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Raymond Radiguet – Désir

Quand elle dormait ainsi, sa tête appuyée contre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visage entouré de flammes. C'était jouer avec le feu. Un jour que je m'approchais trop sans pourtant que mon visage touchât le sien, je fus comme l'aiguille qui dépasse d'un millimètre la zone interdite et appartient à l'aimant. Est-ce la faute de l'aimant ou de l'aiguille ? C'est ainsi que je sentis mes lèvres contre les siennes. Elle fermait encore les yeux, mais visiblement comme quelqu'un qui ne dort pas. Je l'embrassai, stupéfait de mon audace, alors qu'en réalité c'était elle qui, lorsque j'approchais de son visage, avait attiré ma tête contre sa bouche. Ses deux mains s'accrochaient à mon cou ; elles ne se seraient pas accrochées plus furieusement dans un naufrage. Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle.

Raymond Radiguet (1903 - 1923) - Le Diable au corps (1923)

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s:novembre 2009 Invitation 1

André Gide – Le bonheur des justes

Il y a sur terre de telles immensités de misère, de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme heureux n’y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour le bonheur d’autrui celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l’impérieuse obligation d’être heureux. Mais tout bonheur me paraît haïssable qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui… Je préfère le repas d'auberge à la table la mieux servie, le jardin public au plus beau parc enclos de murs, le livre que je ne crains pas d'emmener en promenade à l'édition la plus rare, et, si je devais être seul à pourvoir contempler une œuvre d'art, plus elle serait belle et plus l'emporterait sur la joie ma tristesse. Mon bonheur est d'augmenter celui des autres. J'ai besoin du bonheur de tous pour être heureux.

André Gide (22/11/1869 - 1951 . ) – Les Nourritures terrestres (dernière page) (1897, éd. Mercure de France)

s:novembre 2009 Invitation 2

G. B. Edwards - Il était une fois Guernesey

Je voudrais pouvoir écrire l'histoire de cette île telle que je l'ai connue et vécue pendant près d'un siècle. Je ne pense pas avoir beaucoup changé ; mais, à mon avis, tous les autres, eux, ont changé. Les jeunes d'aujourd'hui ne savent pas et ne peuvent même pas imaginer à quel point la vie à Guernesey autrefois était différente de ce qu'elle est maintenant. Un grand fossé s'est creusé entre la génération actuelle et la mienne. Je voudrais pouvoir le combler ; mais c'est trop espérer. Les seuls qui pourraient partager ma façon de voir sont morts, ou alors ce sont des vieux comme moi, qui n'ont plus les idées très claires ni une mémoire très sûre.

Remarquez bien, ça n'est pas moi qui irez prétendre que la vie à Guernesey du bon vieux temps était un vrai lit de roses. Je trouve que la vie en ce bas monde, c'est l'enfer sur terre la plupart du temps pour la plupart d'entre nous...

G. B. Edwards (1899 – 1976) – Sarnia (page 286), (1981 - trad. éd. Points 2006)

s:novembre 2009 Invitation 3

Guillaume Apollinaire - Automne malade et adoré

...
Aux lisières lointaines
Les cerfs ont bramé
Et que j'aime ô saison que j'aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu'on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu'on foule
Un train
Qui roule
La vie
S'écoule

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918) – Alcools (1913)

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s:novembre 2009 Invitation 4


Max Elskamp – À mon père

Mon père Louis, Jean, François,
Avec vos prénoms de navires,
Mon Père mien, mon Père à moi,
Et dont les yeux couleur de myrrhe
Disaient une âme vraie et sûre,
En sa douceur et sa bonté,
Où s'avérait noble droiture,
Et qui luisait comme un été,
Mon Père avec qui j'ai vécu
Et dans une ferveur amie ;
Depuis l'enfance où j'étais nu,
Jusqu'en la vieillesse où je suis.

Max Elskamp (1862-1923) - In Memoriam (1922)

s:novembre 2009 Invitation 5

Raymond Radiguet – Désir

Quand elle dormait ainsi, sa tête appuyée contre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visage entouré de flammes. C'était jouer avec le feu. Un jour que je m'approchais trop sans pourtant que mon visage touchât le sien, je fus comme l'aiguille qui dépasse d'un millimètre la zone interdite et appartient à l'aimant. Est-ce la faute de l'aimant ou de l'aiguille ? C'est ainsi que je sentis mes lèvres contre les siennes. Elle fermait encore les yeux, mais visiblement comme quelqu'un qui ne dort pas. Je l'embrassai, stupéfait de mon audace, alors qu'en réalité c'était elle qui, lorsque j'approchais de son visage, avait attiré ma tête contre sa bouche. Ses deux mains s'accrochaient à mon cou ; elles ne se seraient pas accrochées plus furieusement dans un naufrage. Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle.

Raymond Radiguet (1903 - 1923) - Le Diable au corps (1923)

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