Projet Artichoke

projet de la CIA sur la manipulation mentale (1951-1953)

ARTICHOKE est le nom de code d'un projet secret de la CentraI Intelligence Agency (CIA) sur les techniques d'interrogatoire et de manipulation mentale. Il est l'héritier de BLUEBIRD, qui est renommé le , et devient un sous-projet de MK-ULTRA lorsque celui-ci débute, le .

Sceau de la CIA en noir et blanc.

Une partie des activités clandestines liées à ces programmes sont révélées dans les années 1970, après les enquêtes demandées par le président Gerald Ford et le Sénat des États-Unis. Bien que les archives de la CIA sur les efforts menés pour influencer le comportement aient été détruites en 1973, plusieurs fichiers classifiés ont été retrouvés en 1977. Ces nouvelles révélations ont conduit à une seconde série d'auditions.

Origines modifier

ARTICHOKE s'inscrit dans la lignée des recherches sur le contrôle de l'esprit entreprises au début des années 1940 par l'Office of Strategic Service (OSS)[1],[2], puis par la marine des États-Unis à travers le projet CHATTER[3]. Dans un contexte de Guerre froide, la CIA met en place un projet similaire en 1949 pour contrer d'éventuelles avancées réalisées par l'URSS et la Chine dans ce domaine. BLUEBIRD est focalisé sur l'utilisation du LSD et le recours à la manipulation mentale à des fins de renseignement. Au cours de la guerre de Corée, dès 1950, les officiers militaires américains sont confrontés à plusieurs incidents impliquant des soldats faits prisonniers, ce qui intensifie les soupçons sur les capacités communistes[4],[5],[6],[3]. Le , le nom de code du projet, BLUEBIRD, change pour devenir ARTICHOKE[1],[7],[8].

Généralités modifier

Direction modifier

Dans le continuité du projet BLUEBIRD, la supervision des activités est assurée par un comité de direction composé d'officiers appartenant à plusieurs branches de la CIA. Initialement sous la responsabilité administrative du bureau de l'Intelligence Scientifique (OSI), cette partie est confiée en 1952 au bureau Inspection et Sécurité (I&SO), supervisé par Paul F. Gaynor[4],[9]. Pour diriger la partie scientifique du projet, Allen Dulles désigne le Dr Sidney Gottlieb, recruté en 1951 pour intégrer la section chimie des services techniques de la CIA (TSS)[8],[10],[11]. Le centre des recherches et des données opérationnelles est situé à Fort Detrick, Maryland, et de nombreux sites aux États-Unis et à l'étranger abritent les expérimentations[3],[12].

Objectifs modifier

Les objectifs du projet évoluent avec les avancées réalisées au cours des projets précédents permettent la recherche et l'application de capacités autrement offensives que la collecte d'informations. Le , le colonel Sheffield Edwards rappelle les principaux objectifs liés à ARTICHOKE lors d'une réunion[13],[14] :

  • Perfectionner les techniques utilisant les drogues existantes et l'hypnose pour obtenir des informations ;
  • Fournir des équipes de terrain pour tester et affiner ces techniques sur les agents ennemis dans des conditions de terrain ;
  • En coordination avec le TSS et le personnel médical, organiser la recherche et l'expérimentation pour le développement de moyens permettant de contrôler des individus, qu'ils soient volontaires ou non ;
  • Explorer les moyens, par l'endoctrinement et la formation, d'empêcher l'ennemi de prendre le contrôle des activités et des capacités mentales des membres du personnel de l'agence.

Il est précisé « qu'en raison de l'expansion du travail effectué dans tous les domaines du programme ARTICHOKE, de l'augmentation constante du nombre de contacts et de consultants et de la possibilité imminente d'entreprendre des travaux expérimentaux aux États-Unis et à l'étranger, il serait bon de redéfinir les intérêts et les activités spécifiques de tous ceux qui travaillent sur le projet ARTICHOKE »[13].

Activités modifier

De 1951 à 1953 : avant le projet MK-ULTRA modifier

Continuité des recherches et des expérimentations modifier

Lors des expérimentations qui ont lieu entre 1951 et 1953, plusieurs méthodes sont testées : l'induction de la dépendance aux opiacés puis le sevrage forcé, le recours à l'hypnose et à différentes combinaisons de drogues pouvant induire une amnésie, des hallucinations ou d'autres états seconds exploitables sur le long terme. Pour cela, en plus du LSD, des produits comme la mescaline, le tétrahydrocannabinol, l'héroïne, les amphétamines, la cocaïne et les barbituriques sont testés[14],[15],[16].

« Nous sommes maintenant convaincus que nous pouvons maintenir un sujet dans un état contrôlé pendant une période beaucoup plus longue que celle que nous avions auparavant cru possible. De plus, nous pensons qu'en utilisant certains produits chimiques ou combinaisons, nous pouvons, dans un très grand nombre de cas, produire des informations pertinentes. »
— Extrait traduit d'une note déclassifiée du 26 novembre 1952[3]

Outre l'utilisation d'agents chimiques, la lobotomie et les électrochocs sont aussi envisagés. En 1952, l'OSI propose de consacrer 100 000 $ au développement de « techniques neurochirurgicales » dans le but d'obtenir des informations pertinentes[1],[3],[17]. Des équipes d'interrogatoire sont envoyées à l'étranger pour y mener des expérimentations sur des prisonniers ou des agents soupçonnés de collusion avec l'ennemi. En 1952, au moins quatre équipes sont déployées en Allemagne, en France, au Japon et en Corée du Sud[18],[19].

Intérêt pour les champignons hallucinogènes modifier

En parallèle, des agents sont envoyés dans différentes régions du monde à la recherche de toute plante présentant un profil intéressant. Des champignons ayant des propriétés hallucinogènes, l'amanita muscaria et le psilocybe mexicana, intéressent fortement les scientifiques du projet, qui sont notamment influencés par les travaux de R. Gordon Wasson. Le recrutement de ce banquier new-yorkais passionné de mycologie est proposé en 1951[16],[20],[21],[22]. À partir du psilocybe mexicana, Albert Hoffman, de retour d'un voyage au Mexique avec Wasson, a pu isoler la psilocybine. Ce puissant psychotrope est donc ajouté à la longue liste des substances utilisées dans le cadre du projet[16],[21].

De 1953 à 1973 : sous-projet de MK-ULTRA modifier

Programmation d'un assassin modifier

Un agent en particulier, Morse Allen, milite pour utiliser davantage l'hypnose et approfondir l'étude des amnésies. Selon lui, de tels phénomènes multiplient les possibilités et les potentielles finalités, aussi bien pour la CIA que pour l'ennemi. En 1954, Allen pousse les expérimentations jusqu'au conditionnement de l'esprit d'une personne afin qu'elle commette un meurtre[23],[24],[25].

« Il a été proposé qu'un individu d'origine (censurée), âgé d'environ 35 ans, bien éduqué, maîtrisant l'anglais et bien établi socialement et politiquement dans le gouvernement (censuré) soit amené sous ARTICHOKE à accomplir un acte, contre sa volonté, de tentative d'assassinat contre un éminent politicien (nationalité censurée) ou, si nécessaire, contre un fonctionnaire américain. »
— Extrait traduit d'une note du projet ARTICHOKE datée du 22 janvier 1954[23]

Le , Allen se lance dans une tentative simulée en hypnotisant une secrétaire, parvenant à la convaincre de la nécessité de tirer sur sa collègue pour la réveiller. Malgré sa peur des armes à feu, la secrétaire finit par tirer avec une arme déchargée. Mais Allen et son équipe concluent à l'existence de plusieurs failles opérationnelles. La question de l'élimination du sujet une fois l'assassinat perpétré apparaît comme une préoccupation majeure. Celle des possibles fuites entre la personnalité de la cible et celle induite par la transe hypnotique inquiète aussi les chercheurs[24],[25].

Fin du projet modifier

En 1953, ARTICHOKE devient un sous-projet de MK-ULTRA, gardant son appellation d'origine[4],[7],[14]. Au début des années 1970, l'ensemble de ces programmes sont arrêtés. En 1973, Richard Helms, directeur de l'agence depuis 1966, ordonne la destruction de toutes les archives en lien avec le contrôle de l'esprit. Ainsi, il est difficile de connaître dans le détail l'ensemble des activités menées[26],[27].

Notes et références modifier

  1. a b et c (en) « Rapport sur le matériel BLUEBIRD/ARTICHOKE », CIA-RDP81-00261R000300050005-3 [PDF], sur cia.gov, déclassifié le 1er mai 2002
  2. (en) John M. Crewdson, Jo Thomas, « Files Show Tests For Truth Drug Began in O.S.S. », The New York Times,‎ (lire en ligne)
  3. a b c d et e Lee et Shlain 1985, p. 13-17.
  4. a b et c Commission Church 1976, p. 385-390.
  5. (en) George Lardner Jr. et John Jacobs, « Lengthy Mind-Control Research by CIA Is Detailed », The Washington Post,‎ (lire en ligne)
  6. Marks 1979, p. 18-22.
  7. a et b (en) Jan Goldman, The Central Intelligence Agency : An Encyclopedia of Covert Ops, Intelligence Gathering, and Spies, ABC-CLIO, , 911 p. (ISBN 1610690915), p. 26
  8. a et b Kinzer 2019, p. 53-55.
  9. (en) Colonel Sheffield Edwards, « Note du projet ARTICHOKE - 21 novembre 1952 », CIA-RDP83-01042R000800010010-3 [PDF], sur cia.gov, déclassifiée le 27 août 2003
  10. Marks 1979, p. 39-41.
  11. Jean-Christophe Piot, « Sidney Gottlieb, chimiste empoisonneur, mandaté par la CIA pour manipuler les cerveaux », Ouest-France,‎ (lire en ligne Accès limité)
  12. (en) Nicholas M. Horrock, John M. Crewdson, Boyce Rensberger, Jo Thomas et Joseph B. Treaster, « PRIVATE INSTITUTIONS USED IN CAL EFFORT TO CONTROL BEHAVIOR », The New York Times,‎ (lire en ligne)
  13. a et b (en) Colonel Sheffield Edwards, « Note du projet ARTICHOKE - 16 juillet 1953 », CIA-RDP83-01042R000800010010-3 [PDF], sur cia.gov, déclassifiée le 27 août 2003
  14. a b et c (en) Alfred W. McCoy, A Question of Torture : CIA Interrogation, from the Cold War to the War on Terror, Metropolitan Books, , 290 p. (ISBN 0805080414), p. 26-30
  15. Marks 1979, p. 27-33.
  16. a b et c Lee et Shlain 1985, p. 18-19.
  17. (en) Bill Richards, « CIA Project Eyed Lobotomy, Electric. Shock Techniques », The Washington Post,‎ (lire en ligne [PDF])
  18. (en) Hank P. Albarelli Jr., A Terrible Mistake : The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War, Trine Day LLC, , 912 p. (ISBN 978-09777953-7-6), p. 424
  19. Kinzer 2019, p. 57-59.
  20. (en) « Note du Psychological Strategy Board de la CIA - 7 mai 1951 », CIA-RDP80-01446R000100140040-8 [PDF], sur cia.gov, déclassifiée le 24 septembre 1998
  21. a et b Marks 1979, p. 80-88.
  22. Aureliano Tonet, « Quand la CIA testait les champignons hallucinogènes », Le Monde,‎ (lire en ligne Accès limité)
  23. a et b (en) « Note du projet ARTICHOKE - 22 janvier 1954 », DOC_0000140399 [PDF], sur cia.gov, déclassifiée le 1er septembre 1999
  24. a et b Marks 1979, p. 137-139.
  25. a et b (en) Nicolas M. Horrock, « C.I.A. Documents Tell of 1954 Project to Create Involuntary Assassins », The New York Times,‎ (lire en ligne)
  26. Commission Church 1976, p. 403-404.
  27. Lee et Shlain 1985, p. 218-219.

Annexes modifier

Bibliographie modifier

  • (en) Commission Church - Sénat des États-Unis, Ninety-Fourth Congress, Second Session, Book I : Foreign and Military Intelligence, Washington, U.S. Government Printing Office, , 659 p. (lire en ligne)
  • (en) Sénat des États-Unis, Ninety-Fifth Congress, First Session, Project MKUltra, The CIA's Program of Research in Behavioral Modification : Joint Hearing before the Select Committee on Intelligence and the Subcommittee on Health and Scientific Research of Committee on Human Resources, U.S. Government Printing Office, , 178 p. (OCLC 608991132, lire en ligne [PDF])
  • (en) John D. Marks, The Search for the Manchurian Candidate : The CIA and Mind Control, Times Books, , 162 p. (ISBN 0-8129-0773-6)
  • (en) Martin A. Lee et Bruce Shlain, Acid Dreams : The Complete Social History of LSD: The CIA, The Sixties, and Beyond, Grove Press, , 268 p. (ISBN 0-802-13062-3)
  • (en) Stephen Kinzer, Poisoner In Chief : Sidney Gottlieb and the CIA Search for Mind Control, Henry Holt & Company, , 368 p. (ISBN 1250140439)

Articles connexes modifier

Lien externe modifier

(en) « Documents déclassifiés du projet ARTICHOKE », sur cia.gov