Le comte Georges Frantsevitch von[1] Cancrin (en russe Его́р Фра́нцевич Ка́нкрин), né le à Hanau et mort le à Pavlovsk, est un militaire et homme politique russe. Ce polymathe est général d'infanterie, ministre des Finances du au et directeur général du corps des ingénieurs des mines de Russie, entre autres dignités. Il est le fils du minéralogiste allemand Franz von Cancrin (1738-1816), lui-même issu d'une famille de la vieille bourgeoisie hessoise[2].

Biographie modifier

Baptisé sous le nom de Daniel Ludwig Cancrin ; de 1790 à 1794, il étudia les sciences juridiques et politiques à Griezen et à Marbourg.

En 1796, il écrivit le roman fantastique Dagobert, largement inspiré des idéaux de la Révolution française[3].

Ses études terminées, il se mit au service de l'État d'Anhalt-Bernburg.

En 1797, Daniel von Cancrin accompagna son père, le minéralogiste Franz von Cancrin en Russie.

Après un passage dans l'administration de la banque d'Abraham Peretz, dont la haute intelligence économique exerça une forte influence sur le futur ministre des Finances, il se mit au service de l'Empire sous le nom de Georges[4] Frantsevitch Cancrin.

Le père et le fils travaillèrent ensemble aux salines de Staraïa Roussa, puis Georges Cancrin entra (1803) au ministère de l'Intérieur - où il s'occupa tout particulièrement de la production de sel - puis dans l'administration militaire.

Carrière militaire modifier

Créé conseiller en 1805, il est nommé en 1809 inspecteur des colonies étrangères de Saint-Pétersbourg ; il publie alors cette même année des Fragments sur l'art de la guerre selon la philosophie militaire[5], ouvrage inventoriant les atouts stratégiques de la Russie en cas d'invasion étrangère, entendez invasion française. Cet ouvrage prémonitoire, visiblement peu lu en France, prédisait le désastre de la Campagne de Russie et inspira fortement la tactique de la terre brûlée chère au général Barclay.

En 1811, Georges Cancrin fut admis au Conseil de l'Empire, et devint intendant général de l'armée de l'Ouest en 1812. Il fut nommé général-major en 1818 et écrivit un ouvrage sur l'alimentation des troupes. Georges Cancrin participa aux négociations concernant le montant des indemnités de guerre dues à la Russie après le conflit franco-russe (1812-1813) et parvint à obtenir de la France la somme de 30 millions de francs pour le Service des remontes, succès qui lui valut la promotion au rang de général (1813).

Son excellente gestion, puis ce succès, attirèrent l'attention d'Alexandre Ier de Russie qui le nomma en 1813 intendant-général de toutes les armées, et jamais,..., l'armée russe ne fut aussi bien nourrie et soignée que sous son administration[6]. Les succès de Georges Cancrin lui valurent de farouches ennemis au sein des conservateurs qui tentèrent de le compromettre en l'accusant de malversations financières durant les négociations de 1813, accusation dont il parvint à se justifier mais qui entacha longtemps sa réputation d'intégrité, à laquelle il tenait tant qu'il proposa alors sa démission (1820), démission qui fut non seulement refusée mais l'Empereur l'admit alors - en intérim - au Conseil de la guerre, lui renouvelant ainsi sa confiance.

Carrière politique modifier

Alexandre Ier lui confia le portefeuille de ministre des Finances en 1823, c'est-à-dire la succession du comte Gouriev, dont Cancrin avait largement critiqué la désastreuse politique dans son ouvrage Richesse mondiale, richesse nationale et économie politique, paru en 1821.

Ardent révolutionnaire dans sa jeunesse[7], Cancrin affichait depuis des opinions très conservatrices : il prit position contre la construction du chemin de fer[8] et l'abolition du servage.

Il refondit néanmoins le système financier de la Russie impériale et renfloua rapidement et durablement les finances de la Couronne : en 1840, il ordonna d'émettre le « billet de dépôt » pendant que circulaient le rouble argent et les assignats. Ce fut un véritable succès, les assignats furent peu à peu retirés de la circulation, et la monnaie de l'Empire russe se composa uniquement de pièces d'or et d'argent et d'un papier monnaie que l'on pouvait monnayer à égale valeur.

Le développement de l'industrie fut fulgurant, bien que Cancrin resta toujours persuadé de la viabilité du modèle économique traditionnel[9] : grâce à l'augmentation de la construction de nouvelles usines, la production décupla et la Russie connut une forte hausse de ses exportations.

L'opposition quasi viscérale de Cancrin à l'initiative privée l'entraîna à commettre des abus de pouvoir, rapidement corrigés par le souverain qui lui conserva toujours son estime : ainsi, la gazette impériale rapporte qu'une vive dispute l'opposa en à son compatriote Nesselrode, qui réclamait des subventions gouvernementales et des facilités vis-à-vis de l'entreprise privée, ce qu'avait supprimé Cancrin depuis deux ans pour des raisons d'équilibre budgétaire. Cancrin répliqua en rendant tout prêt, privé ou gouvernemental, illégal dans l'Empire. Nesselrode plaida alors sa cause auprès de l'Empereur qui publia en janvier de l'année suivante un décret établissant la Banque impériale chargée de soutenir le commerce et l'industrie en Russie.

Néanmoins, conscient des besoins croissants de l'Empire en cadres et techniciens, besoins que les membres de l'aristocratie russe répugnaient ou ne pouvaient pas satisfaire, il soutint en 1827 auprès de Nicolas II la refonte du statut des citadins et la création d'une bourgeoisie héréditaire d'État - les citoyens honoraires - distincte de la noblesse, nouvelle classe sociale qui fut effectivement instituée le  ; homme de parti[10] mais pas de religion, fidèle à son ancien mentor Abraham Péretz, il favorisa l'intégration des juifs de Russie dans ce nouveau statut.

Au cours de ses vingt et une années de mandat, il augmenta significativement le revenu public par une habile administration ; il fonda des écoles de commerce, de navigation, des eaux et forêts[11] et d'ingénieurs, méritant ainsi le surnom de Colbert russe.

Armes des comtes von Cancrin.

Le 22 septembre 1829, Georges Frantsevitch Cancrin fut élevé à la dignité de comte de l'Empire. Fait rarissime, l'Empereur intervint personnellement dans le dessin des armoiries afin que son propre chiffre y figure, signe de l'estime et de l'affection que Nicolas portait au grand serviteur de l'État, dont la devise était justement: labore.

En 1844, il fut remplacé pour raison de santé par Fiodor Vrontchenko, un de ses fidèles disciples ; l'Empereur n'accepta enfin sa démission que sur promesse de poursuivre sa participation active à l'administration de l'Empire comme sénateur.

Une fois libre de ses mouvements, le sénateur Cancrin partit en prendre les eaux en Allemagne, puis alla se reposer à Paris.

Revenu à Saint-Pétersbourg l'année suivante, il publia Économie de la société[12], sorte de testament politique où il donnait les grandes lignes de son action, ouvrage visiblement peu au fait des nouvelles théories économiques.

Il mourut d'épuisement le à Pavlosk, faubourg de la capitale, après une vie dévouée à servir sa patrie d'adoption.

Tout au long de sa longue carrière, le comte Cancrin reçut le soutien appuyé et amical des souverains, notamment de Nicolas Ier. Il est d'ailleurs rapporté que, comme le ministre lui présentait sa démission (1840)[13], l'Empereur la refusa en déclarant qu'ils étaient les deux seuls de l'Empire à qui ce privilège était interdit[14].

Georges Cancrin avait épousé en 1816 Catherine Zakharievna Mouravieff (1795-1849), parente[15] du général Barclay et de l'Empereur Alexandre Ier, qui lui donna quatre fils[16] et deux filles, dont Elizaveta Egorovna (1821-1883), devenue par son mariage comtesse Lambert, liée d'amitié avec Tourgueniev, avec lequel elle entretint une correpondance personnelle[17]. À la suite d'un accord familial, leurs fils furent élevés dans la foi protestante tandis que leurs filles conservèrent la religion de leur mère.

Ouvrages modifier

  • Dagobert, Geschichte aus dem jetzigen Freiheitskrieg[18] (Altona - 1799)
  • Fragmente über die Kriegskunst nach Gesichtspunkten der militärischen Philosophie[19], 1809
  • Essai sur l'histoire de l'économie politique des peuples modernes, jusqu'au commencement de l'année 1817 (Paris - 1818)
  • Weltreichtum, Nationalreichtum und Staatswirtschaft[20] (Petersburg - 1821)
  • Ueber die Militärökonomie im Frieden und im Krieg[21] (Petersburg 1822-23, 3 volumes.)
  • Die Oekonomie der menschlichen Gesellschaften[22] (Petersburg - 1845)
  • Aus den Reisetagebüchern des Grafen Georg Kankrin, ehemaligen kaiserlich russischen Finanzministers, aus den Jahren 1840-1845[23] Collationné et publié par son beau-fils, le comte Alexandre v. Keyserling (1865, 2 volumes.).
  • Im Ural und Altai, Briefwechsel zwischen Alexander von Humboldt und Graf Georg von Cancrin[24] (Leipzig - 1869, Nachdruck Bremen - 2010).

Honneurs modifier

Liens internes modifier

Notes et références modifier

  1. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les Cancrin usèrent assez peu du von germanique (du fait que leur nom exact est Cancrinus, nominatif latin et traduction assez libre de leur patronyme originel: Krebs), sauf dans certains écrits ; c'est à compter de l'intégration de la famille au sein de la noblesse russe (1798), que le patronyme est définitivement fixé en von Cancrin lorsqu'il est écrit en allemand, en application de la législation locale. Il reste Kankrin (Канкрин) en russe, sans von, selon l'usage pour la russification des patronymes germaniques.
  2. La lignée paternelle du ministre est installée depuis deux siècles à Hanau, où elle a fourni de nombreux serviteurs de l'État et ministres protestants.
  3. Idéaux que Cancrin ne renia jamais complètement : il semble avoir été particulièrement marqué par les théories de centralisation et d'économie d'État, si chères à Robespierre, qu'il refusa toujours de laisser ouverte la porte à l'entreprise et au commerce privés, préférant de loin développer l'industrie étatique. Vid. inf. note 7.
  4. Yégor en russe. Son abandon du prénom Daniel ne semble pas motivé par une conversion religieuse ; il semble rester fidèle à l'Église luthérienne, dont ses ancêtres furent d'ardents défenseurs (ses fils furent d'ailleurs élevés dans cette foi). Peut-être voulut-il détruire dans l'œuf la rumeur sur ses éventuelles origines israélites, vraisemblablement nourrie par ses liens avec la famille Peretz? Rumeur tenace : le prince Pierre Dolgorouky le considère toujours "fils d'un juif de Hesse" (1858), allégations dont l'antisémite Drumont se fit l'écho (on sait le faible crédit qu'on peut accorder à ces deux auteurs en matière de généalogie). Ou s'agissait-il de faire oublier le jeune Cancrin, auteur du Dagobert, roman hardiment révolutionnaire, roman qui lui fut constamment reproché par les Gouriévistes? Question ouverte...
  5. Fragmente über die Kriegskunst nach Gesichtspunkten der militärischen Philosophie
  6. Excerpta Dictionnaire raisonné de la conversation et de la lecture, vol. 4, page 341.
  7. Dagobert, sa première œuvre, reprenait sous couvert de roman les grandes thèses de révolutionnaires français...
  8. Le tsar lui ayant imposé la construction de la ligne Saint-Pétersbourg-Moscou (manifeste du 1er février 1842), il y contribua avec une très mauvaise volonté : les travaux étaient si peu avancés à son départ des Finances (en 1844) que le réseau ferré ne reliait que la capitale et les résidences impériales de Tsarkoïe-Sélo et Pavlovsk...
  9. On rapporte que, lors d'une entrevue avec le Tsar et le prince Troubetskoï, venu demander au souverain l'autorisation de créer une banque foncière, le ministre s'insurgea en rétorquant: Les propriétaires fonciers, le commerce et le Trésor même y trouveraient sans doute des avantages, mais Votre Majesté n'aurait plus, dans dix ans, de gouvernement possible ; ce serait le bouleversement de toutes les institutions sur lesquelles doit reposer l'Empire. (Nijni-Novgorod, S. C. Yermeloff, 1899, page 7)).
  10. Allemand et réactionnaire.
  11. Sa tentative de reforestation du désert d'Alechovsky (actuelle Ukraine) se solda toutefois par un échec.
  12. Die Oekonomie der menschlichen Gesellschaften.
  13. À la suite des effets désastreux de la décision malheureuse du ministre de renvoyer à la terre les très-nombreux ouvriers qui travaillaient dans les 600 usines d'État.
  14. Ты знаешь, что нас двое, которые не можем оставить своих постов, пока живы : ты и я. (Nicolas Ier).
  15. Et lointaine parente (doublement, par les Sjöberg (famille de l'épouse de l'ingénieur impérial Hannibal) et les Gontcharoff (famille de l'épouse du poète)) de Pouchkine, très féru de généalogie et éternel désargenté, qui n'hésite pas à appeler le puissant ministre mon cher cousin Kankrine (incise en français) dans une lettre de juillet 1830 (in Письма А.С. Пушкина, édition critique de Boris L. Modzalievsky, tome II (période 1829-1830), 1928). Mettant à profit cette parenté, le ménage Pouchkine obtint cette même année du comte un appui soutenu pour une supplique d'aide financière présentée par le poète à l'Empereur, supplique qui fut reçue (Три письма А.С. Пушкина к графу Е. Ф. Канкрину (présentées et commentées par Pierre I. Barténieff, Archives russes, anno 1890.) ; le ministre soutint aussi Nathalie Nikolaïevna à la mort du poète, ce dont la jeune veuve le remercia vivement dans une lettre datée du (in Barténieff, op. cit.).
  16. Valerian Michel (1820-1861), Alexandre Frantz Fabian(1822-1891), Oscar (1831-1875) et Victor († 1882).
  17. (fr + et + ru) Tourgueniev - comtesse Lambert, Henri Granjard: Ivan Tourgueniev - La comtesse Lambert et "nid de seigneurs", Paris, Institut d'Etudes slaves, , 235 p.
  18. Dagobert, ou l'histoire de la guerre actuelle pour la Liberté.
  19. Fragments sur l'art de la guerre du point de vue de la philosophie militaire.
  20. Richesse mondiale, richesse nationale et économie politique.
  21. De l'économie militaire durant la paix et durant la guerre.
  22. L'économie de la société.
  23. Extrait du journal de voyage du comte George Cancrin, etc. 1840 à 1845.
  24. Dans l'Oural et dans l'Altaï - Correspondance entre Alexandre de Humboldt et le comte George Cancrin.
  25. Armes publiées dans le Xe volume (1836) de l'Armorial général de la noblesse de l'Empire russe, cote 16. Description (Rietstap, Armorial général, T1, page 364): reprise des armes et de la devise paternelles,avec adjonction d'une couronne comtale (sommée de l'aigle impériale) et d'un chef d'or chargé d'une demi-aigle bicéphale éployée et issante de sable, becquée d'or, chaque tête ceinte d'une couronne impériale d'or ; l'aigle portant sur la poitrine un ruban d'azur orné d'un écusson d'azur orlé d'or, surchargé du chiffre impérial (très rare marque de l'amitié du prince à son sujet et ami).

Sources modifier

  • Nicolas Ier de Russie de Henri Troyat
  • "Граф Канкрин и его очерки политической экономии и финансии", 1894
  • http://www.museum.ru/1812/Persons/russ/ra_k07.html
  • Encyclopédie des gens du monde, vol. 4, Artaud de Mautort, 1834
  • Dictionnaire de l'économie politique, Charles Coquelin, 1864
  • Dictionnaire raisonné de la conversation et de la lecture, vol. 4, M. W. Duckett & alii, 1862
  • Graf Georg von Cancrin und Alexander von Humboldt, H. Beck, Berlin, 1959
  • Genealogisches Handbuch der estländischen Ritterschaft, vol. II, Otto-Magnus v. Stackelberg, 1930 (traite des Keyserling et de leurs alliances)
  • Notice sur les principales familles de la Russie, pce Pierre Dolgorouky, 1858
  • Armorial général contenant la description des armoiries des principales familles nobles et patriciennes d'Europe, T1, Rietstap, 1861

Liens externes modifier