Constructivisme social

courant de la sociologie contemporaine

Le constructivisme social (parfois nommé constructionnisme social ou socioconstructivisme) est un courant de la sociologie contemporaine popularisé par Peter L. Berger et Thomas Luckmann dans leur livre The Social Construction of Reality (1966) qui développent des arguments théorisés auparavant par Émile Durkheim s'appuyant eux-mêmes sur une tradition philosophique plus ancienne.

Cette approche, à l'instar de la conception constructiviste développée en épistémologie, envisage la réalité sociale et les phénomènes sociaux comme étant « construits », c'est-à-dire créés, institutionnalisés et, par la suite, transformés en traditions. Le constructivisme social se concentre sur la description des institutions, des actions en s'interrogeant sur la manière dont elles construisent la réalité.

L'expression « construction sociale »

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Depuis la parution du livre de Berger et Luckmann en 1966, l'expression « construction sociale » a fait florès en sciences sociales. Dans son ouvrage Entre science et réalité : La construction sociale de quoi ? (trad. 2001), le philosophe et historien des sciences Ian Hacking observe que cette expression est parfois utilisée dans un contexte où elle n'est pas pertinente. Par exemple, l'éditeur de Rom Harré a insisté pour que ce dernier change le titre de l'un de ses ouvrages intitulé d'abord The Social Production of Emotions en The Social Construction of the Emotions car ce dernier titre lui paraissait plus vendeur.

Le livre de Berger et Luckmann a profondément influencé les sciences sociales, en décrivant comment les frontières et les normes sociales, sont créées, transformées, institutionnalisées et transmises aux générations futures.

Construction de la réalité et de la connaissance

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Chez Berger et Luckmann, la réalité est comprise d'un point de vue subjectif plutôt qu'objectif, c'est-à-dire telle que nous pouvons la percevoir plutôt que séparée de nos perceptions (sur ce point, leur constructivisme social s'inspire de l'approche phénoménologique, en particulier celle d'Alfred Schutz qu'ils rapprochent du projet de la sociologie de la connaissance). Dans leur ouvrage-phare, les deux auteurs s'appuient explicitement sur les travaux du sociologue Émile Durkheim qui avait déjà clairement théorisé l'idée, sans cependant la nommer « construction sociale »[1].

En sociologie des sciences, des auteurs comme Karin Knorr Cetina ou Bruno Latour s'inscrivent également dans le courant du constructivisme social bien qu'ils s'en soient distanciés par la suite. Leurs travaux s'efforcent d'ouvrir en quelque sorte la « boîte noire » de la production scientifique, à montrer comment les faits scientifiques sont eux-mêmes les produits de la dynamique de dispositifs institutionnels particuliers, et non le reflet d'un quelconque « monde des Idées » d'où ils pourraient être tirés. Selon cette perspective, parfois qualifiée de relativiste, la vérité elle-même des connaissances scientifiques doit être rapportée à un contexte institutionnel et historique particulier, et n'a aucune valeur absolue.

Aux États-Unis, le constructivisme social a souvent été associé au postmodernisme et aux Cultural Studies.

Version faible du constructivisme social

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Le linguiste et psychologue cognitiviste Steven Pinker avance que certaines catégories comme l'argent, la citoyenneté ou le Président des États-Unis sont en fait des constructions sociales dont l'existence ne tient qu'à un accord tacite entre les personnes qui agissent comme si ces catégories existaient. Hacking et Pinker s'entendent pour dire que ces objets peuvent être décrits comme faisant partie de ce que John Searle appelle la « réalité sociale ». Ils sont « subjectifs d'un point de vue ontologique » (ontologically subjective) mais « objectifs d'un point de vue épistémologique » (epistemologically objective). Autrement dit, ils ont besoin de pratiques humaines pour continuer d’exister, mais ils produisent des effets universellement reconnus. Le désaccord porte sur la question de savoir si ces catégories doivent être nommées « construction sociale ». La réponse de Hacking est non. Il semble par ailleurs que les auteurs d'analyses fondées sur la « construction sociale » entendent parfois cette expression au sens de Pinker. Sinon, Pinker aurait mal compris l'intérêt de ce concept.

Version forte du constructivisme social

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« La science est un ensemble de conventions hautement élaboré produit par une culture particulière (la nôtre) dans des circonstances historiques particulières ; ainsi, ce n'est pas, comme le prétend l'opinion habituelle, un ensemble de connaissances et d'hypothèses vérifiables concernant le monde réel. C'est un discours, conçu par et pour une communauté interprétative spécialisée, en des termes créés par le mélange complexe de circonstances sociales, d'opinions politiques, d'incitations économiques et d'un climat idéologique qui constitue l'environnement humain du scientifique. La science orthodoxe n'est donc qu'une communauté discursive parmi les nombreuses autres qui existent aujourd'hui ou qui ont existé dans le passé. Par conséquent, ses prétentions à la vérité sont irréductiblement auto-référentielles, car elles peuvent être seulement soutenues en faisant appel aux normes qui définissent la communauté scientifique et la distinguent des autres organisations sociales[2]. »

Les scientifiques et les historiens ne cherchent généralement pas à réfuter l'idée que le monde entier est une construction sociale. Elle est rejetée comme étant une forme masquée de solipsisme. Quelques-uns, comme certains critiques de littérature[Qui ?], pensent néanmoins qu'il vaut la peine de la réfuter. Cependant, selon Hacking, il n'est pas sûr que quiconque ait jamais prétendu sérieusement que tout est une construction sociale. Dans l’introduction de The Social Construction of Reality, Berger et Luckmann préviennent qu’ils n’étudient pas la « réalité » entendue dans un sens philosophique, mais seulement ce que l'homme pris dans son quotidien considère comme réel.

Qu'est-ce qu'une analyse fondée sur la construction sociale ?

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Cette question est difficile car « construction sociale » peut signifier beaucoup de choses. Hacking, ayant étudié une grande variété d’ouvrages et d'articles intitulés « The social construction of… » ou « Constructing… », affirme que lorsque l'on dit que quelque chose (appelons-la X) est « socialement construite », cela résume au moins les deux affirmations suivantes :

(0) En l’état actuel des choses, X est considéré comme acquis, il apparaît comme inévitable.
(1) X n'avait pas besoin d'exister ou d'être comme il est. X, ou X tel qu'il est à présent, n'est pas déterminé par la nature des choses, il n'est pas inévitable.

Hacking ajoute que les deux affirmations suivantes sont également souvent, bien que pas toujours, sous-entendues par l’expression « construction sociale » :

(2) X est plutôt mauvais comme il est actuellement.
(3) Nous serions beaucoup mieux si nous nous débarrassions de X, ou tout au moins si nous le transformions radicalement.

Ainsi, la revendication selon laquelle le genre est socialement construit signifie probablement que le genre, tel qu'il est compris aujourd'hui, n'est pas un résultat inévitable de la biologie, mais dépend hautement de processus sociaux et historiques. De plus, selon la personne qui revendique, elle peut signifier que notre compréhension actuelle du genre est nuisible et devrait être modifiée ou éliminée, autant que faire se peut.

Selon Hacking, les revendications qui s'appuient sur le constructivisme social ne disent pas toujours clairement ce qui n'est pas inévitable ou ce dont nous devrions nous débarrasser. Si l'on considère la revendication imaginaire « les quarks sont socialement construits ». Dans un sens, cela signifie que les quarks eux-mêmes ne sont pas inévitables ou déterminés par la nature des choses. Dans un autre, cela signifie que notre idée (ou conceptualisation, ou compréhension) des quarks n'est pas inévitable ou déterminée par la nature des choses. Hacking préfère de beaucoup la seconde interprétation. De plus, il affirme que si la seconde interprétation est choisie, il n'y a pas forcément de conflit entre l'idée que les quarks sont socialement construits et celle qu'ils sont réels.

En passant du monde physique au monde des êtres humains, les analyses basées sur la construction sociale peuvent devenir plus complexes. Hacking examine brièvement l’étude de Hélène Moussa sur la construction sociale des réfugiées. D’après lui, l’argumentation de Moussa se décompose en plusieurs étapes dont certaines peuvent rester implicites :

  1. L'idée que se font les citoyens canadiens des réfugiées n’est pas inévitable, mais historiquement contingente (l’idée ou la catégorie « réfugiée » peut donc être considérée comme socialement construite).
  2. Les femmes qui viennent au Canada pour y chercher asile sont profondément affectées par la catégorie « réfugiée ». Parmi d’autres choses, si une femme n’est pas légalement reconnue comme une « réfugiée », elle peut être expulsée et forcée de reprendre une condition de vie très difficile dans son pays d’origine.
  3. Ces femmes peuvent modifier leur comportement, et peut-être même leur attitude envers elles-mêmes, dans le but de gagner le bénéfice d’être classées comme une « réfugiée ».

Hacking suggère que cette troisième étape de l'argumentation, l'interaction entre une catégorie socialement construite et les individus qui sont ou pourraient être inclus dans cette catégorie, est présente dans beaucoup d'analyses basées sur la construction sociale qui étudient des catégories d'individus.

Construction du genre

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Dans les études de genre, le constructionnisme est l'idée selon laquelle les différences constatées entre hommes et femmes sont pour une grande part construites par un conditionnement social[N 1], c'est-à-dire qu'il n'existe pas d'essence féminine ou masculine, mais seulement un sexe biologique n'influant pas, ou très peu, sur la personnalité.

Critiques

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Un certain nombre de critiques ont été formulées à l’encontre du constructivisme social avec en filigrane l'épistémologie constructiviste.

La plus fréquente est celle que cette théorie fait le lit du relativisme, car elle définit la vérité comme une « construction » sociale qui dépend donc de la société où elle apparaît. Ceci aboutit à des accusations de contradiction interne : en effet, si ce qui doit être considéré comme « vrai » est relatif à une société particulière, alors cette conception constructive doit elle-même n’être vraie que dans une société particulière. Elle pourrait bien être « fausse » dans une autre société. Si c’est le cas, le constructivisme serait faux dans cette société. En outre, cela signifie que le constructivisme social peut à la fois être vrai et faux. Les détracteurs du constructivisme rappellent alors que selon le principe de non-contradiction, on ne peut affirmer vraie et fausse la même chose. C'est là l'argument classique contre le relativisme que Platon expose déjà dans le Théétète, au sujet de l'affirmation de Protagoras : « l'homme est la mesure de toute chose ».

Une autre critique du constructivisme consiste à rappeler qu'il soutient que les concepts de deux formations sociales différentes sont entièrement différents et ne peuvent être comparés. Si c’est le cas, il est impossible de juger, en les comparant, des déclarations effectuées selon chacune de ces visions du monde. Ceci parce que les critères pour effectuer cette comparaison devront bien être issus d’une vision du monde concrète.

Les constructivistes prétendent souvent que le constructivisme libère parce qu'il (1) permet aux groupes opprimés de reconstruire « le monde » conformément à leurs intérêts propres plutôt qu’en fonction des intérêts des groupes dominants dans la société ou (2) oblige des personnes à respecter les conceptions du monde alternatives des groupes opprimés parce qu'il n'y a aucune manière de les considérer comme étant inférieures aux conceptions du monde dominantes. Mais comme le philosophe wittgensteinien Gavin Kitching[3] l’indique, les constructivistes adoptent habituellement implicitement une perspective déterministe de la langue qui contraint sévèrement les esprits et l'utilisation des mots par des membres des sociétés : ces esprits « ne sont pas simplement construits » par la langue, mais ils sont littéralement « déterminés » par celle-ci. Kitching relève la contradiction : on ne sait trop comment, mais l’adepte du constructivisme n'est pas sujet à cette contrainte déterministe. Alors que les autres personnes sont le jouet des concepts dominants de leur société, l'adepte du constructivisme peut identifier et dépasser ces concepts. Edouard Mariyani-Squire a fait une remarque semblable[4] : « Même si le constructivisme social devait être vrai, il n'y a rien de particulièrement libérateur à savoir que les entités sont des constructions sociales. Considérer que la Nature est une construction sociale n’apporte pas nécessairement d’avantage politique si, en tant qu’agent politique, on se voit systématiquement coincé, marginalisé et soumis par une construction sociale. En outre, quand on se penche sur une grande partie du discours constructiviste social (en particulier celui influencé par Michel Foucault), on observe un genre de bifurcation entre le théoricien et le non-théoricien. Le théoricien joue toujours le rôle du constructeur des discours, alors que le non-théoricien joue le rôle de sujet construit d'une façon totalement déterministe. Ceci n’est pas sans rappeler la remarque déjà faite au sujet du théisme solipsistique avec ici le théoricien, au moins au niveau conceptuel, qui "joue Dieu" avec son sujet (quel qu’il soit). Bref, alors qu’on pense souvent que le constructivisme social induit souplesse et non-déterminisme, il n’y a aucune raison logique de ne pas considérer les constructions sociales comme fatalistes ».

Pour le philosophe américain Paul Boghossian, qui réfute de concert dans son livre La peur du savoir (2006) relativisme et constructivisme, « les notions de réalité indépendante, de raison et d'objectivité ne sont pas sans difficultés, mais c'est une erreur de penser que la philosophie contemporaine aurait découvert des raisons convaincantes de les rejeter »[5].

Notes et références

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  1. « Tout au long de l'histoire, les activités les plus complexes ont été définies et redéfinies tantôt comme masculines, tantôt comme féminines, tantôt comme n'étant ni l'une ni l'autre ; tantôt en faisant appel également aux dons de chacun, tantôt en les différenciant. Lorsqu'une activité à laquelle les deux sexes auraient pu participer (il en est ainsi sans doute de toutes les activités complexes) est limitée à un seul, elle perd en profondeur et en nuances. Une fois qu'on a décidé qu'une activité est réservée à un sexe, la participation de l'autre devient difficile et compromettante », Margaret Mead, L'un et l'autre sexe, Folio essai, p. 428. L'auteure reste toutefois attachée à l'idée de qualités propres à chaque sexe, bien que d'influence mineure. Ce qui fait que si ses travaux ont inspiré les constructionnistes, elle était personnellement partagée entre les deux théories.[réf. nécessaire]

Références

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  1. Voir notamment Neil Gross, « Comment on Searle », Anthropological Theory, 6(1), 2006, p. 45-56.
  2. traduction de Gross et Levitt, Higher Superstition
  3. Kitching, G. 2008. The Trouble with Theory: The Educational Costs of Postmodernism. Penn State University Press.
  4. Mariyani-Squire, E. 1999. "Social Constructivism: A flawed Debate over Conceptual Foundations", Capitalism, Nature, Socialism, vol.10, no.4, p. 97-125
  5. Boghossian 2009, p. 163.

Voir aussi

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Bibliographie

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Articles connexes

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Principaux théoriciens :

Liens externes

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