’Eifel, il écrit : « W. Janssen a examiné les phases les plus anciennes de l’évolution des habitats dans l’Eifel et ses marges : l’utilisation de toutes les méthodes conjointes de l’archéologie, de l’archéogéographie, de la paléobotanique et, naturellement, des sources de tradition permet de cerner des cellules économiques qui ne concordent pas avec les cadres administratifs ou religieux, mais où on peut suivre l’histoire du peuplement. » Il réaffirme cette voie en 2002, en donnant plus de précision sur le sens qu’il donne à l’archéogéographie : « La difficulté d'accès aux problèmes d'occupation de l'espace vient largement du caractère inapproprié des sources qui pourraient nous abreuver. Le rassemblement des écrits comportant des données de parcellaire, de surfaces, de taille, ou de limite, est loin d'être entamé […]. Les microtoponymes ? Encore faudrait-il qu'on les trouve bien fixés et anciens. L'iconographie ? Quelques gestes, quelques paysages ; mais ce sont des topoï sans réelle valeur. C'est donc l'archéologie qui sera la voie la plus sûre ; l'archéogéographie tout d'abord, c'est-à-dire la recherche, au travers des cartes, des photographies aériennes, des linéaments actuels ou anciens du paysage : des itinéraires, des parcellaires fossilisés, des habitats disparus pourront ainsi renaître. Et la fouille dégagera des remblais de bout de champ, des sillons couverts d'herbe, sans compter ces techniques d'étude du paysage végétal ancien que sont la palynologie, dendrologie, carpologie, et j'en passe. Il ne faut donc en rien désespérer de cette recherche, mais on voit bien que son caractère pluridisciplinaire, extensif, coûteux ne peut que bien difficilement être l'œuvre d'un chercheur isolé. »[10]
En 1990, une thèse soutenue à Madrid porte le titre « L’archéogéographie, Une méthode pour l’étude de l’espace préhistorique »[11]. Elle part de l’intérêt de l’auteur pour la géographie humaine. Constatant la diversité des études archéologiques en raison des fluctuations de la géographie elle-même, il se propose de mettre au point une méthode spécifique. Il choisit d’appeler « méthode archéogéographique » l’étude de l’espace archéologique. Son but, cependant, n’est pas de réviser tous les champs thématiques de l’archéologie spatiale mais de formuler une proposition neuve, l’archéogéographie. Il ne voit pas de différences de méthode entre l’archéogéographie et l’archéologie spatiale, mais une différence d’utilisation de la méthode. Le champ d’application est l’analyse de l’appropriation des ressources par une communauté préhistorique.
Les publications issues d’un programme de recherches de l’IRD portant sur Sumatra emploient le terme à partir de 2003[12]. L’archéogéographie y est définie comme l’articulation entre les reconstitutions scientifiques que les archéologues peuvent faire du passé et les perceptions qu’en ont les populations actuelles. Cette méthode conduit à des résultats intéressants pour comprendre la territorialité actuelle des populations, en raison de son ancrage dans le temps. L’archéogéographie est ici comprise comme l’application au passé des principes de la géographie culturelle. C’est une conception qui se situe à la rencontre de l’archéologie et de la géographie, mais aussi de l’anthropologie. Elle est résolument tournée vers le présent, comme l’écrit Dominique Guillaud : « Par une démarche novatrice, l’archéogéographie, en mettant en regard approche scientifique et pratiques des populations, confère à l’archéologie une dimension actualiste qui la met directement en prise sur les questions de développement ».
Le mot composé anglais archaeogeography est employé en 1996 par James Q. Jacobs. Il est un des mots clés d’une thèse sur les Maya dans la région du Belize. Ensuite, il est utilisé par le projet ArchAtlas de l’Université de Sheffield, dans l’intitulé d’un atelier tenu en 2007. Il est également revendiqué par les participants du Projet Phoenix de l’Université de Nottingham, où il est une importation des chercheurs de l’UMR 7041 du CNRS qui y participent, Margareta Tengberg, Jérémie Schiettecatte, Jessica Giraud, Claire Delhon, Carl Phillips, Julien Charbonnier[13].
Le mot archéogéographie est choisi en 2003 par les chercheurs qui œuvrent dans le groupe de recherches du CNRS Tesora (2000-2007) pour nommer le champ scientifique qu’ils se proposent d’installer, sans connaissance des acceptions précédentes mais en lien avec un enseignement dispensé en archéologie environnementale à Paris I-Sorbonne-Paris X[14]. Cette conception de l’archéogéographie fait l’objet d’une publication en forme de manifeste dans la revue Études rurales en 2003[15]. Préférant ne pas employer les mots ou expressions de géohistoire, archéologie du paysage, archéologie de l’environnement, archéologie de l’espace, , etc., en raison des trop fortes implications théoriques qu’ils comportent, ces chercheurs optent pour le mot composé archéogéographie, en raison des deux socles disciplinaires qui sont à la base de leur construction, la géographie et l’archéologie, dont l’alliance, dans les années 1980 et 1990 a été le ferment d’un profond renouvellement des problématiques. Mais ils sont conscients que ce mot ne résume pas toutes les dimensions. Cette forme d’archéogéographie se conçoit à un double niveau. Elle est d’abord une archéologie du savoir géohistorique, nettement orientée vers le constat de la crise et de la recomposition des objets. De façon plus restreinte ensuite, elle est une discipline émergente qui porte son attention à la dynamique des planimétries.
C’est cette conception de l’archégéographie qui est développée dans la suite de cet article en raison de son degré de développement. En effet, elle a déjà donné lieu à la soutenance de 5 thèses[16], la publication de trois essais ou synthèses[17], de deux volumes de la revue Études rurales, de chroniques[18], de nombreux ouvrages et articles[19]. Le premier colloque d’archéogéographie s’est déroulé en septembre 2007 à Paris[20]. La discipline est enseignée en France et au Portugal. Elle est une dimension présente dans les programmes de recherche du Centre d’Études Archéologiques des Universités de Coimbra et de Porto (CEAUCP). Enfin un site internet consacré à l’archéogéographie a été ouvert en juillet 2007[21].
Constat de la crise des objets (archéologie du savoir géohistorique)
modifierDans le champ des disciplines situées à la rencontre de l’histoire, de la géographie, de l’archéologie, de l’anthropologie et de l’écologie, de très nombreux travaux installent l’idée que les objets issus de la géographie historique, de la géohistoire, de l’archéologie du paysage entrent en crise parce qu’ils sont trop marqués par les conditions de leur élaboration. Ces objets, ce sont les modèles de formes et de fonctions comme les typologies agraires, la notion de ville, la métrologie historique, le grand domaine, la cité antique, le territoire, la paroisse médiévale ; des paradigmes comme l’universalité de la centuriation romaine, la naissance du village au haut Moyen Âge, la régression géométrique et l’absence de planification au Moyen Âge ; des outils de caractérisation des phénomènes, comme la notion de culture en archéologie, celle de révolution en histoire du paysage, en agronomie, archéologie, celle de période académique, , etc.
L’ensemble de ces objets, concepts et paradigmes connaît des critiques serrées et radicales. Ce qui est en cause, ce sont les glissements de sens, décalages, amplifications et autres polémisations dont les objets ont été le lieu à plusieurs étapes de la Modernité. On en fait le constat de toutes parts, bien au-delà du cercle des archéogéographes proprement dit, qu’il s’agisse de l’origine des idées sur le grand domaine antique[22], du réexamen du sens réel de la jachère[23], de l’usage polémique du paysage dans la construction des États-Nations[24], de l’origine des idées de centralité en économie[25], de la conception exceptionnaliste de l’histoire[26].
L’archéogéographie se situe dans ce vaste mouvement de réexamen, mais en proposant, dans le domaine de la dynamique des espaces, la généralisation du constat de crise et l’étude de ses conséquences[27]. Les travaux des archéogéographes montrent que l’élaboration des objets connaît trois biais épistémologiques majeurs : l’effet du nationalisme des XIXe-XXe s. sur la conception des objets antiques, médiévaux et modernes (nationalisme méthodologique) ; l’effet de la coupure entre nature et culture (naturalisme méthodologique) ; enfin, l’effet des périodisations des historiens sur la compréhension des diverses dynamiques (historicisme méthodologique).
Les véhicules de cette crise sont de deux sortes. D’une part la rénovation de l’histoire des formes entreprise depuis plus de vingt-cinq ans à partir d’objets surdéterminés comme la centuriation romaine[28], l’openfield médiéval[29], le bocage[30], le réseau routier romain[31], , etc., a conduit les chercheurs à commencer à suggérer ce que devait être une géographie des formes anciennes. D’autre part l’explosion de l’information issue de l’archéologie préventive a placé les archéologues devant la nécessité de penser l’espace et de se donner des outils, empruntés à la géographie spatiale ou spatialiste[32]. Ces deux voies héritaient aussi de traditions régionales : tradition méditerranéenne de topographie historique et d’étude des formes ; tradition anglo-saxonne de modélisation et d’étude des réseaux.
L’archéogéographie commence donc par une archéologie du savoir, au sens que Michel Foucault donnait à cette expression. Elle participe à la rénovation des objets du passé historique, à côté d’autres disciplines comme l’archéologie spatiale ou archéologie des réseaux[33], la chrono-chorématique urbaine[34], la géo-anthropologie culturelle ou sociale[35], l’écologie du paysage[36] et les sciences du paléo-environnement[37].
L’étude des effets de la transmission et de la transformation des objets
modifierUne phrase peut résumer le propos de l’archéogéographie : avant d’atteindre éventuellement l’objet ancien restitué dans sa forme et ses fonctions historiques, il faut désormais passer un temps grandissant à étudier les conditions de sa transmission jusqu’à nous. Autrement dit on étudie moins ce que les choses ont été, parce que cet objectif paraît de plus en plus délicat à atteindre, que ce que les choses sont devenues. Sur ce terrain, les réflexions des archéogéographes rejoignent celles que certains archéologues commencent à produire, lorsqu’ils observent que l’archéologie devrait plus porter sur la mémoire que sur l’histoire[38].
L’archéogéographie explique, par exemple, que la forme quasi parfaite d’une centuriation « romaine » visible sur une carte italienne d’Émilie-Romagne, de Vénétie ou de Campanie n’est pas, comme on le disait encore il y a peu, l’effet d’une remarquable conservation, mais l’effet d’une construction de l’objet dans la durée[39]. Exploitant ce paradoxe, les archéogéographes disent que la centuriation est autant un objet médiéval, moderne et contemporain qu’un objet antique.
Les travaux des archéogéographes ont donc largement porté sur la transmission et la transformation des objets planimétriques dans la durée. Des thèses ont élaboré une réflexion sur la temporalité de la transmission, sur l’auto-organisation des formes dans la durée. Le principe de cette transmission est aujourd’hui acquis, mais la poursuite des travaux devrait en diversifier les modalités.
Les planifications agraires historiques
modifierD’importants travaux ont été conduits sur les planifications historiques, afin de réexaminer le déséquilibre de la connaissance selon lequel la planification agraire était générale à l’époque romaine et quasi inexistante pour les autres périodes dans les pays du cœur de l’Europe. Les travaux ont conduit à trois évolutions majeures des connaissances, parfaitement synchrones les unes des autres.
Une évolution a été de recomposer la centuriation romaine en en faisant moins l’outil de définition du territoire de la cité antique, comme c’était le cas dans des thèses classiques aujourd’hui dépassées sur ce point, que l’outil privilégié d’une politique d’assignation. Un phénomène particulier comme l’assignation sur un territoire autre que celui de la cité d’inscription des colons a été mis au jour. De même on a mieux compris la question des superpositions ou imbrications de trames quadrillées[40].
Une autre a été d’engager une critique des travaux morphologiques sur la centuriation romaine. Dans les années 1970-1980, les travaux du groupe de Besançon ont été, sur ce point, décisifs pour rappeler les paramètres d’une centuriation[41].
Une autre encore a été de qualifier d’autres formes de planification, préromaines ou médiévales et modernes, planifications qui avaient quelquefois été interprétées comme étant des centuriations, tant le modèle romain constitue un fétiche. C’est ainsi que de nombreuses planifications agraires médiévales ont été définies, que leur modèle est en cours d’élaboration à partir d’enquêtes régionales[42]. Un cadre général d’interprétation a été suggéré[43]. Cette recherche bute cependant sur diverses critiques qui lui sont régulièrement adressées. On continue quelquefois à rejeter l’idée que la planification puisse avoir existé dans les vieilles monarchies de l’Europe médiévale, préférant les limiter aux terrains de la Reconquête ibérique et de l’(en) Colonisation germanique de l'Europe orientale. Pour les archéogéographes, cette réserve signifie que le travail d’archéologie du savoir n’est pas encore engagé ou suffisant.
Une refonte du rapport entre le passé et le présent
modifierLa conception nationale, identitaire, naturaliste et historiciste des objets géohistoriques, parce qu’elle attribuait les objets à des périodes bien précises, ne pouvait aboutir qu’à une conception patrimoniale stricte. Les objets révolus étaient comme enfermés dans leur passé. Le passé se trouvait ainsi détaché, incapable d’apporter la moindre connaissance pour l’aménagement.
L’archéogéographie, parce qu’elle préfère montrer que la transmission se produit précisément lorsqu’il y a eu transformation, restitue au passé sa place dans la dynamique et constitue ainsi une des sources de la connaissance pour l’aménagement. Mais en installant les termes d’une histoire des changements autant que des permanences et non pas un cadre géographique quasi immobile comme dans la formalisation géohistorique de Fernand Braudel ou Charles Higounet[44], les archéogéographes évitent le risque du présentisme[45] et justifient les changements sociaux.
Des travaux expérimentaux[46] ont montré combien une analyse de la dynamique des formes pouvait apporter d’informations à des questions actuelles apparemment sans lien avec le passé patrimonial, mais en réalité profondément marquées par les héritages : plans de prévention des inondations, aménagement fonciers, urbanisme, , etc.
La difficile rénovation de l’histoire du paysage
modifierLa situation qui vient d’être décrite explique une des difficultés majeures du moment, à savoir la difficulté d’écrire une histoire du paysage. On aura remarqué que le genre est délaissé depuis les grandes synthèses des années 1970[47]. Diverses raisons se conjuguent pour l’expliquer. La plus importante est le fait que l’écriture de ce genre d’histoire supposait l’emploi de termes à niveau constant, à commencer par les plus importants. Le terme et la notion de paysage, on le sait, sont une invention de la Renaissance. Or pour parler de paysage à l’époque romaine ou médiévale, quand on sait que ces sociétés ignoraient et le mot et la notion, il faut en préalable accepter de nommer paysage, non pas la représentation moderne (le paysage conçu comme la représentation esthétique d’une portion d’espace), mais la seule matérialité qui en fournit le support (le paysage des géographes ou des écologues), ou bien encore de transférer aux périodes prémodernes la conception moderne et duale du paysage (matérialités et représentations). Cet exemple montre — c’est un problème classique très bien traité par l’épistémologie de l’histoire[48] — qu’il y a nécessité à penser les termes d’une histoire qui ne s’écrirait pas à niveau constant.
Or cette évolution supposerait qu’on soit capable d’écrire sur l’espace-temps antique avec les mots et les outils intellectuels de cette époque, quand on les connaît, et qu’on fasse de même pour d’autres lieux et pour d’autres temps, c’est-à-dire qu’on change le sens des mots, des notions, et donc les paradigmes en cours d’exposé de l’histoire. Il y a là une aporie qui explique les difficultés actuelles et qui dessine une des limites du projet archéogéographique.
Pour les dépasser et contribuer à une nouvelle synthèse, les archéogéographes participent à cette réflexion en complétant la gamme des spatiotemporalités, en inventant des scénarios (rétrospectifs), en réhybridant les faits de nature et les faits de sociétés, en réfléchissant au caractère particulier de tous les documents.
Critiques des historiens et des archéologues
modifierLa recension des critiques offre beaucoup d’intérêt car elle dessine les lignes de tensions et de fractures où il peut être intéressant de situer la recherche. Plusieurs critiques, émanant d’historiens et d’archéologues, ont été formulées.
Une critique porte sur le recours à la théorisation et la construction d’objets nouveaux. Pour certains chercheurs, il n’est pas nécessaire de définir des concepts nouveaux puisque la géographie humaine l’a fait et que le paysage est une notion claire[49]. L’apparition de mots nouveaux ne réussirait pas, pour autant, à installer des objets nouveaux (Aline Durand[50]). Ces chercheurs pensent que le concept de paysage, qui est clair, doit garder ses racines rurales, qu’il existe donc un fonds invariable et que ce n’est pas parce qu’on change de focale ou d’échelle qu’on a changé d’objet. Aline Durand écrit : « La perception des objets reflète celle des lunettes que l’on chausse pour les regarder : ce n’est pas parce qu’on change la monture ou la correction que l’on change intrinsèquement d’objet ; simplement, une des facettes, demeurée dans l’ombre, apparaît en pleine lumière ». Ces chercheurs pensent que l’archéogéographie, parmi d’autres tendances qui font de même en déplaçant inutilement les frontières et les mots, pratique un « nominalisme des objets » (l’expression est d’Aline Durand). Ils appellent à une harmonisation, mais sans creuser jusqu’au substrat, c’est-à-dire sans remettre en cause la dette qu’on doit avoir envers les visionnaires que sont André Déléage, Raymond Chevallier, Roger Agache, Georges Bertrand, Charles Higounet, Robert Fossier.
Une autre critique porte sur l’emploi du concept d’auto-organisation pour rendre compte de certaines dynamiques des paysages et des planimétries. Benoît Cursente et Mireille Mousnier écrivent[51] : « Il est vrai que l’air du temps pousse à privilégier aujourd’hui l’auto-organisation comme processus d’évolution dominant les formes paysagères. [...] On se trouve donc en présence de deux approches et de deux visions : d’un côté un espace auto-organisé indépendamment de la volonté et de la conscience des habitants ; de l’autre côté un espace organisé par les différents pouvoirs conjointement avec l’ensemble des acteurs sociaux. Il est clair que notre ouvrage se situe dans cette seconde mouvance, tout en veillant à laisser grandes ouvertes les voies du dialogue scientifique. » Les archéogéographes répondent que ce n’est pas la bonne façon de poser le problème puisqu’une planification agraire historique, dès lors qu’elle est implantée sur le terrain, connaît obligatoirement une évolution de type auto-organisée sans laquelle elle ne serait pas perceptible de nos jours[52].
Enfin, tout en reconnaissant les avancées auxquelles il contribue d’ailleurs lui-même, Jean-Loup Abbé a posé la question de la possibilité de lecture d’une forme à travers l’héritage que les documents actuels en donnent, ce qui est une démarche de nature archéogéographique, et il a mis en doute la possibilité de lire la métrologie médiévale à partir de mesures du plan cadastral napoléonien[53].
Notes et références
modifier- http://www.cnrs.fr/shs/
- GDR 2137 du CNRS nommé Tesora (Traitement puis Traité de l’Espace des Sociétés Rurales Anciennes).
- univ-paris1.fr
- woc.uc.pt
- « ÉNSA Versailles », sur archi.fr (consulté le ).
- versailles.archi.fr
- [PDF] Rapport de recherche de l’Académie des sciences de Lituanie
- Ludwig Zöller, « Archäogeographie – neues Etikett oder neue Konzeptionen ? », dans 44e congrès de la Hugo Obermaier-Gesellschaft für Erforschung des Eiszeitalters und der Steinzeit e.V 2 - 6. avril 2002, Innsbrück ; Ludwig Zöller, « Geoarchäologie - Paläogeographie - Archäogeographie », In: H. Koschik (Hrsg.), Bodendenkmalpflege und Industriekultur. Materialien zur Bodendenkmalpflege im Rhein-land, Heft 13 : 34-40 (Landschaftsverband Rheinland, Rhein. Amt f. Bodendenkmalpflege), Cologne 2002.
- Robert Fossier, Enfance de l’Europe. Aspects économiques et sociaux, 1/ L’homme et son espace, coll. Nouvelle Clio, Paris 1982 (p. 195 de la réédition de 1989).
- Robert Fossier (éd), L'espace rural au Moyen Âge : Portugal, Espagne, France (XIIe – XIVe siècle), dans Mélanges en l'honneur de Robert Durand, PUR, 2002, p. 21.
- Javier I. de Carlos Izquierdo, La Arquegeografia, Un procedimiento para el estudio del espacio prehistórico, Universidad Complutense de Madrid, 1990, 414 p.
- Dominique Guillaud, H. Forestier, « Pour une archéogéographie. La reconstitution des anciennes occupations et leurs enjeux actuels dans le nord de la Nouvelle-Calédonie ». In Iles rêvées, territoires et identités en crise dans le Pacifique insulaire, D. Guillaud, Ch. Huetz de Lemps, O. Sevin (eds.). Paris, PUPS, 2003, p. 267-290 ; Dominique Guillaud, H. Forestier, A. Romsan, B. Prasetyo, « Daerah Pegunungan : Sebuah Pendekatan Arkeogeografis Mengetengahkan Zaman Protosejarah ». In D. Guillaud (ed.), Menyelusuri Sungai, Merunut Waktu. Penelitian Arkeologi di Sumatera Selatan. Jakarta, Puslitbang Arkenas – IRD – EFEO, 2006, p. 35-47 ; Dominique Guillaud, L’archéogéographie : pour une reconnaissance du passé dans l’espace, dans EchoGéo, no 4, mars-mai 2008.
- James Q. Jacobs, The Archaeogeodesy Pages. Bretton Michael Somers, Hidden Landscapes of the Ancient Maya: Transect Excavations at Arvin's Landing Southern Belize, thèse de l’Université d’État de Louisiane, 2004. ArchAtlas : Mapping Human History from Space: Tells, Routes and Archaeogeography in the Near East, voir le site : http://www.archatlas.dept.shef.ac.uk/workshop/works07_intro.php. The Phoenix project - Origine et évolution d'un agrosystème – la culture en oasis au Moyen-Orient et en Égypte de l'Âge du Bronze à l'époque islamique. (Origin and evolution of an agricultural system – oasis cultivation in the Middle East and in Egypt from the Bronze Age to the Islamic period)
- Au début des années 1990, de façon indépendante, Marie-Christine Marinval, paléonaturaliste, chargée d’organiser les options du DEA Archéologies environnementales que dirigeait Sander van der Leeuw, utilise le terme archéogéographie pour faire le pendant avec trois autres options : archéozoologie, archéobotanique et géoarchéologie (qu’on aurait pu nommer archéogéologie). Elle précise ainsi sa pensée : « L’expression archéologie du paysage ne me convenait pas par rapport à l’ensemble des noms des trois autres options d’une part et, d’autre part, me semblait un peu restrictive (je voulais trouver un terme qui fasse rentrer davantage les problématiques que recouvre la géographie, et j’avais d’ailleurs acheté et lu à l’époque les livres qui redéfinissaient la géographie). Il me semblait que cette option devait arriver à faire « de la géographie portant sur des périodes anciennes en liaison étroite avec les sociétés. J’avais donc d’un côté les termes employés par les communautés naturalistes notamment travaillant sur l’actuel : botanique, zoologie, géologie avec leur pendant archéobotanique, archéozoologie et géoarchéologie et, de l’autre, quelque chose qui n’était pas encore nommée. » (dans Gérard Chouquer, Quels scénarios, ouvrage cité à la note 11, p. 168-169). Lors de son arrivée dans cette équipe en 2001, il a été convenu que le travail de Gérard Chouquer serait de donner un corps de doctrine à cette archéogéographie qui manquait à la fois d’identité et de contenu et que certains confondaient avec la géoarchéologie.
- « Objets en crise, objets recomposés », dans Études Rurales, juillet-décembre 2003, no 167-168, 341 p. ; voir aussi « Nouveaux chapitres d’histoire du paysage », dans Études Rurales, juillet-décembre 2005, no 175-176, p. 9-128.
- Cécile Jung, Morphogenèse, fonctions et évolution de la centuriation B d’Orange et essai de restitution diachronique des paléopaysages du Tricastin (Drôme), thèse de l’Université de Tours, 1999, 2 vol. ; Claire Marchand, Recherches sur les réseaux de formes. Processus dynamiques des paysages du Sénonais occidental, thèse de l'Université de Tours, 2000, 2 vol. ; Cédric Lavigne, Les planifications agraires de la Gascogne et de ses marges orientales, thèse de l’Université de Bordeaux, 2001, 1 vol. ; Sandrine Robert, L'analyse morphologique des paysages entre archéologie, urbanisme et aménagement du territoire. Exemples d'études de formes urbaines et rurales dans le Val d'Oise, thèse de l'Université de Paris I, 2003, 3 vol. ; Magali Watteaux, La dynamique de la planimétrie parcellaire et des réseaux routiers en Vendée méridionale. Études historiographiques et recherches archéogéographiques, thèse de l'Université de Paris I, 2009, 3 vol.
- Gérard Chouquer, L'étude des paysages, Essais sur leurs formes et leur histoire, Ed. Errance, Paris 2000 ; Cédric Lavigne, Essai sur la planification agraire au Moyen Âge, Les paysages neufs de la Gascogne médiévale (XIIIe – XIVe siècles), Ausonius-Publications, scripta varia 5, diffusion De Boccard, Bordeaux 2002, 302 p. ; Gérard Chouquer, Quels scénarios pour l’histoire du paysage ? Orientations de recherche pour l’archéogéographie, préface de B. Latour, Coimbra/Porto, Éd. Centre d’études archéologiques des Universités de Coimbra et Porto, 2007.
- Gérard Chouquer, Une année d’exception pour l’archéogéographie, chronique, Études rurales no 173-174, janvier-juin 2005, disponible en ligne
- Joëlle Burnouf, La nature des médiévistes, dans « Objets en crise, objets recomposés », Études Rurales, juillet-décembre 2003, no 167-168, p. 215-226 ; Gérard Chouquer (éd.), Les formes du paysage, 3 tomes, éditions Errance, Paris 1996-1997 ; Ricardo Gonzalez Villaescusa, Las formas de los paisajes mediterraneos, (Ensayos sobre las formas, funciones y epistemologia parcelarias : estudios comparativos en medios mediterraneos entre la antigüedad y epoca moderna), Universidad de Jaen, 2002, 514 p. ; Magali Watteaux, « Le bocage dans la représentation scientifique et la schématisation des paysages ruraux français », in A. Antoine et D. Marguerie (dir.), Bocages et Sociétés, actes du colloque de Rennes (29-30 septembre et 1er octobre 2004), PUR, Rennes, 2007 : 121-132. Etc. : Cf. la bibliographie du site internet de l'archéogéographie
- Actes disponibles sur le site du Forum Medieval Europe.
- http://www.archeogeographie.org. Ce site propose notamment des modules de formation.
- Pierre Ouzoulias, L’économie agraire de la Gaule : aperçus historiographiques et perspectives archéologiques, thèse de l’Université de Franche-Comté, 2 vol. décembre 2005.
- Pierre Morlon et François Sigaut, La troublante histoire de la jachère, Pratiques des cultivateurs, concepts de lettrés et enjeux sociaux, ed. Quae et Educagri, Paris 2008.
- François Walter, Les figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-XXe siècle), ed. EHESS, Paris 2004, 528 p.
- Guillaume Garnier, État, économie, territoire en Allemagne. L’espace dans le caméralisme et l’économie politique, 1740-1820, Éd. de l’EHESS, Paris 2005, 436 p.
- Gérard Chouquer et Nacira Guénif-Souilamas (coord.), Une exception si française, dans Cosmopolitiques, ed. Apogée, Paris 2006, 208 p.
- Gérard Chouquer, La crise des récits géohistoriques, ed. Errance, 2008, 208 p.
- Gérard Chouquer, « Les transformations récentes de la centuriation. Une autre lecture des textes et des vestiges de l’arpentage romain », dans Annales 2008.
- Cédric Lavigne, « De nouveaux objets d’histoire agraire pour en finir avec le bocage et l’openfield », dans Études Rurales, juillet-décembre 2003, no 167-168, p. 133-186.
- Magali Watteaux, « Le Bocage : un paysage agraire surdéterminé pour les archéologues et les médiévistes », dans Annie Antoine et Dominique Marguerie (dir), Bocages et sociétés, Presses Universitaires de Rennes 2007, p. 121-132 ; Magali Watteaux, Sous le bocage, le parcellaire, dans Études Rurales juillet-décembre 2005, 175-176, p. 53-79.
- Éric Vion, L'analyse archéologique des réseaux routiers : une rupture méthodologique, des réponses nouvelles, dans Paysages Découverts, I, 1989, 67-99.
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- Cédric Lavigne, « L’archéogéographie, une expertise au service des politiques publiques d’aménagement, l’exemple de la commune de Bègles (Gironde) », Les nouvelles de l'archéologie, Maison des sciences de l'homme, vol. 125, , p. 47-54 (ISBN 978-2-7351-1570-9, lire en ligne, consulté le ).