« Guerre de Canudos » : différence entre les versions
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La transition de la monarchie à la république amena une série de changements sociaux et politiques qui, conjointement avec le marasme économique, ajoutèrent au désarroi psychologique de la population des ''sertões'' et peuvent par là aider à comprendre pourquoi tant de campagnards eurent le désir rationnel de se mettre sous la protection d’un chef religieux charismatique dans l’environnement sécurisé et régulé de la [[Hacienda|fazenda]] de Canudos. Outre la [[Laïcité|séparation de l’église et de l’État]], qui bouleversa une situation et des habitudes séculaires, la chute de la monarchie déboucha sur une [[Fédéralisme|fédéralisation]] très poussée de l’État brésilien. Chacune des anciennes provinces pouvait désormais taxer ses exportations, lever ses propres forces armées, et dans la limite de ses ressources fiscales, aménager ses propres infrastructures. En conséquence, les entités fédérées les plus dynamiques de la fédération (Rio Grande do Sul, [[Minas Gerais]], São Paulo) firent un bond en avant du point de vue tant de la prospérité matérielle que de l’ascendant politique au sein du nouvel État, alors que le reste du pays, ne bénéficiant plus de la redistribution automatique des ressources naguère garantie par un État centralisateur, tendaient à s’alanguir. L’État fédéré qui, dans ce contexte, perdit le plus en influence nationale était Bahia{{sfn|Levine|1995|p=13}}, mais de façon générale, la majeure partie du pays continua à s’empêtrer dans la stagnation économique et connut une longue période d’appauvrissement. Des flux de migrants se mirent en mouvement en quête d’emploi et de moyen de subsistance, mais peu trouvèrent l’un ou l’autre. Les propriétaires terriens, considérant les campagnards de race mixte comme étant peu aptes à travailler durement contre salaire, tentèrent, par une politique de colonisation subventionnée, de recruter des travailleurs agricoles d’Europe du Nord{{sfn|Levine|1995|p=11}}. La recette que l’on s’employa à appliquer pour imposer le progrès national fut de combiner le [[libéralisme économique]] avec des mesures tendant à étouffer l’expression populaire et à bloquer toute mobilisation sociale. Les élites politiques du littoral et du sud, dédaignant les difficultés des campagnes de l’intérieur, s’accordèrent à laisser le pouvoir aux mains de l’oligarchie foncière locale traditionnelle et à se reposer sur le système des ''coroneis'' (cf. ci-dessous){{sfn|Levine|1995|p=12}}.
Le nord-est du Brésil connut en 1877 l’une des [[sécheresse]]s périodiques les plus calamiteuses de son histoire. Cette sécheresse, qui dura deux ans, eut un effet dévastateur sur l’économie principalement agraire de cette région semi-aride et provoqua la mort par [[déshydratation (médecine)|déshydratation]] et [[inanition]] de plus de {{unité|300000|paysans}}. De nombreux villages furent complètement abandonnés et l’on assista même à des cas de [[cannibalisme]]. Des groupes de [[flagellant]]s affamés parcouraient les routes en quête de secours de l’État ou d’aide divine ; des bandes armées voulurent instaurer la justice sociale « par leurs propres mains » en attaquant les fermes et les petites localités, car dans l’éthique des désespérés « voler pour tuer la faim n’est pas un crime ». Dans le ''sertão'' [[bahia]]nais plus spécifiquement, la sécheresse la plus cruelle eut lieu entre 1888 et 1892, c'est-à-dire en pleine période de transition de la monarchie à la république, donc à une époque où personne ne savait dans quelle mesure les États autonomes nouvellement créés, frustrés désormais de la solidarité fédérale automatique, seraient capables de se porter financièrement au secours des régions affligées{{sfn|Levine|1995|p=40}}.▼
=== Milieu naturel ===
[[Fichier:Nordestepernambucocaatingasecasergiosertao.jpg|vignette|Paysage de ''[[caatinga]]''.]]
Canudos se situe dans le ''[[sertão]]'' du nord de l’[[Bahia|État de la Bahia]], dans une zone comprise entre le fleuve Itapicuru au sud et le cours inférieur du [[Rio São Francisco]] au nord, ou, plus précisément, dans une étendue particulièrement aride sise au nord de la petite ville de [[Monte Santo (Bahia)|Monte Santo]], ville à partir de laquelle en effet, si l’on va du sud vers le nord, se succède au ''sertão'' habituel une zone de tertres dénudés, aux pentes glissantes, à la terre parcimonieuse, dont le couvert végétal est caractéristique de la ''[[caatinga]]'',
Bien que la caatinga ne possède pas les espèces rabougries des déserts et qu’elle se montre riche de végétaux divers, ses arbres, vus dans leur ensemble, semblent ne former qu’une seule famille, quasiment réduite à une espèce invariable, et ne diffèrent que par la taille, ayant tous la même conformation, la même apparence de végétaux mourants, presque sans troncs, avec des branches qui surgissent à même la terre, donnant à l’ensemble l’apparence d’une zone de transition vers le désert{{sfn|Da Cunha|1993|p=48, 69}}. Lors des périodes de sécheresse, cette végétation pourtant offre les dernières ressources à qui en connaît les secrètes possibilités ; ainsi les gardiens de bétail du ''sertão'' (les ''vaqueiros'') savent-ils que découper en morceaux le ''[[Cereus jamacaru|mandacaru]]'' permet de s’hydrater même en période d’extrême sécheresse, et connaissent-ils le ''quixabeira'', dont les feuilles peuvent servir de fourrage au bétail{{sfn|Da Cunha|1993|p=160, 204}}. Si le mot ''sertão'' vient de ''desertão'', 'grand désert', l’on voit néanmoins qu’il ne s’agit aucunement d’un désert de sable, et Canudos plus particulièrement, ainsi que la zone environnante, se trouvait en fait bien arrosée de cours d’eau saisonniers, et par conséquent était la plupart des années nettement plus habitable que les étendues du sertão situées plus au nord et plus à l’ouest dans les États de [[Ceará]], de [[Rio Grande do Norte]] et de [[Pernambouc (État)|Pernambouc]]{{sfn|Levine|1995|p=79}}.
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Enfin, il y a lieu de relever cette caractéristique de la ''caatinga'', qui la distingue de la [[steppe]] ou de la [[pampa]] du sud brésilien et de l’[[Argentine]], et qui n’est pas sans portée militaire : le voyageur, et le soldat, ne jouit pas d’un large horizon et de la perspective des franches plaines ; la ''caatinga'', au contraire, restreint le regard et entrave sa marche par sa trame végétale, hérissée d’épines et de feuilles urticantes, et le torture psychologiquement en déroulant devant lui, sur d’infinies distances, comme le note Da Cunha, « un aspect invariablement désolé d’arbres sans feuilles, aux branches tordues et desséchées, crochues et entrecroisées, se dressant avec rigidité vers l’espace ou s’étirant souplement sur le sol (…) ».
▲Le nord-est du Brésil connut en 1877 l’une des [[sécheresse]]s périodiques les plus calamiteuses de son histoire. Cette sécheresse, qui dura deux ans, eut un effet dévastateur sur l’économie principalement agraire de cette région semi-aride et provoqua la mort par [[déshydratation (médecine)|déshydratation]] et [[inanition]] de plus de {{unité|300000|paysans}}. De nombreux villages furent complètement abandonnés et l’on assista même à des cas de [[cannibalisme]]. Des groupes de [[flagellant]]s affamés parcouraient les routes en quête de secours de l’État ou d’aide divine ; des bandes armées voulurent instaurer la justice sociale « par leurs propres mains » en attaquant les fermes et les petites localités, car dans l’éthique des désespérés « voler pour tuer la faim n’est pas un crime ». Dans le ''sertão'' [[bahia]]nais plus spécifiquement, la sécheresse la plus cruelle eut lieu entre 1888 et 1892, c'est-à-dire en pleine période de transition de la monarchie à la république, donc à une époque où personne ne savait dans quelle mesure les États autonomes nouvellement créés, frustrés désormais de la solidarité fédérale automatique, seraient capables de se porter financièrement au secours des régions affligées{{sfn|Levine|1995|p=40}}.
=== Aspects anthropologiques ===
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La portion de territoire circonvoisinant la ''fazenda'' de Canudos apparaît, même selon les normes du ''sertão'', comme très faiblement peuplée, avec une [[densité de population]] de seulement {{nombre|0.6|habitant par km|2}} (selon le [[Recensement de la population|recensement]] de 1890), et confinait vers le nord-ouest au ''Raso da Catarina'', étendue très aride et quasi inhabitable. La partie du sertão et de l’''[[Agreste (géographie)|agreste]]'' qu’Antônio Maciel parcourut pendant ses vingt années de pérégrinations, appelée pour cette raison ''sertão du Conselheiro'', et dans laquelle se situe aussi Canudos, s’étendait dans les États contigus de la Bahia et du [[Sergipe]], englobait une dizaine de communes (les ''municípios'' de [[Pombal (Paraíba)|Pombal]], [[Nova Soure|Soure]], [[Conde (Bahia)|Conde]], [[Inhambupe]], [[Entre Rios (Bahia)|Entre Rios]], [[Alagoinhas]], [[Itapicuru]], [[Tucano (Bahia)|Tucano]], [[Monte Santo (Bahia)|Monte Santo]] et [[Jeremoabo]]), et comptait près de {{nombre|220000|habitants}} (pour 1,9 million d’habitants dans l’ensemble de l’État de la Bahia). En 1872, soit 16 ans avant l’[[Loi d'or|abolition de l’esclavage]], le pourcentage d’esclaves dans cette même région s’établissait à 10,75 % en moyenne ; à Jeremoabo, ce chiffre était faible (moins de 4 %), mais fort élevé à Monte Santo (12,7 %) et à Entre Rios (23,7 %)<ref>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=76-77}}. À noter que ces données [[Démographie|démographiques]] varient fortement d’une source contemporaine à l’autre.</ref>.
Que la prédication de Conselheiro ait eu un tel retentissement dans les ''sertões'' de la Bahia peut sans doute s’expliquer en partie par certaines particularités historiques, culturelles et [[Psychologie|psychologiques]] de la population locale. Celle-ci, isolée, vivant en un cercle étroit jusqu’à la fin du {{s-|XIX}}, avait évolué et s’était multipliée largement à l’abri de tout élément étranger trois siècles durant ; plongée dans un abandon quasi complet, la population demeura tout à fait étrangère aux destinées du Brésil central et conserva intactes les traditions du passé. Selon Da Cunha (auquel l’on ne peut se dispenser de faire référence en ces matières, attendu que sa vision des choses, exprimée dans son célèbre ouvrage, conditionnera pendant des décennies la version dominante de cette guerre) se serait établi dès l’aube de l’histoire du Brésil, au {{s-|XVI}}, un riche peuplement mixte, où cependant l’[[Amérindiens|Indien]] prédominait, s’amalgamant certes au Blanc (incarné par des individus échappés à la justice ou par des aventuriers entreprenants) et au Noir (représenté par quelques [[Marronnage (esclavage)|nègres marrons]]), mais sans que ces derniers fassent nombre au point d’annuler l’indéniable influence indigène ; en effet, à l’instar des populations ''sertanejas'' qui s’étaient constituées auparavant plus au sud-ouest, sur le cours moyen du fleuve São Francisco, une population se serait formée également, toujours selon Da Cunha, dans le ''sertão'' de Canudos avec une dose prépondérante de sang ''tapuia''. L’isolement, et une longue période de vie en vase clos faisant suite au mélange originel, auraient, toujours selon Da Cunha, produit une remarquable uniformité chez ces habitants, lesquels offrent des visages et des statures qui varient légèrement autour d’un modèle unique, au point de donner l’impression d’un type [[Anthropologie|anthropologique]] invariable, donc inconfondable de prime abord avec le [[métis]] du littoral [[Océan Atlantique|atlantique]], qui présentait un aspect beaucoup plus varié ; partout, affirme Da Cunha, les mêmes caractères physiques — même teint bronzé, cheveux lisses et durs, ou doucement ondulés, carrure athlétique — s’alliaient aux mêmes caractères moraux, se traduisant par les mêmes superstitions, les mêmes vices et les mêmes vertus{{sfn|Da Cunha|1993|p=131, 135}}. En réalité, il semble que la population du sertão ait été très variée racialement et ethniquement, et non homogène comme le laissait supposer Da Cunha et, avec lui, d’autres auteurs. Les ''[[caboclo]]s '' (métis de Blanc et d’Indien) composaient certes la majorité de la population, mais n’étaient assurément pas les seuls habitants de la région{{sfn|Levine|1995|p=91}}. Les auteurs qui écrivaient sur Canudos notèrent non seulement la pigmentation sombre de la plupart des adeptes de Conselheiro, mais soulignèrent aussi que nombre de sertanejos des classes supérieures étaient de teint olivâtre ou sombre{{sfn|Levine|1995|p=155
Sur le plan culturel et psychologique, on trouvait alors dans la société rustique des ''sertões'', par un cas remarquable d’[[atavisme]], nous affirme Da Cunha, un riche héritage constitué d’un mélange d’[[anthropomorphisme]] indien, d’[[animisme]] africain, mais aussi de certaines croyances et superstitions [[Portugal|portugaises]] qui avaient gardé (le temps s’étant ici en quelque sorte immobilisé) la forme qu’elles avaient à l’époque de la découverte et de la colonisation. Le Portugal à l’époque de l’[[Inquisition]] connut en effet plusieurs superstitions extravagantes, avait l’obsession des miracles, recherchait, dans le pressentiment d’une ruine prochaine, son salut dans les espérances messianiques, et de fait vit entrer en scène plusieurs prophètes et illuminés. De surcroît, le [[mysticisme]] politique du [[sébastianisme]], disparu au Portugal, survivait alors encore intégralement, de façon particulièrement impressionnante, dans les ''sertões'' du nord brésilien{{sfn|Da Cunha|1993|p=163-164}}{{,}}{{sfn|Levine|1995|p=199}}. Quant au spiritisme africain, il fleurissait surtout sur la côte et n’avait pénétré l’intérieur des terres que faiblement, dans des poches habitées par d’anciens esclaves et leurs descendants. En revanche, les pratiques religieuses populaires empruntaient largement aux croyances indiennes anthropomorphiques et animistes, notamment sous la forme de personnages surnaturels ambulants etc{{sfn|Levine|1995|p=107}}.
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[[Fichier:Antonio Conselheiro (Pátria Brazileira).jpg|thumb|Antônio Conselheiro.]]
Antônio Conselheiro, fondateur et chef spirituel jusqu’à sa mort de la communauté de Belo Monte, naquit en 1830, sous le nom d’Antônio Maciel, dans une bourgade de la ''caatinga'' de l’État de Ceará, dans le nord du Brésil. Il avait le teint olivâtre, attribué plus tard à une ascendance en partie indienne{{sfn|Levine|1995|p=121}}.
Il entama
Si ses sermons développaient souvent des thèmes apocalyptiques, ils les empruntait à des sources [[liturgie|liturgiques]] reconnues, en particulier à ''[[Missão Abreviada]]'' du [[Prêtre catholique|prêtre]] et prédicateur itinérant [[Portugal|portugais]] [[Manuel José Gonçalves Couto|Manoel Couto]] ; le texte de ses homélies et de ses prêches, nonobstant leur insistance sur le péché individuel, la pénitence et l’imminence du jugement dernier, reflétaient une vision théologique en accord avec les enseignements de l’église au {{s-|XIX}}, lors même qu’ils étaient susceptibles de choquer ceux qui avaient coutume de prendre moins littéralement les mises en garde apocalyptiques de la bible. La base de sa prédication étaient des homélies familières, insistant sur l’éthique, la moralité, les vertus du dur travail, et la piété{{sfn|Levine|1995|p=195}}, flétrissant tout autant les employeurs qui trompaient leur personnel que les employés qui commettaient des vols{{sfn|Levine|1995|p=131}}. Il fulminait contre le protestantisme, la franc-maçonnerie, la laïcité, les [[juifs]] etc. mais le plus souvent prônait la pénitence, la moralité, la droiture et la dévotion, sans s’interdire de donner des contenus pratiques à sa prédication.
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Cependant, la décision de partir à Canudos avec la famille entière ne se prenait pas toujours après rupture de tous les ponts, comme le voulait le ''[[Topos (littérature)|topos]]'' contemporain en vigueur dans le littoral. La guerre terminée, il apparaîtra qu’en réalité beaucoup de prisonnières ''canudenses'' « avaient gardé par devers elles des biens, dont elles se proposaient de vivre après les combats ; d’autres, ayant toujours l’avenir en vue, avaient laissé leurs biens sous la tutelle de membres de leur famille ou d’amis (…). Ainsi que cela nous fut confirmé par beaucoup d’officiers, la majorité des papiers découverts à Canudos consistaient en contrats d’achat de maisons et de terres »<ref name=Bartelt90/>.
Sans conteste, Antônio Conselheiro était ouvertement [[Monarchisme|monarchiste]] et prêchait contre la [[República Velha|République]]
C’est donc à tort que les autorités de [[Rio de Janeiro]] voulurent faire de Canudos un élément d’un vaste complot monarchiste contre le nouveau régime, bénéficiant de complicités dans la capitale, voire de soutiens à l’étranger, en particulier d’[[Grande-Bretagne|Angleterre]]. Ce qui en effet ressort des lettres, des écrits de toutes sortes, des vers qui furent découverts à Canudos après sa liquidation par l’armée, est une religiosité diffuse et incongrue, dont les tendances [[Messianisme|messianiques]] n’avaient pas de portée politique bien affirmée. Les ''Canudenses'' ne s’opposaient à l’ordre républicain nouvellement établi que dans la mesure où, croyant à l’imminence du règne promis de Dieu, ils percevaient dans la République le triomphe temporaire de l’[[Antéchrist]]. Da Cunha, par un parti-pris propre aux élites républicaines du littoral, voudra voir dans Canudos, en substance, la révolte d’une société [[Anachronisme|anachronique]], restée, par son isolement géographique et culturel séculaire, à l’abri des évolutions et des mouvements de civilisation extérieurs, et refusant violemment l’irruption brutale de la modernité incarnée par la République. Ce qu’exprime Da Cunha en ces termes :
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=== Structures de pouvoir et centres de décision ===
Le mouvement de Canudos était porté par un noyau fonctionnellement différencié d’individus haut placés et fonctionne hiérarchiquement. Dans le domaine strictement religieux, Maciel avait sous ses ordres un groupe restreint de ''beatos'' et ''beatas'' (dévots), qui formaient une manière de confrérie laïque nommée ''Companhia do Bom Jesus'', qui était chargée de prendre soin du ''sanctuaire'', où vivait Maciel et où étaient conservées les images de saints, de protéger Maciel contre l’extérieur, de l’assister dans la [[Liturgie catholique|liturgie]], de sonner les cloches et d’organiser des collectes d’aumônes dans les environs. La plus considérée parmi les ''beatas'' se voyait confier l’alimentation du Conselheiro et, en qualité de [[sage-femme]] diplômée, aidait aussi à mettre au monde les enfants de Canudos<ref>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=84}}.</ref>.▼
▲Le mouvement de Canudos était porté par un noyau fonctionnellement différencié d’individus haut placés. Dans le domaine strictement religieux, Maciel avait sous ses ordres un groupe restreint de ''beatos'' et ''beatas'' (dévots), qui formaient une manière de confrérie laïque nommée ''Companhia do Bom Jesus'', qui était chargée de prendre soin du ''sanctuaire'', où vivait Maciel et où étaient conservées les images de saints, de protéger Maciel contre l’extérieur, de l’assister dans la [[Liturgie catholique|liturgie]], de sonner les cloches et d’organiser des collectes d’aumônes dans les environs. La plus considérée parmi les ''beatas'' se voyait confier l’alimentation du Conselheiro et, en qualité de [[sage-femme]] diplômée, aidait aussi à mettre au monde les enfants de Canudos<ref>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=84}}.</ref>.
Religion et économie formaient à Canudos les deux piliers du pouvoir, auxquels s’ajoutait, surtout après le déclenchement de la guerre, le pilier militaire. Les négociants appartenaient, tant dans l’ancienne que dans la nouvelle Canudos, à la strate dirigeante. Cela valait en premier lieu pour les deux ''vieux de la vieille'' Antônio da Mota et Joaquim Macambira. Tous deux pouvaient s’appuyer sur des rapports de clientèle et de parentèle avec les ''[[Coronélisme|coronels]]'' de la région. Le nouveau venu Antônio Vilanova, qui avait fui sa province natale du [[Ceará]] pour la Bahia à la suite de la sécheresse de 1877 et s’était fixé à Canudos non pour des motifs religieux, mais par esprit de lucre, ayant en effet perçu dans la nouvelle colonie un potentiel marché en expansion, sut se hisser au rang de figure économique dominante de Canudos, notamment en éliminant, avec l’appui de l’autorité militaire ''conselheiriste'', toute concurrence indésirable. Pendant la guerre, il réussit à se rendre indispensable comme pourvoyeur de [[munition]] et même à faire partie du commandement militaire de Canudos<ref>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=86}}. Bartelt cite {{harvsp|Calasans|1986|p=53-69}}.</ref>.
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José Venâncio, dit Zê Venâncio, ''jagunço'' connu et redouté, qui passait pour être l’auteur de huit meurtres<ref>Selon Da Cunha ; de dix-huit meurtres selon Levine (« wanted for eighteen murders in Volta Grande », cf. ''Vale of Tears'', {{p.|165}}), qui se base sans doute sur le chiffre donné par le capucin João Evangelista, ''Relatório'', {{p.|5}}.</ref>, était, avec João Abade, l’un des deux seuls chefs militaires dont le nom fut cité par João Evangelista. Pendant la guerre, quelques journaux de Salvador affirmèrent que le ''jagunço'' avait fait partie, dans la décennie 1890, du groupe ''cangaceiro'' de [[Volta Grande]], qui opérait dans les [[Lavras Diamantinas]]. Jouissant de la confiance du Conselheiro, il était un de ceux chargés de collecter les dons pour la construction de la nouvelle église. Il se vit aussi confier, dans le sillage du combat de Uauá, la tâche de détruire les petites ''fazendas'' et habitations afin que l’ennemi ne pût s’y abriter durant sa marche sur Canudos, et détruisit ainsi une quarantaine de maisons{{sfn|Calasans|1986|p=11-12}}. José Aras, confirmant que Venâncio était originaire de Volta Grande, ajouta à ses états de service le fait d’avoir emmené à Canudos, alors qu’était annoncée la venue de la {{3e}} expédition, quelques-uns de ses anciens compagnons de brigandage, munis de carabines et de fusils Comblain pris sur les forces policières bahiannaises<ref>J. Aras, ''Sangue de irmãos'', {{p.|82}}.</ref>. Il combattit jusqu’à la fin, et ne périra qu’après que furent tombés Pajeú, João Abade et Macambira<ref>E. da Cunha, ''Os sertões'', {{p.|549}}.</ref>.
Bernabé José de Carvalho joua un rôle dramatique dans la phase finale de la guerre. Ce ''jagunço'' célibataire, accusé d’avoir commis un homicide à Salvador à la suite de quelque incident dans une maison de jeu, avait des antécédents mystiques, ayant en effet été ''beato'' du père José Vieira Sampaio de [[Casa Nova|Riacho de Casa Nova]]<ref>E. da Cunha, ''Caderneta de campo'', Introd., notes et commentaires de Olímpio de Souza Andrade, éd. Cultrix, São Paulo & INL, Brasília, 1975.</ref>. Il refusa de prendre le commandement d’un piquet, ainsi que l’en prièrent quelques-uns de ses camarades de combat. Le {{date-|2 octobre 1897}}, il se présenta devant le général Artur Oscar, s’offrant d’aller, en compagnie du timide Antônio Beato (dit ''Beatinho''), parlementer avec les ''jagunços'' qui s’obstinaient à poursuivre la lutte et de les convaincre de se rendre<ref>E. da Cunha, ''Os sertões'', {{p.|605}}.</ref>. Tous deux revinrent au campement militaire en traînant derrière eux des centaines de leurs compagnons de combat, une masse famélique, dépenaillée, blessée, mourant de soif. Les versions divergent quant au dénouement de cet épisode ; selon le journaliste [[Fávila Nunes]], Bernabé put retourner dans sa région d’origine<ref>W. Nogueira Galvão, ''No calor da hora'', {{p.|202}}.</ref>, selon Euclides da Cunha, il ne le put<ref>Euclides da Cunha, Os sertões, {{p.|606}}, cité dans {{harvsp|Calasans|1986|p=14-15}}.</ref> ; Alvim Martins Horcades pour sa part, sans mentionner le nom de Bernabé, parle d’Antonio Beatinho et de ses deux compagnons, chargés de la mission d’amener à se rendre les ''jagunços'' récalcitrants, sur la foi de ce que le général Artur Oscar garantissait la vie sauve à tous. Les trois émissaires toutefois furent égorgés à 8 heures du soir le {{date-|3 octobre 1897}}, et avec eux quinze combattants ''conselheiristes''<ref>Alvim Martins Horcades, ''Descripção de uma viagem a Canudos'', Litho-Typ. Tourinho, Salvador 1899, {{p.|110}}.</ref>{{,}}{{sfn|Calasans|1986|p=15}}.
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=== Prélude et élément déclencheur ===
Outre le soupçon
En {{date-|octobre 1896}}
Le détachement que les autorités envoyèrent alors à Canudos sera la première d’une série de quatre expéditions, lesquelles eurent ceci de remarquable, que dans chaque nouvelle expédition furent répétées les erreurs de la précédente. Ces erreurs étaient essentiellement de trois ordres : premièrement, la sous-estimation des difficultés [[Géographie|géographiques]] et [[Climatologie|climatologiques]], les hauts gradés de l’armée régulière, formés dans les grandes villes aux théories militaires européennes, n’ayant aucune idée de la configuration du terrain dans le ''[[sertão]]'' ; deuxièmement, la méconnaissance de l’adversaire, les militaires s’obstinant à pratiquer une tactique s’appuyant sur des corps de bataille fermés, à l’européenne, alors qu’ils avaient à affronter une guerre d’escarmouches, menée par des [[guérilla]] insaisissables, familiers avec le terrain, en mesure de monter embuscade sur embuscade, sans grand risque pour eux ; troisièmement, la mésestime de Conselheiro, qui s’était, au cours d’un quart de siècle d’errance dans le ''sertão'', acquis auprès des populations un ascendant et une vénération considérables, y compris d’ailleurs auprès des guides mis à contribution par l’armée, ce qui permit aux ''conselheiristes'' d’être au fait du moindre mouvement des troupes gouvernementales. Mais de façon générale, les provinces du nord-est ([[Goiás]], Bahia et [[Pernambouc (État)|Pernambouc]]), et moins encore leurs arrière-pays, ne figuraient guère sur la carte mentale des élites de la jeune république brésilienne. Ces élites, établies dans la capitale Rio de Janeiro et à [[São Paulo]], férues de [[positivisme]], acquises à l’idée de progrès, totalement alignées sur les conceptions et usages occidentaux, ignoraient tout du mode de vie des populations très mélangées habitant le ''sertão'' ou tout au plus les considéraient comme des ''arriérés atavistes'', selon le mot d’[[Euclides da Cunha]]. Le pouvoir central ne pouvait donc voir dans une rébellion telle que celle de Canudos qu’une sédition anti-républicaine qu’il convenait de réprimer.
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==== Retraite et débandade ====
[[Fichier:O combate em Canudos entre as tropas legaes e os fanaticos de Antonio Conselheiro. Morte gloriosa do bravo capitão Salomão defendendo uma peça de artilharia.jpg|thumb|350px|Combat de Canudos: Mort
Les ''sertanejos'' eurent tout loisir de puiser dans les dépouilles laissées par l’armée entre Rosário et Canudos : matériel, armement moderne et munitions abondantes constituaient un véritable arsenal à l’air libre. Les ''jagunços'' emportèrent au village les quatre canons Krupp, et à leurs vieux tromblons à chargement lent ils purent substituer des fusils de guerre [[Arme automatique|automatiques]] ''[[Fusil Mannlicher M1895|Mannlicher]]'' et ''Comblain''{{sfn|Da Cunha|1993|p=359}}.
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Ensuite, les ''jagunços'' rassemblèrent les cadavres des soldats tombés qui gisaient épars et les décapitèrent. Les têtes furent fichées sur des pieux et disposées face à face des deux côtés de la route, et les [[Uniforme militaire|uniformes]], [[képi]]s, [[dolman]]s, gourdes, ceinturons etc., suspendus dans les arbustes, composant ensemble le décor qu’allait par la suite avoir à traverser la future quatrième expédition{{sfn|Da Cunha|1993|p=360}}. Parmi les chefs ''sertanejos'' s’étaient distingués dans la bataille Pajeú, Pedrão, qui ultérieurement commandera les ''conselheiristes'' lors de la traversée de ''Cocorobó'', Joaquim Macambira et João Abade, bras droit d’Antônio Conselheiro, qui avait déjà dirigé les ''jagunços'' lors de la bataille d'Uauá.
=== Quatrième expédition et liquidation du réduit (juin
==== Résumé ====
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Un émissaire fut alors envoyé dans la ''caatinga'' à la recherche de la deuxième colonne, qui avait fait halte à moins d’un km au nord.
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La deuxième colonne, placée sous les ordres du général Cláudio do Amaral Savaget, partit d’Aracaju, capitale du Sergipe, sur le littoral. S’avançant d’abord en trois brigades séparées jusqu’à Jeremoabo (à {{unité|150|km}} à l’ouest de Canudos), la colonne poursuivit à partir du {{date-|16 juin}} sa route vers le but des opérations en formation groupée. Elle était forte de {{nombre|2350|hommes}}, y compris les garnisons de 2 canons Krupp légers.
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Le campement avait perdu son aspect chaotique des premières semaines. En dehors des épisodes, de plus en plus espacés, d’assaut des ''jagunços'', le campement connaissait dorénavant la quiétude d’un petit hameau paisible. À l’inverse, dans le camp rebelle, les provisions se mirent à manquer et le déséquilibre s’aggravait entre le nombre de combattants valides, en diminution constante, et celui des femmes, enfants, vieillards, mutilés et malades, qui ne cessait d’augmenter, réduisant les ressources, gênant les mouvements des combattants, mais se refusant pourtant à fuir. Les ''jagunços'' les plus en vue avaient disparu : Pajeú, en juillet ; le sinistre João Abade, en août ; le rusé Macambira, plus récemment ; José Venâncio, et bien d’autres encore. Les figures principales désormais étaient Pedrão, le défenseur de Cocorobó, et Joaquim Norberto, que, faute de mieux, l’on avait hissé au statut de commandant{{sfn|Da Cunha|1993|p=535-537}}.
==== Mort
[[Fichier:Ruins church in canudos 1897.jpg|vignette|Ruines de l'église du ''Bom Jesus'' détruite par les bombardements de l'armée. Photo de [[Flávio de Barros]].]]
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Néanmoins, pour les rebelles, la situation s’était détériorée : ayant été délogés de l'église nouvelle, ils avaient perdu tout accès aux ''cacimbas'', et les vastes brasiers qui les encerclaient les acculaient dans leur dernier réduit{{sfn|Da Cunha|1993|p=581-584}}.
Le {{date-|2 octobre}}, deuxième jour de la dernière offensive, deux ''sertanejos'' vinrent se rendre ; l’un d’eux, Beatinho, fut renvoyé par le commandement, avec mission de convaincre ses camarades ''jagunços'' de capituler. Mais au bout d’une heure, l’émissaire revint suivi de quelque 300 femmes et enfants, et d’une demi-douzaine de vieillards impotents. Les ''jagunços'' se débarrassaient ainsi de cette foule inutile, ce qui leur permettait d’économiser leurs ressources et de prolonger le combat{{sfn|Da Cunha|1993|p=587}}. Les jours suivants, les rebelles résistèrent jusqu’à l’épuisement complet sans consentir à se rendre. Canudos enfin tomba le {{date-|5 octobre}}, lorsque, en fin d’après-midi, moururent ses quatre derniers défenseurs, un vieillard, deux adultes et un enfant, le lendemain, le village est détruit{{sfn|Da Cunha|1993|p=592}}.
==== Atrocités ====
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La dernière campagne militaire contre Canudos est entachée de [[Crime de guerre|crimes de guerre]] massifs et systématiques perpétrés tant contre les combattants faits prisonniers que contre la population civile non combattante. L’armée républicaine ne se borna pas à procéder à une destruction intégrale de la ville de Canudos, à en démolir méthodiquement les rues et les maisons à la dynamite et à les incendier au kérosène, mais s’employa en outre à exterminer la quasi-totalité des habitants.
▲En particulier, le ministre [[Carlos Machado Bittencourt|Bittencourt]] fut tenu responsable de la mort intentionnelle de centaines de [[Prisonnier de guerre|prisonniers de guerre]], parmi lesquels des hommes, des femmes et des enfants, y compris de combattants qui s’étaient rendus en brandissant un [[drapeau blanc]] et avaient reçu, au nom de la République, la promesse de protection et de vie sauve. Le maréchal Bittencourt — qui se trouvait dans le quartier-général à Monte Santo, à quelques dizaines de km du lieu des combats —, avisant qu’on retirait du front et conduisait vers l’arrière des ''Canudenses'' prisonniers, envoya dire au général Artur Oscar « qu’il devait bien savoir que lui, ministre, n’avait pas où garder des prisonniers ! », ainsi que le relata le député et écrivain [[César Zama]], celui-ci soulignant par ailleurs que « le général Artur Oscar comprit bien toute la portée de la réponse de son supérieur hiérarchique ». Tous les hommes faits prisonniers à partir de cet instant furent égorgés, selon la pratique dite ''cravate rouge'' (en [[Portugais|port]]. ''gravata vermelha'')<ref>[[César Zama|Zama, César]]. ''Libello Republicano Acompanhado de Comentários sobre a Campanha de Canudos''. Salvador, 1899</ref>. Alvim Martins Horcades, médecin de l’armée et témoin oculaire, en fit le récit suivant : « Il arrivait que (…) alors qu’ils dormaient, l’on s’était mis d’accord pour leur donner la mort. Après que l’appel eut été fait, l’on organisa ce bataillon de martyrs, les bras attachés, ligotés les uns aux autres, chaque paire ayant deux gardes, et ils suivaient… De ce service étaient chargés deux gradés et un soldat, sous les ordres du [[sous-lieutenant]] Maranhão, lesquels, experts dans l’art, sortaient déjà leurs sabres dûment affûtés, de manière que, dès qu’ils touchaient la [[Artère carotide externe|carotide]], le sang commençait à jaillir »<ref name=Horcades1899>Alvim Martins Horcades, ''Descrição de uma Viagem a Canudos'', Salvador, 1899. Réédité en 1996.</ref>.
Nombre de défenseurs capturés, y compris des femmes, furent ainsi exécutés malgré une promesse, exprimée publiquement par Artur Oscar vers la fin de la guerre, que les rebelles qui se rendraient serait épargnés. Marciano de Sergipe, l’un des derniers défenseurs, fut, après sa capture, transpercé de coups de baïonnette à différents endroits du corps et [[Décapitation|énucléé]]{{sfn|Levine|1995|p=187}}. Une femme enceinte, dont les douleurs avaient débuté, fut étendue dans une remise vide le long de la route et abandonnée. Les soldats tuaient les enfants en fracassant leur crâne contre des troncs d’arbre. Des ''jagunços'' blessés étaient écartelés ou découpés en pièces. Plusieurs des filles amenées à Salvador avaient été [[viol]]ées et battues par les soldats{{sfn|Levine|1995|p=191}}. Cette mort au couteau, ou ''à froid'', était la terreur suprême des ''sertanejos'', qui croyaient que dans ce cas, leur âme ne serait pas sauvée. Les soldats exploitaient cette superstition et promettaient assez souvent la charité d’un coup de fusil en échange de révélations ou exigeaient qu’ils fassent un vivat à la République. Beaucoup de ''sertanejos'', instruits du sort qui leur serait réservé s’ils étaient pris, préférèrent donc combattre jusqu’à la mort<ref>''Le Brésil face à son passé'', intervention de Roberto Ventura, {{p.|57}}. Allusion à {{harvsp|da Cunha|1993|p=552}}.</ref>.
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== Éclairages particuliers ==
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==== Intrication avec la politique bahianaise ====
À Bahia, fin 1889, la plupart des hommes politiques étaient opposés à l’instauration de la [[República Velha|république]], redoutant qu’un changement institutionnel de cette ampleur ne vînt aggraver la crise économique. Négociants et gens d’affaires craignaient que la rhétorique républicaine sur la [[justice sociale]] et sur un accès élargi à la prise de décision politique ne débouchât sur l’[[anarchie]]. Dans un premier temps, la municipalité de [[Salvador]] vota contre la dictature militaire nationale et tint à réaffirmer sa fidélité à la [[Empire du Brésil|monarchie]] ; elle n’accepta la république qu’après que la famille impériale eut définitivement pris la route de l’exil vers l’Europe{{sfn|Levine|1995|p=35}}. La nouvelle constitution de 1891, qui instituait un [[fédéralisme]] très poussé, eut pour effet d’alimenter davantage encore la tension politique existante en donnant un pouvoir inédit aux régions socialement et économiquement les plus puissantes. Le nouveau système fédéraliste récompensait les États fédérés les plus dynamiques, au détriment des autres, relégués au statut de quasi-parias{{sfn|Levine|1995|p=37, 59}}. L’État de Bahia, sur le retour depuis déjà de longues décennies, n’avait plus désormais que peu d’influence au niveau fédéral{{sfn|Levine|1995|p=58}}. De plus, cet État, et sa capitale en particulier, était soupçonné d’être resté secrètement monarchiste, et pendant l’affaire de Canudos, les représentants bahianais auront à cœur de prouver que ces allégations étaient dénuées de fondement{{sfn|Levine|1995|p=35}}.
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| style="text-align: left;" | '''Euclides da Cunha''', ''Hautes Terres'', {{p.|510}}.
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Pour les observateurs venus du littoral, Antônio Conselheiro était l’incarnation du fanatisme et de la dissidence anti-républicaine et s’était montré habile à manipuler les petites gens des campagnes, à l’égard desquels ces mêmes observateurs ressentaient une pitié mêlée de dégoût{{sfn|Levine|1995|p=9}}. L’attitude négative des résidents du littoral s’exacerbait par la [[croissance démographique]] dans le ''sertão'', laquelle poussait vers la côte des contingents grandissants de ''sertanejos'' misérables et apportait aux zones côtières le risque de [[Épidémie|maladies épidémiques]], du chômage et de la pauvreté ; en réaction, les autorités municipales dressaient des barrages routiers à l’entrée de leurs villes et internaient dans des camps les réfugiés de la sécheresse{{sfn|Levine|1995|p=49}}.
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=== Aspects religieux du conflit ===
==== Situation de l’Église dans l’État de Bahia ====
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Au début, et pendant de nombreuses décennies, la plupart des historiens et des intellectuels brésiliens ont ajouté foi à la vision de Da Cunha, qui voyait Canudos symboliquement comme le résultat d’impulsions primitives de paysans arriérés manipulés par un faux messie. Ultérieurement, les auteurs de [[Gauche (politique)|gauche]] se sont approprié les événements de Canudos pour illustrer leur analyse particulière des phénomènes sociaux et voulu réinterpréter Canudos comme un noyau de résistance politique contre l’oppression, magnifiant le conflit en une rébellion héroïque sans précédent contre le [[féodalisme]] — c’était, selon les termes d’[[Abguar Bastos]], « l’une des manifestations les plus stupéfiantes de courage humain au Brésil »<ref>[[Abguar Bastos|Bastos, Abguar]], ''A visão histórico-sociológica de Euclides da Cunha'', São Paulo, Editora National, 1986, {{p.|7-8}}.</ref>. Les [[Théologie de la libération|théologiens de la libération]] p.ex. se sont ingéniés à refaçonner cet épisode historique en coulant Canudos dans le moule d’une communauté de charité, pratiquant une solidarité fraternelle, et détruite par des ''fazendeiros''-exportateurs ploutocrates et leurs clients bourgeois. Les idéologues du [[parti communiste brésilien]] ont présenté Canudos comme l’aboutissement de la conscientisation et de la mobilisation paysannes, et promu le conflit en parangon de la [[lutte de classes]]{{sfn|Levine|1995|p=209}}. D’autres, mettant en relief la structure féodale de la société du ''sertão'' et postulant l’antagonisme de classe comme le principal ressort derrière le phénomène Canudos, ont exalté les ''jagunços'' comme des soldats luttant contre le système latifundiaire ; selon les termes de [[Rui Facó]], Antônio Conselheiro souleva une « rébellion inconsciente mais spontanée contre la monstrueuse et séculaire oppression par la grande propriété semi-féodale »<ref>[[Rui Facó|Facó, Rui]], ''Cangaceiros e fanáticos'', {{p.|833}}.</ref>. Pourtant, il n’y a pas d’éléments de preuve indiquant qu'Antônio Conselheiro eût jamais prôné l’insurrection sociale{{sfn|Levine|1995|p=210}}. Toutes ces interprétations ne contribuent guère à une meilleure compréhension du parcours de vie et des motivations de ceux qui suivirent Antônio Conselheiro vers le lieu saint. Aucune n’aide à mieux appréhender Canudos comme un phénomène dynamique de nature à la fois religieuse et politique{{sfn|Levine|1995|p=8}}.
On retrouve un écho de la vision de Rui Facó — mais rapportée aussi à la situation brésilienne présente — dans un texte tardif d’[[Otto Maria Carpeaux]] intitulé ''A lição de Canudos'' (litt. ''la Leçon de Canudos'') :
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==== Les ''sertanejos'' vus comme « race forte » ====
Canudos cessa
==== ''Os Sertões'' et la synthèse nationale désormais envisageable ====
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Il serait hâtif d’en déduire une sympathie ou empathie de Da Cunha vis-à-vis du ''sertão'', une volonté de se faire l’avocat des ''sertanejos''. Il faut se rappeler que l’ambivalence délibérément cultivée de l’auteur lui permet de changer sans cesse de perspective et d’y admettre les paradigmes (très en vogue dans les milieux intellectuels) évolutionnistes et du déterminisme racial ; les [[Topos (littérature)|topos]] de bestialisation, d’invisibilité, de folie couplée à la religion etc. ne font pas ici défaut. La mentalité du ''sertanejo'', « [[anachronisme]] palpable » reste [[Anthropologie|anthropologiquement]] incompatible avec les « hautes ambitions de la civilisation ». Du reste l’empathie, si déjà elle existe dans le chef de l’auteur, sera démentie par l’accueil fait au livre dans divers lieux, accueil auquel ne contribuèrent pas peu les mises à distance [[Racialisme|racialistes]] opérées par le texte et le fait qu’il s’évertue à démontrer qu’un gouffre infranchissable sépare le ''nous'' républicain et le ''eux'' des campagnes de l’intérieur<ref>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=322}}.</ref>.
La critique de Da Cunha n’est pas dirigée contre la république en soi, mais contre la pratique réelle de la république, contre une civilisation de clercs, restée inattentive à son essence propre, à son authenticité nationale.
Au-delà du niveau symbolique, ''Os Sertões'' contient quelques éléments pragmatiques permettant de dépasser l’oxymore et de restaurer l’unité et l’homogénéité de la nation déchirée : intégration spatiale (doter le ''sertão'' d’un réseau d’institutions, de [[barrage]]s<ref>{{harvsp|da Cunha|1993|p=87-90}}, à l’exemple de ce que les Français ont réalisé en [[Tunisie]].</ref> etc.), temporelle (réduire le ''retard de phase'' accusé par le ''sertāo'' sur l’axe temporel du développement historique), et raciale (par la mobilité, la migration intérieure, et la poursuite du métissage, où la race blanche serait appelée à jouer le premier rôle, même si Da Cunha ne prononce jamais le mot de ''branqueamento''). L’auteur souscrit au discours sur la nécessité d’une modernisation, à concrétiser par l’innovation et la formation techniques sous la direction d’experts blancs issus des métropoles nationales et ''formatés'' au paradigme universaliste. La civilisation, entendue comme la suprématie de la culture d’origine européenne, apparaît, compte tenu de la réalité raciale du métissage, comme la condition de la pérennité nationale<ref name=Bartelt326>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=326}}.</ref> :
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Afonso Arinos du reste n’était pas le seul intellectuel monarchiste à croire à l’importance d’incorporer le ''sertanejo'' dans la nationalité brésilienne. [[Eduardo Paulo da Silva Prado|Eduardo Prado]], propriétaire d’''O Comércio de São Paulo'', affirma lui aussi la nécessité de prendre en compte le ''caboclo'' comme élément caractéristique de la nation, arguant que celui-ci était « un homme que nous devons tous admirer pour sa vigueur et parce que c’est lui qui, au bout du compte, est ce qu’est le Brésil, le Brésil réel, bien différent du cosmopolitisme artificiel dans lequel nous vivons, nous habitants de cette grande ville. C’est lui qui a fait le Brésil »<ref>''[http://www.revistahistoria.ufba.br/2013_1/a11.pdf A guerra dos jagunços: o conflito de Canudos e o sertanejo nos escritos de Afonso Arinos]'', article de Flávio Raimundo Giarola, paru dans ''Revista de História'' 5, 1-2 (2013), {{p.|209}}. La citation de Prado est tirée de ''O catolicismo, a Companhia de Jesus e a colonização do Brésil'', dans ''III centenário do venerável Joseph de Anchieta'', éd. Aillaud, Paris & Lisbonne 1900, {{p.|47}}.</ref>. L’écrivain [[Afonso Celso de Assis Figueiredo Júnior|Afonso Celso]] également contestait les théories selon lesquelles le métis serait un dégénéré et un être racialement inférieur et s’attacha à souligner au contraire que le « métis brésilien ne présente aucune infériorité d’aucune sorte, ni physique ni intellectuelle »<ref>[[Afonso Celso de Assis Figueiredo Júnior|Afonso Celso]], ''Porque me ufano do meu país'', {{p.|114}}.</ref>. Les ''vaqueiros'' notamment, rappela-t-il, sont à ranger parmi les métis, ces ''vaqueiros'' dont la sobriété et le désintéressement sont notoires, qui jouissent d’une santé inaltérable, sont d’une force et d’une dextérité rares, etc.<ref>F. R. Giarola, ''A guerra dos jagunços'', {{p.|210}}.</ref>
▲L’argument de ce roman, qui évoque Canudos à travers les faits et gestes du ''vaqueiro'' (gardien de bétail) Luiz Pachola, peut être résumé comme suit. Lors d’un séjour dans la ''[[fazenda]]'' Periperi en 1877 pour une ''vaquejada'' (regroupement du bétail avec [[rodéo]]), Pachola fait pour la première fois la rencontre de [[Antônio Conselheiro|Maciel]] et de sa petite suite et s’éprend de la [[mulâtre]]sse Conceição. Celle-ci cependant périt lorsqu’elle tente de protéger Pachola des coups de couteau d’un rival jaloux. Ce sacrifice incite le héros à se vouer désormais à la foi et à la [[pénitence]], et le décide à se joindre à Maciel. Plus tard, en 1897, à ''Belo Monte'', Pachola occupe un poste de confiance et appartient au commandement militaire de Canudos. Il survit à la guerre et s’échappe avec quelques autres survivants en direction de la ''caatinga''<ref name=Bartelt299>{{harvsp|D. D. Bartelt|(2003)|id=Bartelt|p=299}}.</ref>{{,}}<ref>S. M. Azevedo, Préface 2003, {{p.|32}}.</ref>.
Le roman se place dans la perspective des petites gens, ''vaqueiros'' et [[journalier]]s, rendant palpable la vie quotidienne de la communauté ''[[Antônio Conselheiro|conselheiriste]]''. De ce seul point de vue déjà, ''O Jagunços'' est en porte-à-faux avec le discours dominant sur Canudos. En outre, la violence procède clairement de l’armée républicaine, tandis que les ''Canudenses'' ne font que défendre leur projet. Tout acte délictueux de leur part est systématiquement nié par le narrateur, y compris le passé criminel de quelques protagonistes : la paisible et industrieuse colonie se concentre sur une économie de subsistance et sur la poursuite de quelques petits négoces et apparaît entièrement intégrée dans l’environnement socio-économique de la région<ref name=Bartelt299/>.
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