Utilisateur:Arnaudus/NPOV
La neutralité de point de vue (NPOV) est un des piliers fondateurs de Wikipédia. En tant que telle, elle est non-négociable, si on ne l'aime pas on quitte Wikipédia. J'aime les trucs non-négociables dans Wikipédia. Ça permet de créer des ancres, de ne pas laisser dériver le projet au fil du temps. Pour autant, la NPOV est l'un des principes fondateurs qui m'a donné le plus de mal. À comprendre et à appliquer.
À la base, le NPOV est parmi les «innovations» qui ont rendues Wikipédia possible. La question est : «comment construire une encyclopédie libre, en ligne, sur la base du volontariat?». La réponse n'est pas si simple. Plusieurs projets antérieurs à Wikipédia, dont le plus célèbre était Nupédia, on consisté à ouvrir la participation à des «spécialistes», définis par un degré de reconnaissance académique plus ou moins arbitraire (profession, diplôme...). Et, dans l'ensemble, pour résumer : catastrophe. Personne ne participait, et en plusieurs mois, seules quelques dizaines d'articles ont été créés. Les spécialistes ne sont pas de bons clients, ils ont trop de choses à faire pour se tenir à l'élaboration d'une encyclopédie comme ça, gratuitement, sur leur temps libre.
La NPOV, pilier fondateur
modifierL'idée géniale qui a permis à Wikipédia de devenir ce qu'elle est, c'est l'ouverture à tous. Tout le monde peut participer à Wikipédia, sans même avoir besoin de s'enregistrer. Mais deux problèmes évidents apparaissent : comment s'assurer de la fiabilité des informations, et comment éviter la prolifération des points de vue partisans? La réponse à la première question est la vérifiabilité, la réponse à la deuxième est le NPOV.
Le NPOV impose aux contributeurs de respecter un «point de vue neutre» lorsqu'ils rédigent des articles pour Wikipédia. Une des pierres angulaires du point de vue neutre est l'utilisation du discours indirect pour affirmer un point de vue. Au lieu d'écrire «La vérité est que...», on écrit «X affirme que la vérité est que...». On attribue les points de vue à des sources externes, et on transforme les points de vue en informations factuelles. «X affirme que la vérité est que...» est un fait facilement vérifiable, et n'est pas contestable même si on pense que X se trompe. Le rédacteur se place comme un arbitre, au centre, et attribue les idées, les citations, les controverses; il ne fait que décrire la situation. De fait, le lecteur également est placé en tant qu'observateur : on ne lui lâche pas une vérité toute faite, on l'informe d'une multitude de points de vue.
La NPOV dans les faits
modifierCette solution à la résolution des conflits semble particulièrement astucieuse. Dans l'idéal, il serait possible de rédiger des articles dans lesquels les deux (ou plusieurs) «camps» se reconnaissent, et admettent le caractère factuel du contenu de l'article. Sans la NPOV, il ne pourrait pas y avoir d'articles sur aucun sujet sensible, politique, religieux, ou culturel. Et dans les faits? Ça marche. Enfin pas tout le temps. Enfin pas très bien. Ça marchotte, dirons-nous.
Les contributeurs de Wikipédia sont d'une diversité incroyable. Tous les bords politiques, toutes les religions, toutes les cultures, presque toutes les nationalités sont représentées sur Wikipédia. Impossible de faire des catégories, ni des statistiques d'ailleurs puisque les contributeurs sont anonymes pour la plupart. Cependant, si je peux me permettre de faire une grossière classification des contributeurs engagés dans des conflits éditoriaux, je me cantonnerais à les mettre dans deux groupes : ceux qui sont là pour améliorer l'encyclopédie, et qui finissent par s'enliser sur un sujet particulier, et ceux qui sont là pour défendre un point de vue («rétablir la vérité» la plupart du temps, c'est à dire leur vérité) sur un sujet. Il est évident que le combat est inégal, mais pas forcément déséquilibré. Le contributeur régulier a pour lui sa légitimité en tant que contributeur, son réseau, et sa connaissance des règles et des procédures. Le militant a pour lui son énergie, son temps, et sa capacité à s'absorber dans cet unique conflit pendant un laps de temps plus ou moins long. L'issue est incertaine, mais une chose est sûre : la version finale de l'article sera biaisée. La différence est dans la motivation et l'acceptation de compromis pour se débarrasser du conflit. En un mot comme en mille, pour résumer une critique faite maintes et maintes fois aux articles de Wikipédia par des spécialistes de différents domaines : Wikipédia donne trop de poids aux théories marginales, et affaiblit d'autant la pertinence des théories académiques.
La neutralité est-elle scientifique?
modifierIl est un domaine où le concept même de NPOV me semble problématique, et manque de chance, c'est un domaine où je contribue de temps en temps. Il s'agit des articles scientifiques, et ceux traitant de sujets para-scientifiques. Contrairement à la politique ou à la culture, où un relativisme mou est de mise, la science ne peut s'appuyer sur le NPOV. La science prétend, souvent de manière bien présomptueuse d'ailleurs, à atteindre une certaine «vérité». Cette vérité est en général un modèle (certains emploient encore le terme de «théorie» qui est à l'origine de nombreux malentendus) qui est conforté par des observations ou des expériences. Parfois, deux modèles sont en compétition, et seul le temps et l'accumulation de nouvelles observations permettront le triomphe de l'un d'entre eux, ou d'une synthèse entre les deux. Ce que certains scientifiques appellent la vérité scientifique, c'est le modèle le plus vraisemblable, celui qui convient à la plupart des spécialistes du domaine. De fait, les conflits en science sont de plus en plus rares, et leur résolution est «propre», elle se fait en présentant de nouvelles données à la communauté scientifique.
Pourquoi cette digression? Parce que les articles scientifiques sur Wikipédia sont aussi sources de conflits. Principalement les articles traitant de concepts qui touchent à la philosophie, comme l'évolution ou la naissance de l'univers. Il semble assez évident qu'un conflit sur le théorème de Pythagore est moins probable (mais sur Wikipédia, on ne peut jurer de rien!). En se basant sur ce que j'ai écrit ci-dessus, la résolution des conflits sur les articles scientifiques devrait suivre la voie royale, celle du NPOV. C'est vrai... si le conflit entre contributeurs est un conflit scientifique. Personnellement, je n'ai jamais été dans cette situation.
En effet, la plupart des conflits sur les articles scientifiques sont des conflits de société. C'est un bataille entre un «courant» de société et la communauté scientifique. Une religion qui n'admet pas l'évolution des espèces, un groupe d'extrémistes écologistes qui n'admet pas une mesure basse du coût environnemental de l'énergie nucléaire, un bricoleur du dimanche qui remet en cause le deuxième principe de la thermodynamique. Ces individus, plus ou moins bien organisés, utilisent Wikipédia comme moyen de communiquer au monde ce qu'ils appellent souvent des «théories alternatives», qui sont en fait des modèles plus ou moins farfelus qui ne sont pas (ou plus) considérés comme valides par la communauté scientifique. Facile à régler, diriez-vous. Et bien non. Le NPOV ne fonctionne pas dans le cas que j'appelle régulièrement «négationnisme scientifique». Si le negationnisme historique est interdit par la loi dans de nombreux pays, ce n'est pas par hasard, c'est justement parce qu'il n'existe pas de moyen facile de s'opposer par la parole et l'argumentation à la négation de l'échafaudage logique des connaissances mis en place depuis des siècles.
Le problème vient de la disymétrie des arguments. D'un côté, vous avez des groupes de marginaux extrêmement actifs, qui se «battent» de manière acharnée contre une «vérité» scientifique qui ne leur plait pas. Et de l'autre, vous avez la communauté scientifique, qui la plupart du temps n'est même pas au courant de la «controverse», et qui, quand elle l'est, la méprise joyeusement. Quel éminent scientifique perdrait son temps à répondre point par point à toutes les idées farfelues? Aucun. La reconnaissance du scientifique est celle du milieu, pas celle du public. C'est parfait comme ça, sauf que la situation devient extrêmement malsaine quand on participe à Wikipédia: on n'a aucune source scientifique répondant aux critiques des farfelus, alors que les dits farfelus ont à leur disposition des milliers de livres publiés à compte d'auteur par quelque gourou argenté. Pour compliquer encore plus la situation, vous trouverez sans gros problème, quelque part parmi les milliers de chercheurs travaillant correctement, la perle rare, celui ou celle qui, par faiblesse d'esprit ou par désir de publicité, se décide à soutenir publiquement, ou au moins à douter publiquement, une «théorie alternative». Peu importe que le rapport de forces soit de 1 à 1000 dans la communauté scientifique ; le fait est très vite révélé par les alternativistes, qui l'utilisent pour se procurer la légitimité dont ils manquent tellement.
Dans cette situation, le respect de la NPOV est catastrophique. Les articles deviennent une série de questions-réponses entre l'alternativiste acharné et un pauvre éditeur qui a bien accepté de jouer le rôle de la communauté scientifique. Au final, les deux «théories», celle de la communauté scientifique et celle d'un groupuscule extrêmiste, sont présentées à égal niveau, et le lecteur semble encouragé à se faire sa propre idée en fonction de l'habileté des participants à convaindre du bien fondé de son point de vue. C'est catastrophique pour Wikipédia. Pousser le relativisme jusqu'à mettre en balance des pseudo-théories bancales et un modèle scientifique moderne offre au lecteur et au critique le spectable pitoyable d'une joute de sophistes jouant aux apprentis encyclopédistes, l'image d'un monde où celui qui communique impose sa vérité en dépit du bon sens et des faits. Un monde où n'importe qui peut participer à un débat scientifique sans rien connaitre à un problème, où le scientifique débat à mains nues contre l'obscurantiste, devant un public indifférent. La fin de la civilisation occidentale, pour reprendre une expression ironique du Bistro de Wikipédia. Sauf que là, elle ne m'a jamais paru aussi concrète, cette expression. En tant que vecteur de connaissances, Wikipédia ne peut pas se permettre de véhiculer une culture scientifique biaisée: l'état des connaissances scientifiques ne peut pas être pollué par l'obscurantisme d'une partie de la société.
L'ensemble des solutions pour remédier à cet état de fait ne me semble pas évident. Une possibilité pourrait d'être la reconnaissance du statut de scientifique. Certains contributeurs pourraient faxer leur thèse de doctorat à la fondation Wikimedia et ainsi bénéficier d'un statut de spécialiste. C'est néamoins opposé à toute la politique éditoriale de Wikipédia, et je doute que ça puisse fonctionner. Trop lourd. Et je n'ai jamais vraiment aimé l'argument d'autorité. De plus, jusqu'à quel point un spécialiste est-il spécialiste? Est-ce qu'un biologiste aurait son mot à dire sur un article de mathématiques? Non, la solution ne vient définitivement pas des contributeurs. On pourrait aussi penser à renforcer la ligne éditoriale des articles scientifiques, en ne présentant que les connaissances académiques (par exemple, en prouvant que tel modèle est enseigné dans une université publique). On mettrait alors une limite assez arbitraire entre les travaux scientifiques et les travaux à destination du public, comme les ouvrages de vulgarisation. On aurait également le problème des domaines où la connaissance académique n'est pas précisément définie, comme les sciences humaines ou les sciences de l'ingénieur. Enfin, on abandonnerait complètement les articles pseudo-scientifiques à leurs théories débilifiantes : si l'origine de l'univers appartient aux scientifiques, j'imagine que l'astrologie ou les OVNI appartiennent à leurs partisans. On déplace donc le relativisme à un autre niveau, celui du sujet traité. Donner arbitrairement raison à un raisonnement rationnel, aussi sain que ça puisse paraitre (au moins à mes yeux), cela reviendrait à rogner sur le sacro-saint NPOV. Décidément, ce problème touche vraiment au principe même de Wikipédia. De notre capacité à y apporter une réponse efficace dépendra probablement le rôle qu'aura l'encyclopédie libre dans la culture du XXIe siècle.