L'expression religio licita est une notion controversée qui désigne le statut privilégié dont certaines religions auraient bénéficié dans la Rome antique.

Thèse traditionnelle modifier

Dans l'Empire romain, il existait un statut légal de religio licita (religion tolérée) qui accordait aux adeptes de certaines religions divers privilèges, concernant notamment la collecte de l'impôt, le service militaire et l'exemption du culte impérial. Au début de l'Empire, le judaïsme était le seul culte toléré à côté de la religion romaine (voir interpretatio romana), ce qui incluait, en dehors d'Italie, le culte impérial. Mais Tibère décida le bannissement de Rome de tous les « cultes étrangers », spécialement les « rites égyptien et juif ».

Dans la conception romaine, en contraste marqué avec la conception grecque, la religion était pratiquée en public : la participation à toute « religion à mystère » était punie par la loi. Le christianisme fut expressément déclaré religio illicita par Domitien dans les années 80 apr. J.-C. car il était perçu comme une superstitio judaica, une superstition dérivée du judaïsme proprement dit.

Sous Constantin, le christianisme et d'autres religions furent déclarées tolérées par l'Édit de Milan en 313. Cette tolérance ne s'étendait pas aux religions qui pratiquaient le sacrifice humain, comme le druidisme. Cet état des choses dura jusqu'en 380, quand le christianisme, défini par le premier concile de Nicée, fut adopté comme religion d'État et les années suivantes les persécutions contre les cultes païens et chrétiens non-nicéens commencèrent. Priscillien fut exécuté pour hérésie en 385 et Théodose Ier mit hors la loi les rites païens en 391.

Thèse actuelle modifier

Il est souvent soutenu que l'Empire romain faisait une différence entre le « légal » (religio licita) et l'« illégal » (religio illicita), et que, par exemple, le judaïsme était une religio licita et le christianisme une religio illicita. Le terme religio licita fait sa première apparition chez Tertullien vers 200, dans son Apologétique, et n'avait apparemment aucune connotation officielle[1] et Tessa Rajak va jusqu'à écrire que c'est Tertullien qui a créé ce terme[2]. Il n'y a aucune preuve que les Romains (lesquels ?) aient parlé du judaïsme comme d'une religio licita et les arguments[3] souvent avancés d'un édit de Jules César le gratifiant de ce statut ne sont pas acceptés par tous. Cet argument est fondé sur le récit de l'historien Flavius Josèphe dans ses Antiquités (14.2111-28) mais rien ne permet d'y voir la concession d'un statut de religio licita. Tant Rajak que Victor Rutgers[4] notent la nature problématique de la preuve tirée de Josèphe.

Rutgers écrit que l'État romain n'avait pas de « politique juive ». Les divers édits cités par Josèphe étaient locaux et étaient des règles formulées par des magistrats romains en réponse à des incidents particuliers[5] et à des situations particulières dont ils étaient saisis[5]. Ces édits de tolérance n'étaient pas généraux et applicables à l'ensemble de l'Empire, mais semblent avoir été pris sur une base cité par cité. Quoique les senatus-consultes aient été particuliers par nature, ils servaient aussi de précédents légaux auxquels les empereurs et les gouverneurs pouvaient recourir.

Il n'y a pas de preuve non plus (clarification demandée) de l'affirmation souvent soutenue que c'est sous l'empereur Domitien (81-96 ap. JC) que le christianisme devint une religio illicita. En fait, il serait étrange que Domitien ait établi une telle législation alors que le terme n'existait pas et n'était pas utilisé officiellement. De toute évidence, il est loin d'être clair que Domitien ait pu être conscient du christianisme comme groupe distinct du judaïsme, beaucoup moins qu'il ait persécuté ses adhérents[6]. J.E.A Crake observe : « On ne peut donner une idée très claire de l'attitude de Domitien envers les chrétiens. Les écrivains chrétiens l'ont pointé comme hostile, mais ils semblent un peu incertains à établir pourquoi il méritait cette definition. »[7]

La preuve contre Domitien dérive largement d'Eusèbe de Césarée, qui dans son Histoire Ecclésiastique préserva ce qui est supposé une portion de l'œuvre de Méliton de Sardes, qui mourut vers 180 et est réputé avoir été évêque de cette cité. Il nous reste seulement des fragments de son œuvre et sa plus grande partie (comme tant d'autres écrits des débuts du christianisme) a été transmis par Eusèbe. Ce document, titré Pétition à Antoninus, se réfère aux persécutions de Domitien : « De tous les empereurs, les seuls persuadés par de mauvais conseillers de déformer notre doctrine furent Néron et Domitien, ce qui fut la source de la coutume déraisonnable d'établir une fausse information sur les chrétiens » (Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 4.26). Mais, ainsi que le note T.D Barnes, « Tous les autres auteurs qui dépeignent Domitien comme un persécuteur de chrétiens dérivent leur information de Méliton. Cette dépendance rend nul leur témoignage. Pour Méliton lui-même, il n'avait pas de preuve précise : il employa (ou inventa) l'histoire de la persécution de Domitien pour justifier son argument que seuls les mauvais empereurs condamnaient les chrétiens »[8]. Même W.H.C Frend qui dit « Domitien n'était pas homme à tolérer les déviations religieuses » montre peu d'enthousiasme pour la persécution de Domitien, en concluant « la persécution de Domitien ne semble pas avoir fait de bruit[9]. »

Comme conclut Crake « Ainsi que l'ont argumenté beaucoup de spécialistes récents, il n'y avait ni loi ou section de loi criminelle, ni législation spéciale dirigée contre les chrétiens prévoyant la persécution des chrétiens durant les deux premiers siècles » et « la preuve est légère pour présenter Domitien comme persécuteur des chrétiens[10] » et T.D Barnes[11] est d'accord pour observer que « ce serait une erreur de soutenir qu'il y avait une politique unique des Romains envers les cultes étrangers qui aurait été claire et permanente — et même que la loi romaine ait fourni un guide non équivoque sur ce sujet ».

Il est dès lors incorrect de parler d'une quelconque désignation officielle d'une religion comme religio licita, cette désignation impliquant une politique officielle qui n'a jamais existé. Le gouvernement romain n'avait jamais interféré avec les coutumes et traditions ancestrales des divers groupes ethniques placés sous son autorité dès lors qu'ils ne posaient aucun problème à l'État. Si le judaïsme était toléré, c'était parce que de façon générale toutes les religions (aussi différentes par la culture et l'ethnicité) étaient tolérées. Rutgers reconnaît que « les magistrats romains tolèrent les juifs non parce qu'ils étaient des consciences tolérantes, mais parce qu'ils n'avaient aucune raison de gêner les pratiques religieuses juives[12]. » De fait, il n'y avait aucune base rationnelle pour déclarer le judaïsme religio licita et le christianisme religio illicita. Cela n'aurait pas été nécessaire dans un monde où, bien que désapprouvée, la superstition (superstitio) (ainsi que le judaïsme et le christianisme qui étaient vus par tant de Romains) n'était pas illégale[13].

Position française modifier

D'après Maurice Sartre, il est abusif de parler de religio licita à propos du judaïsme. Il soutient la thèse que les juifs ne bénéficiaient pas d'une situation privilégiée et que pour les Romains, la superstitio judaica englobait à la fois juifs et chrétiens[14].

Notes et références modifier

  1. Solomon Grayzel, "The Jews and Roman Law," Jewish Quarterly Review (1968), 95; cf. Ben Witherington III, "The Acts of the Apostles: A Socio-rhetorical Commentary (Eerdmans, 1997), 542
  2. Tessa Rajak, "Was There a Roman Charter for the Jews?" JRS 74 (1984), 107-123
  3. E. Mary Smallwood, "The Jews Under Roman Rule," (Brill, 2001),539
  4. “Roman Policy towards the Jews: Expulsions from the City of Rome during the First Century C.E.,” Classical Antiquity 13 (1994), 56-74
  5. a et b Rutgers, 58-59
  6. This inability to distinguish Jew from Christian would not have been limited to emperors. Julie Galambush believes that "one cannot conclude that a new religion called Christianity existed at the turn of the second century." See idem, The Reluctant Parting: How the New Testament’s Jewish Writers Created a Christian Book (HarperSanFrancisco, 2005)
  7. J.E.A. Crake, "Early Christians and Roman Law," Phoenix 19 (1965), 66
  8. T.D. Barnes, Tertullian: A Historical and Literary Study (Oxford, 1985), 150
  9. Frend, Martyrdom and Persecution in the Early Church (New York University Press, 1967), 158
  10. Crake, 70
  11. T.D. Barnes, "Legislation against the Christians, "JRS 58 (1968), 50
  12. Rutgers 73
  13. Rutgers, 68. "Before the fourth century, no technical legal term for religious crimes seems to have
  14. Maurice Sartre. L'Orient romain, éd. du Seuil, Paris, 1991, p. 365 : « Même si les moyens d'expression politique des Juifs par le biais d'institutions reconnues se trouvent réduits à peu de chose, ils n'en bénéficient pas moins de droits importants que leurs adversaires assimilent à des privilèges excessifs. Il est abusif de parler à propos du judaïsme de religio licita, notion juridique inconnue des Romains (5), mais, en vertu du respect des droits locaux de tous les pérégrins de l'Empire, la Torah est reconnue comme la loi des Juifs, y compris dans ses aspects religieux. En d'autres termes, la reconnaissance du droit indigène juif par Rome oblige celle-ci à respecter les contraintes que la Torah impose aux fidèles. Ainsi les Juifs sont exempts du service militaire Le respect des interdits religieux (tabous alimentaires, respect du code de pureté rituelle, impossibilité de participer à d'autres cultes) empêche en effet les Juifs de côtoyer les païens dans les armées. D'une manière générale, toutes les règles que les Romains essaient de faire respecter concernant le Temple, la ville de Jérusalem, les livres sacrés, les synagogues, découlent de l'observation de la Torah, droit indigène des Juifs. Il n'y a là rien d'exceptionnel par rapport aux autres peuples et les Juifs ne bénéficient donc en aucune manière d'une «charte» qui leur serait propre."

Voir aussi modifier