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Claude Simon - Grisaille

Quoiqu'on fût seulement à la fin de l'été, il pleuvait beaucoup. Il pleuvait sur les pans de murs des maisons éventrées dont les papiers aux couleurs pastel se décollaient peu à peu, il pleuvait sur la surface unie, grise et lente de la rivière où les gouttes faisaient éclore de petits ronds argentés, il pleuvait sur le paysage grisâtre, le cercle des collines sous lesquelles achevaient de pourrir les corps déchiquetés de trois cent mille soldats, sur les camps grisâtres, les maisons grisâtres – ou plutôt ce qu'il en restait, c'est-à-dire comme si tout, collines, champs, bois, villages, avait été défoncé ou plutôt écorché par quelque herse gigantesque et cahotante.

Claude Simon (10/10/1913-06/07/2005) - Prix Nobel de littérature 1985 - L'Acacia (éd. de Minuit, 1989 - Page 19)

s:octobre 2013 Invitation 1

Jean Cocteau - Rien ne m'effraye plus

Rien ne m'effraye plus que la fausse accalmie
D'un visage qui dort
Ton rêve est une Égypte et toi c'est la momie
Avec son masque d'or
Où ton regard va-t-il sous cette riche empreinte
D'une reine qui meurt,
Lorsque la nuit d'amour t'a défaite et repeinte
Comme un noir embaumeur?
Abandonne ô ma reine, ô mon canard sauvage,
Les siècles et les mers;
Reviens flotter dessus, regagne ton visage
Qui s'enfonce à l'envers.

Jean Cocteau (05/07/1889-11/10/1963) - Plain-chant (éd. Gallimard, 1923)

s:octobre 2013 Invitation 2


Claude Simon - Grisaille

Quoiqu'on fût seulement à la fin de l'été, il pleuvait beaucoup. Il pleuvait sur les pans de murs des maisons éventrées dont les papiers aux couleurs pastel se décollaient peu à peu, il pleuvait sur la surface unie, grise et lente de la rivière où les gouttes faisaient éclore de petits ronds argentés, il pleuvait sur le paysage grisâtre, le cercle des collines sous lesquelles achevaient de pourrir les corps déchiquetés de trois cent mille soldats, sur les camps grisâtres, les maisons grisâtres – ou plutôt ce qu'il en restait, c'est-à-dire comme si tout, collines, champs, bois, villages, avait été défoncé ou plutôt écorché par quelque herse gigantesque et cahotante.

Claude Simon (10/10/1913-06/07/2005) - Prix Nobel de littérature 1985 - L'Acacia (éd. de Minuit, 1989 - Page 19)

s:octobre 2013 Invitation 3

Denis Diderot – Ma guenille

Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis. Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet, ni la mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l’eau. J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l’esclave de la nouvelle.

Denis Diderot (05/10/1713-31/07/1784) - Regrets sur ma vieille robe de chambre (1768)

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s:octobre 2013 Invitation 4

Mathurin Régnier – Épitaphe

J'ai vécu sans nul pensement,
Me laissant aller doucement
A la bonne loi naturelle ;
Et je m'étonne fort pourquoi
La mort daigna penser à moi,
Qui ne m'occupai jamais d'elle.

Mathurin Régnier – Mes chansons <poem> Il est vrai que le ciel, qui me regarda naître, S'est de mon jugement toujours rendu le maître ; Et bien que, jeune enfant, mon père me tançât , Et de verges souvent mes chansons menaçât, Me disant de dépit, et bouffi de colère : Badin, quitte ces vers, et que penses-tu faire ? La muse est inutile ; et si ton oncle a su S'avancer par cet art, tu t'y verras déçu. <poem> Mathurin Régnier (21/12/1573-22/10/1613) - Satire IV - Vers 62-69

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s:octobre 2013 Invitation 5

Tahar Ben Jelloun - Attendre

Personne ne vint. Pas de bruit de voiture, pas de nuage de poussière, rien. Il régnait un silence qui n'était pas naturel. Pas le moindre oiseau ni insecte ne traversait l'air. Rien ne bougeait. Tout devint figé. On aurait dit que, par une intervention supérieure, tout le monde s'était tu. Son silence intérieur enveloppait celui du monde. Il était là mais le cœur rempli d'attente et de questions. Seule une prière murmurée comme une dernière volonté. La maison penchait et son ombre la rendait encore plus imposante, presque menaçante. Le ciel était éclairé, les étoiles scintillaient et donnaient à Mohamed une sorte de vertige, l'impression d'être en voyage, suspendu entre ciel et terre. Quand il les regardait, il apercevait des personnages, des routes, des tracées blanches. Il fixait la lune et n'y voyait aucun de ses enfants.

Tahar Ben JellounAu pays (éd. Gallimard, 2009) (page 170)