Avortements forcés à La Réunion
L'affaire des avortements forcés à La Réunion désigne les nombreuses femmes réunionnaises qui ont subi dans les années 1960 et 1970 des avortements et stérilisations, à leur insu, à la clinique orthopédique de Saint-Benoît, sur l'île de La Réunion, en France d'Outre-mer. Non seulement ces opérations étaient menées sans le consentement des femmes enceintes, mais, en outre, l'avortement étant encore interdit en France à cette époque, ces actes chirurgicaux étaient criminels.
Révélation des faits
modifierDes quotidiens locaux ont publié des articles sur l'important nombre d'avortements dans la clinique de Saint-Benoît dès le début de l'année 1969, et la presse nationale s'emparera du sujet en août 1970[1],[2],[3],[4],[5].
L’affaire est notamment révélée par le docteur Roger Serveaux en 1970[6]. Ce médecin généraliste, président de la Croix-Rouge française locale, est appelé en urgence au chevet d'une jeune femme de dix-sept ans habitant le village de Trois-Bassins la nuit du 5 au 6 mars 1970[6],[7],[2],[3]. La patiente présente une grave hémorragie après un avortement suivi d’un curetage[7] mal fait[6]. Le docteur Serveaux prévient la gendarmerie et porte plainte contre X[8],[2],[3]. Le responsable de l'opération, le docteur Pillard, fait l'objet d'une commission rogatoire, ses patientes sont interrogées[6]. L'enquête touche ensuite d'autres médecins[6].
La même année, de nombreux articles paraissent dans la presse locale et nationale, notamment « L'Île du docteur Moreau » dans L'Obs[2],[8]. Grâce aux journalistes, on découvre que depuis 1966 des milliers d'avortements et de stérilisations sont pratiqués chaque année dans la clinique orthopédique du docteur David Moreau[9],[8], qui est également un notable de l'île[3]. Ainsi, en un an, celle-ci a réalisé plusieurs milliers d'avortements, ce qui correspond à plus d'un sur quatre sur l'île[8],[3]. Certaines de ces opérations ont aussi été effectuées alors que les femmes étaient enceintes de six à huit mois[3],[8]. Après l'avortement, certaines femmes ont en outre été stérilisées dont nombre sans qu'elles en soient averties et donc sans leur consentement[8],[7],[1],[10]. Les victimes de ce système sont souvent des femmes pauvres originaires de La Réunion[3],[4].
L'affaire des avortements forcés et stérilisations se double d'une affaire d'escroqueries et de fraude massive à la Sécurité sociale[8],[11],[2],[3]. À l'époque des faits, l'avortement est un crime en France[2]. Les médecins, ne pouvant pas déclarer des avortements ou des stérilisations, les faisaient passer pour des opérations chirurgicales autorisées (ablation de l'appendice par exemple) pour pouvoir se faire rembourser[2]. D'autres médecins, commissionnés, envoyaient des patientes vers la clinique[3].
Des milliers de femmes sont victimes de ces opérations non consenties qui ont lieu depuis le début des années 1960[3],[1],[2] ; pour la seule année 1969, le quotidien réunionnais Témoignages indique que la clinique de Saint-Benoît a effectué un peu plus d'un millier d'interventions en gynécologie, dont 844 avortements, certains souhaités tandis que d'autres non[1],[3]. Seules 36 victimes portent plainte, les « trente courageuses »[3],[1]. Selon l'article de L'Obs en 1970, « L'Île du docteur Moreau », nombre de plaintes ont concerné les stérilisations[8]. À partir de 1971, un procès a lieu[1],[2]. Le nombre total d'avortements et stérilisations n'est pas connu[3],[10].
Procès
modifierAprès plusieurs mois d'enquête et d'instruction, le procès a lieu en février 1971 contre les médecins Ladjadj, Levy, Valentini, Leproux et Lehmann et l'infirmier Covindin[3]. Trente femmes ont porté plaintes et viennent témoigner[2]. Trois médecins et un infirmier sont poursuivis pour « manœuvres abortives ». « Le 3 février 1971, lors du procès en première instance, cinq soignants sont condamnés à des peines allant jusqu'à deux ans de prison ferme. Tous font appel »[3]. Le procès en appel commence le « 23 février 1971, dans le tribunal correctionnel de Saint-Denis »[3] : cinq soignants sont poursuivis pour les avortements illégaux, ainsi que le Dr Moreau en tant que propriétaire de la clinique[3]. La presse métropolitaine assiste aussi au procès[3]. Le verdict, prononcé le 5 mars 1971, condamne Ladjadj et Covindin à des peines de prison maximales de trois ans, une forte amende et une interdiction temporaire d'exercice[3],[2]. Les autres médecins sont relaxés au bénéfice du doute[3]. Le directeur de la clinique, le docteur David Moreau[1],[3], est considéré comme civilement responsable mais aucune peine n'est prononcée contre lui[3],[1]. Les victimes ne reçoivent aucune réparation[2],[1], celles qui ont porté plainte sont même déboutées et doivent leurs frais de justice[3] ; deux époux de plaignantes reçoivent une compensation pour la perte des fœtus portés par leurs épouses[3].
Dans une lettre au journal Le Monde, l'un des accusés affirme pour sa défense que « La sécurité sociale, le président du conseil général[Note 1] m’ont donné le feu vert pour les stérilisations »[11]. Les médecins poursuivis ont commis ces actes « parce qu'ils se sont crus encouragés à le faire - c'est d'ailleurs ce qu'ils répètent à leur procès »[2],[3].
Les faits de stérilisations forcées n'ont pas été jugés, le tribunal se considérant incompétent sur cet aspect de l'affaire[réf. souhaitée]. Concernant les fraudes et la somme détournée par la clinique de Saint-Benoît, la Sécurité sociale n'a pas porté plainte[9],[2],[3].
Contexte historique et politique
modifierContexte en Outre-mer
modifierDans la première moitié du XXe siècle, La Réunion a un faible taux de natalité, un fort taux de mortalité et l'on considère qu'elle connaît plutôt des situations de sous-population[2].
Dans les années 1960, La Réunion compte 400 000 habitants[3] ; il y a aussi beaucoup de pauvreté[12] et d'analphabétisme, et l'île est vue comme surpeuplée[13],[2],[10], avec une population qui augmente rapidement[1],[12]. L'Occident de l'époque considère avec intérêt le malthusianisme, notamment pour les pays considérés comme sous-développés et certaines populations[2]. L’État français organise avec Michel Debré[12],[3], député réunionnais depuis 1963, le déplacement d'enfants réunionnais vers la Creuse et d'autres départements de la métropole française, de 1963 à 1982[13],[12],[14],[15],[2],[16],[17]. Par ailleurs, les discours concernant la natalité, la contraception et l'avortement sont très différents entre la métropole où ils soutiennent une forte natalité et La Réunion où ils incitent à une faible natalité[2],[3],[10].
Selon la politologue Françoise Vergès, à cette époque, « en Outre-mer, des campagnes massives pour le contrôle des naissances et la contraception sont organisées par les pouvoirs publics »[2]. Le député Michel Debré met en place une politique de limitation des naissances[1]. Des tracts et des affiches annoncent « Un enfant ça va, deux ça va encore, trois : assez ça suffit ! », « Maman 2 ça suffit », et une autre affiche présente des têtes d'enfants confinés dans une boîte de sardines Robert, connues à la Réunion[1],[18],[3]. Les médecins envoyés depuis la métropole se sont donc sentis légitimés pour les avortements et stérilisations sans consentement[2]. La contraception, sans consentement, est administrée aux femmes à l'aide de produits vétérinaires[3].
Contextes législatifs
modifierEn France, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) sera autorisée et encadrée par la loi Veil du 17 janvier 1975. La publicité pour les contraceptifs sera autorisée seulement à partir de 1987[2].
Mémoire
modifierLe sujet des avortements et stérilisations forcées à La Réunion est resté longtemps tabou et une période d'oubli a recouvert l'affaire jusqu'en 2017 et 2018[2],[3],[16],[19].
Demande d'une commission d'enquête en 2018
modifierEn décembre 2018, une trentaine de députés demande à l'Assemblée nationale la création d'une commission d'enquête[20],[1] « chargée d’examiner les cas de stérilisations ou d’avortements forcés à La Réunion dans les années 1960 et 1970, d’établir fidèlement l’ampleur des événements et l’étendue des responsabilités personnelles et institutionnelles et d’évaluer le plus précisément possible le nombre de victimes »[20]. Des éléments « troublants ou non éclaircis »[20] sont pointés du doigt par ces députés, dont : « la « disparition » du registre des patients de la clinique avant le début de l’instruction (empêchant l’identification de potentielles victimes) » ; « le nombre de praticiens et de responsables qui ne pouvaient pas ignorer ces pratiques » ; « la déclaration par la clinique de Saint-Benoît de 112 000 journées d’hospitalisation pour l'année 1969, correspondant à 307 lits alors que l'établissement n’avait autorisation que pour 80 lits » ; « la disparition, aux Archives de La Réunion, du dossier contenant les pièces relatives au procès en première instance »[20],[21]. La proposition de résolution ainsi émise n'a pas abouti à la création de la commission spéciale et a été renvoyée à la Commission des affaires sociales[20],[16].
Notes et références
modifierNotes
modifier- [ndlr : Marcel Cerneau de 1966 à 1967 puis Pierre Lagourgue de 1967 à 1982]
Références
modifier- Pauline Defoix, « Avortements forcés à La Réunion: les 30 courageuses au cœur d'un documentaire », sur Le Figaro, (consulté le )
- Sonya Faure et Catherine Calvet, « Françoise Vergès : "Les féministes blanches n'ont pas intégré dans leur histoire les avortements forcés de la Réunion" », Libération, (lire en ligne)
- Elise Lambert, « Récit. "On a tué l'enfant que je portais" : l'affaire oubliée des avortements et stérilisations forcés à La Réunion », sur francetvinfo.fr, .
- Sylvie Braibant, « Le ventre des femmes de La Réunion, une autre terre de colonisation pour la France », sur TV5 Monde, (consulté le )
- Michelle Zancarini-Fournel, « Françoise Vergès, Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme: Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèques des idées », 2017, 229 p. », Clio, no 50, , p. 292–295 (ISSN 1252-7017 et 1777-5299, DOI 10.4000/clio.17581, lire en ligne, consulté le )
- Commission temporaire d'information et de recherche historique, Étude de la transplantation de mineurs de La Réunion en France hexagonale : Rapport à Madame la ministre des Outre-mer, , 688 p. (lire en ligne [PDF])
- David Caviglioli, « Quand la France interdisait l'avortement... sauf aux femmes noires », sur Bibliobs, (consulté le )
- « L'île du docteur Moreau » [PDF], sur Nouvel Obs, .
- Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 décembre 2018, Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur les avortements et stérilisations forcés ayant eu lieu à La Réunion [lire en ligne].
- « La Réunion, stérilisations sans consentement, exils forcés - Ép. 3/4 - Politique et race en France, un mariage dangereux », sur France Culture, (consulté le )
- Lettre au journal Le Monde, extraits publiés dans le numéro du 2 février 1971 : Michel Legris, « Les remboursements de la Sécurité sociale font l'objet d'une enquête », Le Monde, (lire en ligne)
- Emmanuelle Germain, « Ces 1600 enfants réunionnais dont le sort intéresse les députés », sur Le Figaro, (consulté le )
- Claire Rodineau, « Les Réunionnais de la Creuse, en quête de leur enfance volée », sur Le Figaro, (consulté le )
- Assemblée nationale, « Texte adopté n° 300 - Résolution relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970 », sur www.assemblee-nationale.fr, (consulté le )
- Jérémie Pham-Lê, « Les enfants réunionnais de la Creuse vont-ils enfin pouvoir tourner la page? », sur LExpress.fr, (consulté le )
- Valérie Parlan, « Avortements et stérilisations forcés à La Réunion : le dossier bientôt rouvert ? », Ouest-France, (lire en ligne)
- « "Enfants de la Creuse" : une mémoire défaillante sur un crime impuni », sur France Culture, (consulté le )
- « Avortements et stérilisations forcés des années 1960 : "L'affaire oubliée" ravive les mémoires », sur clicanoo.re, .
- Julie Bossart, « Un documentaire inédit sur les avortements forcés à La Réunion », sur www.20minutes.fr, (consulté le )
- Assemblée Nationale, « Proposition de résolution nº 1517 tendant à la création d’une commission d’enquête sur les avortements et stérilisations forcés ayant eu lieu à La Réunion », sur Assemblée nationale (consulté le )
- Le Figaro.fr avec AFP, « La Réunion: commission d'enquête réclamée sur des avortements et stérilisations forcés », sur Le Figaro, (consulté le )
Voir aussi
modifierBibliographie
modifier- Françoise Vergès, Le ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Éditions Albin Michel, , 229 p. (ISBN 978-2-226-39525-2 et 2-226-39525-3, OCLC 974901785, lire en ligne)Sonya Faure et Catherine Calvet, « Françoise Vergès : «Les féministes blanches n’ont pas intégré dans leur histoire les avortements forcés de la Réunion» », sur Libération.fr, (consulté le )
- David Caviglioli, « Quand la France interdisait l'avortement... sauf aux femmes noires », L'Obs, (lire en ligne).
- Sophie Adriansen (ill. Anjale), Outre-mères : Le scandale des avortements forcés à La Réunion, Vuibert, , 208 p. (ISBN 978-2-311-15084-1, présentation en ligne)
Documentaires
modifier- Les 30 Courageuses de la Réunion, une affaire oubliée, Jarmila Buzkova, 70 min, Les films du cygne, avec la participation de France Télévisions, 2018 [voir en ligne]
- « La Réunion, stérilisations sans consentement, exils forcés - Ép. 3/4 - Politique et race en France, un mariage dangereux » [audio], sur France Culture, (consulté le )