Sur les falaises de marbre

livre de Ernst Jünger

Sur les falaises de marbre (titre original en allemand : Auf den Marmorklippen) est un roman court d'Ernst Jünger écrit et publié en 1939, que beaucoup de critiques considèrent comme son chef-d'œuvre[1]. Il s'agit d'un récit allégorique, ou encore un « récit légendaire »[2], dénonçant la barbarie[3] et formant une « parabole de la résistance »[4]. Il a été traduit en français par Henri Thomas en 1942[5]. Cette œuvre est considérée comme appartenant au phénomène d'« émigration intérieure »[6] décelé chez Jünger à partir du milieu des années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale[7],[8].

Sur les falaises de marbre
Image illustrative de l’article Sur les falaises de marbre
Couverture de l’édition originale de 1939

Auteur Ernst Jünger
Pays Drapeau de l'Allemagne Allemagne
Genre Roman court
Version originale
Langue Allemand
Titre Auf den Marmorklippen
Éditeur Hanseatische Verlagsanstalt
Lieu de parution Hambourg
Date de parution 1939
Version française
Traducteur Henri Thomas
Éditeur Gallimard
Collection Blanche
Lieu de parution Paris
Date de parution 1942
Chronologie

Résumé

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Le récit se déroule dans un pays imaginaire, la Marina, terre de vignobles et de raffinements, bordée d'un côté par la mer, de l'autre, au nord, par des falaises de marbre qui la séparent de la Campagna, terre de grands pâturages et de bergers. L'intrigue se déroule sept ans après la guerre d'Alta-Plana, territoire situé de l'autre côté de la mer. Le narrateur et son frère, qui y ont combattu, travaillent au sein d'un vaste ermitage situé sur les falaises de marbre. Occupés par leur bibliothèque et leur immense herbier, vivant paisiblement dans la contemplation de la nature, ils assistent à la montée du Grand Forestier, seigneur de la Maurétanie, pays de forêts situé au nord de la Campagna. Les hordes du Grand Forestier sèment la dévastation dans la Campagna et menacent la Marina :

« Le spectacle de tels temps laissait prévoir ce qu'on était en droit d'attendre encore de la part du vieux, aux aguets dans ses profondes forêts. Lui qui haïssait la charrue, le blé, la vigne et les animaux domestiques, à qui les claires demeures et la vie au grand jour étaient contraires, se souciait peu de régner sur cette plénitude. Son cœur s'ouvrait seulement quand sur la ruine des villes les mousses et le lierre verdissaient, et que la chauve-souris, sous les voussures crevées des cathédrales, voletait à la clarté de la lune. Il voulait voir, à l'extrême bord de son domaine, les arbres baigner leurs racines dans la Marina, et sur leur cime le héron argenté devait rencontrer la cigogne noire s'envolant des taillis de chênes pour regagner le marécage. Il fallait que le sanglier fouille de ses défenses la terre noire des vignobles et que les castors circulent sur les étangs des couvents, quand par des sentiers cachés les bêtes sauvages s'acheminent au crépuscule pour étancher leur soif. Et sur les lisières, où les arbres ne peuvent s'enraciner dans le marécage, il voulait voir au printemps passer les bécasses et durant l'arrière-saison la grive voler vers les baies rouges[9]. »

Le récit décrit l'avancée du Grand Forestier, le combat pour défendre la Marina, la défaite et la dévastation qui s'ensuivent. Les défenseurs de la Marina, dont le narrateur et son frère, trouvent dans les montagnes d'Alta-Plana un refuge et la paix.

Récit symbolique ou allégorie antinazie ?

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Très vite, certains ont vu dans la figure du Grand Forestier une vision à peine transposée d'Hitler. La vie de l'auteur, ainsi que celle de son éditeur, sont alors menacées par la publication du livre, mais Jünger échappe à toute sanction car Hitler ne souhaite pas « frapper un héros aussi glorieux de la première Guerre mondiale » malgré les exhortations du Reichsleiter Philipp Bouhler en ce sens[10]. George Steiner estime que le livre a peut-être été « le seul acte de résistance majeure, de sabotage à l'intérieur, qui se soit manifesté dans la littérature allemande sous le régime hitlérien[11] ».

Julien Gracq a livré un texte dans lequel il commente sa lecture du récit[12]. Pour lui : « Ce n'est pas une explication de notre époque. [Ce] n'est pas non plus un livre à clé où on [pourrait], comme certains ont été tentés de le faire, mettre des noms sur les figures inquiétantes ou imposantes qui se lèvent de ces pages. Avec plus de vérité, on pourrait l'appeler un ouvrage symbolique, et ce serait seulement à condition d'admettre que les symboles ne peuvent s'y lire qu'en énigme et à travers un miroir[13]. »

Selon Michel Vanoosthuyse, le personnage du Grand Forestier renvoie d'emblée à Staline, et non à Hitler : « Faire du satrape viveur et tout oriental qu'est par certains côtés le Grand Forestier le décalque de Hitler, c'est être myope. Que les victimes du Grand Forestier et de ses sbires soient justement les artisans et les paysans sédentaires de la Marina, fidèles à leurs rites, à leurs fêtes et à leurs ancêtres, amateurs d'ordre, devrait inciter à la prudence, ou suggérer, si l'on veut à tout prix maintenir l'interprétation antinazie du roman, que Jünger ne comprend décidément rien à la politique ; en réalité, il la comprend trop bien[14]. »

Cette vision semble toutefois contredite par les convictions nettement antinazies de Jünger dès la fin des années 1930, notamment mises en évidence par la publication de son Journal de guerre[15]. La décontextualisation opérée par Jünger dans Sur les falaises de marbre fait en réalité de son récit une charge contre la terreur et la dictature, qui ne se limite donc pas au seul régime hitlérien. L'auteur, alors âgé de 97 ans, s'est lui-même exprimé sur ce point : « À vrai dire, je songeais à un type de dictateur plus puissant encore, plus démoniaque. (...) S'il allait bien à Hitler, l'histoire a montré qu'il pouvait aussi convenir à un personnage de plus grande envergure encore : Staline. Et il pourra correspondre à bien d'autres hommes[16]. »

Quoi qu'il en soit, Vanoosthuyse fait observer que le livre passe sans encombre les multiples barrières de la censure, qu'il est édité par une maison plus que proche du pouvoir, qu'il connaît immédiatement six rééditions successives, et que la Wehrmacht elle-même le fait tirer à 20 000 exemplaires en 1942 et distribuer dans ses « librairies du front ». Il rappelle aussi qu'il ne fait l'objet d'aucune attaque dans la presse national-socialiste, qu'il est commenté élogieusement en par la revue Weltliteratur, qui dépend de la SS, et qu'il est accueilli dans une histoire national-socialiste de la littérature comme la Volkhafte Dichtung der Zeit de Langenbucher[14].

Succès et influence

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Le livre a connu dès sa publication un vif succès et le premier tirage en fut vite épuisé[17].

L'influence de Sur les falaises de marbre a été très vite remarquée, notamment sur Le Désert des Tartares de Dino Buzzati écrit un an plus tard, ou sur Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, admirateur de Jünger avec qui il se lia d'amitié. Les trois romans présentent de nombreux traits communs, quant à leur thématique — l'attente du barbare —, leur style — très descriptif et laissant peu de place à l'action, quoique celle-ci soit moins présente encore chez Buzzati et Gracq qui la chassent hors des bornes du récit — ou quant au monde qu'ils décrivent — trois univers imaginaires, au bord du rêve : la « Marina » et la « Campagna » chez Jünger, le « Royaume » et « l'État du nord » chez Buzzati, « Orsenna » et le « Farghestan » chez Gracq[18]. On retrouve enfin cette influence chez J. M. Coetzee (En attendant les barbares, 1980)[19].

Éditions

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  • Première édition en Allemagne : Auf den Marmorklippen, Hanseatische Verlagsanstalt, Hambourg, 1939
  • Sur les falaises de marbre, trad. française Henri Thomas
    • Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1942
    • Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1967
    • Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 1971
    • Paris, Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1979

Notes et références

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  1. Bernard Rapp qualifie cette œuvre de « plus beau roman de ce siècle » au début du numéro de l'émission Un siècle d'écrivains consacré à Ernst Jünger.
  2. Geneviève Coste écrit : « Jünger choisit la forme synthétique et symbolique du récit légendaire comme instrument d'une vision subtile (...) » dans « La marche dans les solfatares ou : l'irrésistible exténuation du temps » in Philippe Barthelet (dir), Ernst Jünger, L'Âge d'Homme, collection Les Dossiers H, 2000, p. 302.
  3. Isabelle Grazioli-Rozet remarque dans son essai Qui suis-je ? Jünger : « Les critiques littéraires proposent souvent deux grilles de lecture pour analyser le roman et le rapport qu'il entretient avec l'histoire. Les uns l'ont déchiffré comme un roman littéraire à clef (...). Les autres affirment la valeur du modèle mythique et insistent sur le caractère intemporel de l'œuvre (...). » p. 54
  4. (de) Martin Meyer, Ernst Jünger, Carl Hanser Verlag, 1990, p. 299.
  5. Sur cette traduction considérée comme une très grande réussite lire John D. Gallagher, « Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre ~ quelques réflexions sur la traduction française d'un chef-d'œuvre de la littérature allemande » in Michel Ballard, Europe et traduction, Artois Presse Université/Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1998, p. 207-220.
  6. À ce sujet lire le chapitre « Two Kinds of Emigration » dans (en) Stephen Brockmann, German Literary Culture at the Zero Hour, Boydell & Brewer, 2004, p. 90-114.
  7. « One of the most interesting cases of inner emigration literature was Ernst Jünger's On the Marble Cliffs » écrit Joseph W. Bendersky dans A History of Nazi Germany: 1919-1945, Rowman & Littlefield, 2000, p. 163.
  8. (en) Helmut Peitsch, Charles Burdett, Claire Gorrara, European Memories of the Second World War: New Perspectives on Postwar Literature, Berghahn Books, 1999, p. 100-101.
  9. P. 63-64 dans l'éd. 1979.
  10. Julien Hervier in Ernst Jünger, Journaux de guerre II. 1939-1948, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, note 1 p. 54 (p. 1103-1104).
  11. « sole act of major resistance, of interior sabotage, which was carried out by German literature under the Hitler regime » dans une préface à l'édition anglaise du récit publié en 1969 chez Penguin, p. 11. Cité par Frédéric de Towarnicki in « Ernst Jünger l'écrivain qui a défié Hitler », L'Œil de bœuf, n°5/6, décembre 1994, p. 161.
  12. « Symbolique d'Ernst Jünger » in Œuvres complètes, tome 1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 976-982.
  13. « Symbolique d'Ernst Jünger », Op. cit., p. 977.
  14. a et b Michel Vanoosthuyse, Fascisme et littérature pure. La fabrique d'Ernst Jünger, Agone, coll. « banc d'essais », 2005, p. 178-209.
  15. Philippe Sollers, « Jünger était-il antinazi ? », Le Nouvel Observateur, 6 mars 2008.
  16. Entretiens publiés par Frédéric de Towarnicki dans le livre Ernst Jünger - Récits d'un passeur de siècle, éditions du Rocher, 2000, p. 33.
  17. 35 000 exemplaires ont été écoulés en 1940 et 67 000 exemplaires en ont été vendus à la date d'octobre 1943. Isabelle Grazioli-Rozet, op. cit., p. 54
  18. À propos des liens entre les trois romans, voir P. Marot, « Figures de la lecture dans trois romans des années de guerre : Sur Les Falaises de Marbre d'Ernst Jünger, Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, et Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq », Voix d'ouest en Europe, souffles d'Europe en ouest, actes du congrès d'Angers, 21-24 mai 1992, Presses de l'université d'Angers, 1993 ; Anne Longuet Marx, « Le récit au bord du vide. Des falaises au rivage, ou "l'esprit-de-l'histoire" dans deux romans de Ernst Jünger et de Julien Gracq », Revue Romane, Bind 30 (1995) 1 ; Joseph Hanimann, « Julien Gracq : la fiction sans le roman », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 26 juillet 2005, trad. française de François Bon
  19. Yves Clavaron, « Aux frontières mortes de l’Empire, l’attente du barbare, dans les romans de Jünger, Buzzati, Gracq et Coetzee », in J. Przychodzen, A. Klimkiewicz (Eds.), Barbares et Barbaries aujourd’hui, Montréal, Université Mc Gill, « Discours social » Volume XXIV, 2006, p. 95-108

Annexes

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Bibliographie

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Sur les autres projets Wikimedia :

  • Michel Vanoosthuyse, « Sur les falaises de marbre : (Auto)critique ou (auto)mystification ? », Agone, no 34, 2005, p. 161-178. [lire en ligne]

Liens externes

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