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Le Sénégal est un pays d’une superficie légèrement inférieure à 200.000 km2. Le Sénégal est donc un peu moins de sept fois plus grand que la Belgique. Pour un pays africain, son territoire est très restreint[1]. Nous tenons à préciser ces données pour rendre compte de la diversité exceptionnelle de ce pays. Malgré sa petite superficie, il compte des milliers d’ethnies différentes qu’il serait impossible de dénombrer et de citer dans ce travail. Il est tout de même possible de dénombrer le nombre d’habitants du Sénégal. Celui-ci s’élève à treize millions d’habitants[2]. Il se situe dans la région de l’Afrique de l’Ouest et borde l’Océan Atlantique, ce qui explique le vif intérêt que les nations occidentales lui portaient et la position stratégique qu’elles voyaient en lui à l’époque de l’expansion commerciale. Au niveau ethnolinguistique, les langues nationales du pays font toutes partie de la famille nigéro-congolaise. En effet, on y parle deux langues mandées, le soninké et le malinké, et quatre langues atlantiques, le wolof, le peul, le sérère et le diola, en plus de la langue française qui a été instaurée comme unique langue officielle du pays peu de temps après la décolonisation[3]. Mais d’autres langues africaines plus rares recouvrent également le territoire. Moussa Daff en dénombre une vingtaine[4]. D’un point de vue religieux, la population est majoritairement musulmane, suite à l’islamisation par les moines Almoravides dès 1080. Il existe également une minorité de chrétiens et d’animistes dans le pays. Les Sénégalais, bien qu’issus de différentes ethnies, trouvent donc pour la plupart d’entre eux une tradition commune en l’Islam. Enfin, la capitale du pays, Dakar, est le plus grand pôle d’attraction de la nation, ce qui a pour conséquence le développement du multilinguisme majoritairement entre le wolof, le français et les autres langues africaines de la population urbaine.

Le Sénégal aux origines : un territoire cosmopolite

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Bien avant que les colons français ne mettent pied à Saint-Louis, le territoire sénégalais n’a cessé d’appartenir successivement à différents royaumes. Le terme « sénégalais » ne devrait pas être employé concernant la période précédant la colonisation, parce que l’expression a été instaurée plus tard, lors de la colonisation, lorsque les colons ont choisi de délimiter leur territoire au sud du fleuve Sénégal. De plus, ce terme tend à simplifier de manière péjorative une réalité qui est construite d’une multitude de facettes différentes. Nous allons tenter de nous atteler à la description de l’historique antérieur à l’arrivée des colons du territoire sénégalais. Il est cependant malaisé de déterminer précisément dans le temps les différentes appartenances du territoire sénégalais. De fait, beaucoup de preuves de leurs différentes appartenances au fil des siècles ont été perdues à cause de la fragile tradition orale des peuples africains.

Historique et conséquences

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Le territoire que l’on appelle aujourd’hui Sénégal a successivement appartenu à plusieurs entités. Du IXe au XIIIe siècle, il a appartenu à l’empire du Ghana, puis, du XVIe au XVIIe siècle, il s’est retrouvé dans l’empire peul de Koli Tenguella. Il a également été dépendant de l’empire du Tekrour, de l’empire du Djolof, et de l’empire du Mali. Ces différentes dépendances, au cours de douze siècles, ont inévitablement laissé des traces sur le territoire du Sénégal actuel au niveau de la situation géographique des diverses ethnies. Ces traces se sont principalement marquées par le biais des migrations que ces différentes époques ont engendrées. Ainsi, à titre d’exemple, nous pouvons citer l’importante vague de migrants malinké lors de l’expansion de l’Empire du Mali[5]. À l’époque de l’installation des premiers colons français, Dakar était peuplé essentiellement des ethnies wolofs, lébous, peuls et toucouleurs[6]. Ces différents peuples ont migré de leur territoire d’origine vers la capitale afin de contribuer à la main d’œuvre dont les colons français avaient besoin. Il va de soi que ces nombreuses ethnies se caractérisent par des traits qui les différencient les unes des autres et qui les rendent uniques. Ainsi, les ethnies wolof et toucouleur figurent parmi les communautés islamisées le plus tôt et étaient des sociétés composées de castes et étaient donc très hiérarchisées. La communauté lébou, elle, est une ethnie dont les possessions foncières lui ont donné un statut privilégié économiquement parlant. Nous pouvons également citer d’autres ethnies peuplant le reste du Sénégal. Les peuls sont une ethnie à part car elle est composée de nomades venus de l’est de l’Afrique. Les sérères, quant à eux, ont quitté le nord-est du Sénégal pour échapper à l’islamisation. Bien qu’il ne soit point aisé de résumer la situation du territoire sénégalais du début de l’humanité à l’avènement de la colonisation, nous pouvons distinguer certaines données essentielles qui devront être prises en compte lors de l’analyse de la situation linguistique actuelle de Dakar. Ainsi, les différentes ethnies dont les langues sont soit devenues langues nationales, soit tombées dans l’oubli, ont eu un rôle déterminant dans l’évolution du territoire sénégalais tel que nous le connaissons désormais, bien que les colons français l’aient métamorphosé.

La colonisation : l’imposition de la langue française

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Une petite histoire de la colonisation

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Sans vouloir retracer l’histoire de la colonisation en détail, nous devons pourtant nous arrêter sur certains points historiques fondamentaux pour deux raisons. Tout d’abord, il nous faut nous reporter au passé afin de comprendre le la situation linguistique actuelle au Sénégal. De plus, si la langue française s’est imposée dans plusieurs pays africains, c’est par l’entrée des colons au Sénégal que cela a été impossible. En effet, c’est en s’installant dans ce pays que les colons français ont pu effectuer de plus amples explorations sur le continent africain. Le Sénégal a donc été la porte ouverte à la colonisation et à ses abus. Il est alors important de s’arrêter quelques instants sur cette période fondamentale pour le continent africain, mais également pour le monde occidental. Au XVe siècle, période des grandes découvertes et de l’expansion commerciale de l’Europe, l’explorateur portugais Bartolomeu Dias découvre le Cap vert. Grâce à cette découverte, les portugais purent y installer un de leurs nombreux comptoirs commerciaux. Ils eurent par la suite la permission papale d’explorer le continent africain. Pour effectuer de telles expéditions, les européens profitèrent de la main d’œuvre africaine au sein de ce que l’on appelle aujourd’hui le commerce triangulaire. Nous nous devons également de mentionner que les Européens, considérés comme la race la plus parfaite à l’époque[7], avaient pour intention de perfectionner la population du continent africain. Plus tard, lors de la Conférence de Berlin, s’étant tenue de 1884 à 1885, les différentes nations exploratrices[8] se partagèrent le continent et établirent les frontières étatiques telles que nous les connaissons désormais. Le fonctionnement de cette division était simple : chaque pays gardait le territoire dans lequel ses colons avaient pu s’implanter en tant que colons. Par ce partage, la France hérita donc officiellement du Sénégal, territoire où les colons français s’étaient installés officiellement depuis le début du XIXe siècle.

Les étapes de la colonisation française

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Les Portugais n’ont laissé que très peu de traces dans la nation sénégalaise actuelle[9]. A leur instar, les colons français ont installé des comptoirs commerciaux aux abords du Sénégal à partir du XVIIe siècle et leur installation a perduré jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Dans son article Une nouvelle place pour le français au Sénégal ?[10], Omar Ka mentionne l’installation à Saint-Louis en 1816 des premières écoles primaires françaises. Il faut absolument préciser que celles-ci n’étaient fréquentées que par les membres de la haute classe sénégalaise. A l’époque, le français était donc la langue de l’élite, et n’était guère parlé par plus de 2 % de la population sénégalaise. En outre, l’imposition de la langue française était un moyen d’assimilation politique mis en place par les colons. Cette volonté de supplanter la civilisation africaine par la civilisation occidentale était également synonyme de simplification intentionnelle de la situation politique, ethnique et linguistique, similaire à la représentation occidentale de l’époque du sauvage, puis du colonisé. L’administration française a été implantée sur un territoire lébou. Comme le font Dreyfus et Juillard[11], nous pouvons imaginer que le lébou a été une langue intermédiaire pour les nouveaux arrivants pendant plusieurs décennies. Nous sommes dont très loin de la représentation simpliste du colon civilisateur et tout-puissant, écrasant la culture et ses composantes du colonisé. Il était donc naturel que cette domination s’opère principalement et premièrement dans les écoles primaires, où la langue française était enseignée comme la langue maternelle des élèves. Il faut également préciser qu’elle était la seule langue d’enseignement, ne prenant nullement en compte les autres langues africaines du pays. Les colons souhaitaient donc agir à la racine, espérant engendrer une génération parlant un français normé, la langue française que l’on retrouvait dans le Paris de l’époque. Omar Ka précise que des tentatives de création d’écoles incluant l’enseignement en langue africaine ont eu lieu, notamment celle de Jean Dard qui a essayé d’instaurer le wolof comme langue d’enseignement dans les écoles primaires. Malheureusement, cette tentative se solda par un échec. Cependant, la véritable colonisation du territoire s’étend de 1830 à 1960, année de décolonisation pour l’ensemble des pays africains subsahariens.

Impacts de la colonisation

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Nous pouvons également nous demander quel fut l’impact de la colonisation sur les différentes ethnies composites de la nation sénégalaise. Dans leur ouvrage[12], Dreyfus et Julliard dépeignent des portraits ethniques très complets. Ainsi, nous pouvons mentionner les Wolof qui migrèrent vers la région de Dakar et qui furent choisis pour travailler pour l’administration française. Les lébous, eux, ont nettement perdu de leur prestige à cause de la vente de leurs territoires aux nouveaux migrants. Ces deux dernières descriptions ne sont que deux exemples pris au hasard, mais ils démontrent bien la négligence des colons français par rapport aux caractéristiques essentielles des ethnies et de la civilisation africaine présentes sur le territoire avant leur arrivée sur le continent africain.

La décolonisation : une prise d’indépendance

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Le processus de décolonisation, largement provoqué par les effets de la Seconde Guerre mondiale, a eu lieu dès 1960 pour les pays africains subsahariens. Les pays africains purent donc prendre leur indépendance pour la première fois depuis plusieurs siècles de colonisation et de domination européenne. Lors de son indépendance, le gouvernement sénégalais a produit l’entièreté de ses textes officiels en langue française. Le français reste donc toujours la langue protocolaire, que ce soit dans les domaines de l’administration, de la justice, de la politique, de l’enseignement ou de la presse. De manière générale, la langue française reste la langue qui domine tous les secteurs depuis cette période fondamentale pour l’histoire du Sénégal et des autres pays subsahariens.

Léopold Sédar Senghor : le défenseur de la Francophonie

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Cette domination actuelle de la langue française au Sénégal n’aurait vraisemblablement pas été identique sans l’apport de Léopold Sédar Senghor. Étudiant à Paris, il écrit sa thèse sur l’exotisme dans la littérature de Baudelaire, et devient, en 1935, le premier Africain à être agrégé. Poète de formation, partisan d’une grammaire franco-française [13], il sera élu premier président de la République du Sénégal en 1960. D’une part fervent défenseur de la Francophonie, il considère le français comme une langue de culture idéale, représentante d’un humanisme à l’échelle mondiale. Il est d’ailleurs très proche du général de Gaulle et souhaiterait voir l’apparition d’une association de pays d’expression française qui serait similaire au Commonwealth. C’est dans un numéro de la revue Esprit auquel il collabore qui impose définitivement le terme « francophonie »[14]. Dans son discours à l’Université Laval, Senghor décrit lui-même ce que « francophonie » signifie pour lui :

« Qu’est-ce que la francophonie ? Ce n’est pas, comme d’aucuns le croient, une « machine de guerre montée par l’impérialisme français ». […] Voilà exactement vingt ans, qu’en 1946, je proclamais, en France, notre volonté d’indépendance, au besoin « par la force » mais, en même temps, notre volonté d’entrer dans une communauté de langue française. […] La francophonie ne sera pas, ne sera plus enfermée dans les limites de l’Hexagone. Car nous ne sommes plus des « colonies » : des filles mineures qui réclament une part de l’héritage. Nous sommes devenus des États indépendants […]. L’essentiel est que la France accepte de décoloniser culturellement et qu’ensemble nous travaillions à la défense et à l’expansion de la langue française comme nous avons travaillé à son illustration. »

D’autre part, Senghor a toujours attaché une grande importance à la notion de fierté de faire partie de la civilisation africaine et à la présence des langues africaines dans la société sénégalaise. C’est donc par le biais de la langue française qu’il s’attèle à détruire la représentation stéréotypée du sauvage et du colonisé et de promouvoir une image positive et optimiste du continent africain. Si un grand nombre d’écrivains sénégalais[15] choisissent aujourd’hui de publier leurs ouvrages en français, c’est très certainement grâce à cette figure pionnière du Sénégal moderne.
La Francophonie a aujourd’hui un rôle international et est intrinsèque à la politique linguistique et internationale du président Senghor. Cependant, la naissance du terme « francophonie » est quelque peu obscure. Il aurait été employé pour la première fois par Onésime Reclus, géographe français du XIXe siècle. Dans un de ses textes rédigés en 1880, il a écrit[16] :

« Nous mettons aussi de côté quatre grand pays, le Sénégal, le Gabon, la Cochinchine, le Cambodge dont l’avenir au point de vue « francophone » est encore très douteux sauf peut-être pour le Sénégal. »

L’avenir francophone du Sénégal était donc encore incertain à la fin du XIXe siècle, malgré l’installation de nombreuses écoles primaires et l’imposition de la langue française sur la population autochtone. Nous pouvons voir donc, à quel point les prévisions d’Onésime Reclus étaient erronées. Le terme « francophonie » a été par la suite supplanté par l’expression « francité » qui désigne les qualités de tout ce qui est reconnu comme français. En 1962, après que le mot « francophone » soit rentré dans le Larousse, « francophonie » y rentre aussi, et caractérise la « collectivité constituée par les peuples parlant le français »[17]. C’est toujours aujourd’hui la définition acceptée de ce terme. On y retrouve l’idée que le français serait le point commun d’une multitude de peuples différents, les fédérant dans un idéal culturel et linguistique. Mais nous sommes loin de cette utopie. Effectivement, il y aurait une dichotomie existant entre la France et les pays francophones, ces derniers imitant la première, qui serait inaccessible et intouchable au point de vue de sa norme. Actuellement, cette dichotomie se fait sentir très fortement dans le domaine de la littérature. De nombreux écrivains choisissent le français comme langue d’expression de leur art, mais nombre d’entre eux luttent pour être reconnu dans le champ de la littérature française, et non dans le cadre de la littérature francophone ou dans la Littérature-Monde.

Conséquences sur la politique linguistique

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Dans le chapitre précédent dédié à la période coloniale, nous avons vu que le français était utilisé dans le domaine de l’enseignement comme une langue maternelle, en somme, telle que la France l’enseignait à ses enfants. Or, à partir de 1964, il a été instauré que le français devait être enseigné telle une langue étrangère. Ce statut de la langue française dans l’enseignement est toujours d’actualité. Or, dans la Constitution du 22 janvier 2001 [18], le premier article cite le français comme unique langue officielle et confère aux autres langues majeures, le malinké, le wolof, le sérère, le diola, le soninké et le pular, le statut de langues nationales[19]. Cette instauration peut être critiquée sur deux points. Tout d’abord, d’après de nombreuses études, le wolof est la langue la plus comprise à travers le pays, et ceci est valable pour toutes les différentes ethnies du Sénégal. Cela équivaudrait à environ 80 % de la population, alors qu’actuellement, le français ne serait compris que par 20 à 30 % des habitants du Sénégal. Certes, ce taux est supérieur à celui de la situation initiale, et le français s’est propagé grâce à l’enseignement, mais il faut garder en tête que la majeure partie du territoire sénégalais est composé de zones rurales dont la population ne fréquente que très peu l’école. Ce taux reste assez bas également car le wolof demeure toujours la langue vernaculaire du pays. D’ailleurs, il est important de mentionner que François Wioland annonçait déjà en 1965, soit 36 ans avant la Constitution du 22 janvier 2001, que le wolof était en passe de devenir la langue nationale unique, aux côtés du français officiel, tant la langue était prépondérante au sein de la société dakaroise[20]. De plus, nous pouvons noter une certaine incohérence entre le fait que la langue officielle du Sénégal soit la langue française et le fait qu’elle soit enseignée uniquement comme une langue étrangère. Certes, une telle décision rend justice aux langues africaines dominées, mais cela n’est pas suffisant. La situation de l’enseignement actuelle mériterait d’être analysée plus en profondeur et de rendre la sphère de l’enseignement plus conforme à la réalité sociolinguistique du pays, comme le voudrait Pierre Dumont[21]. Une autre étape importante serait de créer des écoles primaires où l’éducation se fait non seulement en wolof, voire dans les autres langues africaines importantes du Sénégal, mais également en langue française. Il nous semble qu’un enseignement mixte devrait être privilégié vu les positions de la langue française et du wolof dans la société actuelle.

Situation linguistique actuelle de Dakar

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Aujourd’hui, Dakar est devenu un véritable carrefour interethnique et inter-linguistique. Le wolof et le français sont les deux langues les plus usitées pour communiquer dans diverses situations. La langue française est actuellement employée de plus en plus en-dehors du domaine de l’enseignement, notamment dans l’administration, mais également dans le monde de la justice. La langue est également largement diffusée par les médias. Quant au wolof, il est la langue la plus largement utilisée pour communiquer, et ce même dans des situations familières ou familiales parmi des personnes de langues maternelles différentes. Le wolof a donc tendance à évincer les autres langues africaines présentes au sein du Sénégal, mais aussi celles venues d’autres pays africains, ou de pays européens (comme l’anglais, assez présent dans le secteur du commerce).
Ainsi, selon l’enquête menée par Dreyfus et Julliard à Dakar et à Ziguinchor[22], il a été rapporté que le wolof et le français étaient utilisés en alternance dans des conversations entre enfants et parents et entre frères et sœurs, et cela peu importe leur ethnie [23]. Les parents, eux, communiquent surtout entre eux en wolof. Il est important de noter que la langue française est rarement utilisée seule. De ces quelques descriptions faites ci-dessus, nous pouvons postuler que le français est plus volontiers employé par les générations plus jeunes, et que les générations plus anciennes se tournent plus vers leur langue maternelle qui est naturellement moins transmise à leurs enfants. En outre, si les parents n’ont pas la même langue maternelle, celles-ci seront d’autant moins transmises à leurs enfants, et ce sera le wolof qui sera privilégié[24]. Nous pouvons imaginer qu’une utilisation de la langue française exclusive sera réservée à l’élite intellectuelle de la population sénégalaise. Les deux chercheuses ont également décrit les langues employées par les différentes ethnies présentes sur le territoire de Dakar. Une grande majorité des personnes issue de l’ethnie wolof se disent bilingues wolof-français. Un peu plus de la moitié des sujets toucouleur et la plupart des sujets d’origine peule interrogés citent le français comme deuxième langue, mais c’est encore plus probant parmi les jeunes sérères. Dreyfus et Juillard expliquent cette prédominance de la langue française parmi les enfants sérères par la christianisation de l’ethnie, à l’instar des autres ethnies qui ont été islamisées. En outre, toujours selon les deux chercheuses Dreyfus et Juillard[25] :

« L’hypothèse la plus couramment admise sur le changement linguistique amené par l’urbanisation et l’immigration, est que les différents flux migratoires produisent un brassage de populations où les langues, les cultures et les identités ethniques se diluent au profit d’une langue, d’une culture et d’une identité urbaines. Identité qu’il faudrait définir et caractériser, et qui serait plus décelable chez les générations nées à Dakar […]. Ainsi, l’insertion urbaine s’accompagnerait d’un abandon des langues d’origine au profit d’un ou de plusieurs véhiculaires urbains […]. En même temps, la modification des fonctions des langues, le passage du statut de langue vernaculaire au statut de la langue véhiculaire ou inversement, s’accompagnerait de la modification de la forme des langues. »

D’autres hypothèses sont avancées, mais celle-ci nous paraît la plus conforme à la réalité sénégalaise actuelle. De nombreuses personnes de langue maternelle diola, sérère ou autre, ont fait le choix de migrer vers la capitale et ont du s’adapter aux conditions sociolinguistiques qui y règnent. Cela aura donc eu pour conséquence la perte, ou du moins la réduction de l’utilisation de leur langue maternelle, au profit de l’emploi du wolof ainsi que de la langue française dans des situations communicationnelles interethniques.
Comme nous l’avons vu ci-dessus, il existe un jeu d’alternance entre wolof et langue française très présent dans la capitale sénégalaise, « langues d’intégration urbaines » comme le soulignent Dreyfus et Juillard[26]. Du au brassage multiculturel des zones urbaines, ce phénomène est surtout perceptible dans les nouvelles générations, c’est-à-dire parmi les enfants qui ont suivi une scolarité en français et dont les parents leur ont transmis leur langue maternelle, le wolof, ou au contraire, qui s’en sont remis à l’emploi du wolof car les deux parents ne possédaient pas la même langue maternelle. Le français va donc entrer dans les domaines jadis réservés aux langues africaines et vice-versa. Selon Daff, c’est le cas dans l’administration ou dans des cadres institutionnels, où seule la langue officielle devrait être exercée [27]. Ce jeu d’alternance n’est pas seulement réservé aux personnes ayant bénéficié d’une scolarisation en français[28]. Ce discours mixte peut avoir lieu dans des conversations familiales, mais également lors de transactions commerciales, par exemple. Ainsi, l’utilisation exclusive du français est très rare et réservée à des cas exceptionnels, comme un discours politique à l’image de ceux de Senghor, par exemple. Le bilinguisme des jeunes sénégalais de la capitale traduirait donc une double appartenance : d’une part, une identification aux valeurs africaines, par le wolof, et une volonté de s’ouvrir au monde et d’afficher leur appartenance à la Francophonie, d’autre part. Nous ne sommes donc pas si loin de l’idéologie de Senghor, bien que le français utilisé dans ce discours mixte soit de plus en plus éloigné du français standard. Mais n’est-ce pas là la beauté de la Francophonie ? La Belgique, le Canada et la Suisse pratiquent chacun une variété du français qui peut être à tour de rôle dénigrée ou admirée pour son caractère unique. Pourquoi le Sénégal ne pourrait-il pas en faire autant ? Comme l’indique Pierre Dumont dans son ouvrage Sociolinguistique de l’Afrique francophone[29], le continent africain présente des réalités qui sont très éloignées des réalités françaises ou qui n’existent tout simplement pas dans la société occidentale. Il est donc légitime que le Sénégal puisse pratiquer non pas la langue française, mais sa langue française.

Notes et références

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  1. Dans le classement des superficies des pays d’Afrique sub-saharienne, il arrive à la 28e place sur un total de 47 pays.
  2. République du Sénégal (Ministère de l’Économie et des Finances), Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, http://www.ansd.sn/senegal_indicateurs.html, dernière mise à jour le 18/04/2012, page consultée le 19/04/2012.
  3. Bien qu’il existe de multiples manières d’épeler les différentes langues nationales (par exemple « djoola » pour « diola »), nous conserverons toujours les mêmes orthographes par souci de cohérence.
  4. Moussa Daff, « L’aménagement linguistique et didactique de la coexistence du français et des langues nationales au Sénégal », DiversCité (Langues), vol. 3 (1998), http://www.uquebec.ca/diverscite, consulté le 10/04/2012.
  5. Martine Dreyfus et Caroline Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal : langues et identités en devenir, Paris : Éditions Karthala, 2004, p.16.
  6. Ibid., p.19.
  7. G. Bruno, Le tour de la France par deux enfants, Paris, Éditions Belin, 1985, 331 p.
  8. Les nations les plus puissantes présentes à la Conférence de Berlin sont listées ci-dessous. À noter que leurs colonies sont précisées entre parenthèses, de manière à représenter une vision globale du partage de l’Afrique de l’époque. Nous retrouvons donc l’Allemagne (Cameroun, Burundi, Rwanda, Tanzanie, Namibie, Togo et Ghana), la Belgique (République Démocratique du Congo, Rwanda et Burundi), le Royaume-Uni (Égypte, Soudan, Somalie, Kenya, Ouganda, Tanzanie, Afrique du Sud, Gambie, Sierra Leone, Nigéria, Cameroun, Botswana, Zimbabwe, Zambie, Ghana et Malawi), l’Espagne (Sahara occidental, Maroc et Guinée Équatoriale), l’Italie (Lybie, Érythrée, Somalie), le Portugal (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Cap Vert et São Tomé et Príncipe) et finalement la France (Algérie, Tunisie, Maroc, Mauritanie, Sénégal, Mali, Guinée, Côte d’Ivoire, Niger, Burkina Faso, Gabon, Congo-Brazzaville, République Centrafricaine, Tchad, Cameroun, Djibouti, Madagascar, Comores et Bénin). Grâce à cette liste exhaustive, nous pouvons voir que la France et le Royaume-Uni sont les pays qui ont eu le plus de possessions coloniales.
  9. Il existe toujours un créole portugais qui est moins en moins employé.
  10. Omar Ka, « Une nouvelle place pour le français au Sénégal ? », The French Review, vol. 67 n° 2 (décembre 2003), pp. 276-290.
  11. Martine Dreyfus et Caroline Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal : langues et identités en devenir, Paris : Éditions Karthala, 2004, p.112
  12. Ibid., pp. 27-37.
  13. Il participa notamment à la révision de la nouvelle constitution de la République française.
  14. Michel Tétu, La Francophonie : histoire, problématique, perspectives, préface de Léopold Sédar Senghor, Montréal, Guérin Universitaire, 1992, p.68.
  15. L’influence du mouvement de la Négritude, et de ses trois figures phares, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, s’étend bien au-delà du Sénégal. En effet, c’est tous les écrivains issus d’Afrique qui se sont sentis concernés par cette idéologie novatrice. Ainsi, parmi ceux choisissant de s’exprimer dans la langue de Molière, nous retrouverons des écrivains d’Afrique, mais également des écrivains antillais ou issus des DOM-TOM.
  16. Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, cité par Tétu Michel, La Francophonie : histoire, problématique, perspectives, préface de Léopold Sédar Senghor, Montréal, Guérin Universitaire, 1992, p.43.
  17. Michel Tétu, La Francophonie : histoire, problématique, perspectives, préface de Léopold Sédar Senghor, Montréal, Guérin Universitaire, 1992, p.47.
  18. La constitution du 22 janvier 2001 est la constitution qui est actuellement en vigueur.
  19. Gouvernement du Sénégal, Constitution de la République du Sénégal, http://www.gouv.sn/spip.php?article793, dernière mise à jour le 3/04/2012, page consultée le 19/04/2012.
  20. François Wioland, Enquête sur les langues parlées par les élèves de l’enseignement primaire : étude statistique, cité par Martine Dreyfus et Caroline Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal : langues et identités en devenir, Paris : Éditions Karthala, 2004, 358 p.
  21. Pierre Dumont, Sociolinguistique du français en Afrique francophone, Vanves, EDICEF, 1995, 224 p.
  22. Martine Dreyfus et Caroline Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal : langues et identités en devenir, Paris : Éditions Karthala, 2004, 358 p.
  23. Le français est d’ailleurs plus utilisé entre un enfant et son père, alors que le wolof sera plus utilisé entre un enfant et sa mère.
  24. Les deux chercheuses indiquent cependant que cela n’est pas le cas pour toutes les configurations familiales. Ainsi les familles dont l’un des parents possède le mandingue ou le peul comme langue maternelle semblent transmettre ces langues à leurs enfants. Ces deux langues résistent donc très bien à cette supplantation du wolof.
  25. Martine Dreyfus et Caroline Juillard, Le plurilinguisme au Sénégal : langues et identités en devenir, Paris : Éditions Karthala, 2004, p. 60.
  26. Martine Dreyfus et Caroline Juillard, « Le jeu de l’alternance dans la vie quotidienne des jeunes scolarisés à Dakar et à Ziguinchor », Cahiers d’études africaines, vol. 41 (2001), pp.667-696.
  27. Moussa Daff, Le français mésolectal oral et écrit au Sénégal : approche sociolinguistique, linguistique et didactique, dans Dreyfus M. et Juillard C., « Le jeu de l’alternance dans la vie quotidienne des jeunes scolarisés à Dakar et à Ziguinchor », Cahiers d’études africaines, vol. 41(2001), p.670.
  28. Ndiassé Thiam, “La variation sociolinguistique du code mixte Wolof-français à Dakar, une première approche », Langage et société, n° 68 (1994), pp.11-33.
  29. Pierre Dumont, Sociolinguistique du français en Afrique francophone, Vanves, EDICEF, 1995, 224 p.