Utilisateur:Gerard-emile/Brouillon Heidegger et les Présocratiques

Cet article est un développement particulier de la section consacrée aux rapports entre Martin Heidegger et les anciens grecs dans l'article général Martin Heidegger
Ce que Heidegger va rechercher à partir des années 1930 , chez les présocratiques, c'est une expérience non métaphysique de l'Être[1] celle de la Phusis φύσις, et de l' Alétheia ἀλήθεια c'est-à-dire selon Gerard Guest l'expérience, sans médiation, du surgissement et éventuellement de la violence de l'être [2], dont nous donne idée les chants homériques et les tragédies de Sophocle
Il consacre son Séminaire d'été 1932 à l'étude d'Anaximandre voir La parole d'Anaximandre et Parménide. Des cours sont encore par la suite consacrés à Parménide (1942/43) et à Héraclite (1943 et 1944, puis en 1966-1967 dans un séminaire en commun avec Eugen Fink). Les Chemins qui ne mènent nulle part (« La parole d'Anaximandre ») et les Essais et conférences (« Logos », « Moïra », « Alêthéïa ») reprennent la plupart de ces avancées[3]. Hans-Georg Gadamer note cependant que c'est principalement le reflet de ses propres questions que Heidegger a retenu chez Anaximandre, Héraclite et Parménide[4]. Heidegger croit retrouver chez les présocratiques une première expérience de la pensée de l'être, avec la notion de φύσις, qu'il voit comme un écho anticipé de ses propres intuitions

Heidegger va considèrer les rares paroles qui nous sont parvenues de ces penseurs sur des sujets comme le Logos, λόγος , la Phusis, φύσις ou la Vérité, ἀλήθεια comme des « paroles fondamentales »[5],[N 1], qui n'auraient plus maintenant qu'un sens dérivé et dégradé alors qu'elles signifiaient toutes à leurs yeux plus ou moins, l' « Être »[N 2]. Ce sens général initial, et la portée des distinctions et oppositions initiales entre ces notions doivent être reconquises. À titre d'exemple λόγος ne signifiant originairement ni « discours », ni « entendement », ni « raison », la mystérieuse parole de Parménide identifiant l'être et la pensée prend une tout autre tournure[6]

Anaximandre

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Anaximandre fait l'objet d'un conflit d'interprétation, entre d'un côté les physisistes et métaphysiciens comme Nietzsche, qui veulent en faire un philosophe de la nature, dont il aurait pensé la génération et le développement, et de l'autre côté, un penseur comme Heidegger qui en fait le tout premier penseur de l'être, autrement dit un penseur qui s'exprime dans une toute autre dimension et qui n'a aucun souci de l'origine ou du comportement de la nature.

La question tourne autour de la signification d'un minuscule fragment de texte de ce vieux penseur que nous a laissé la tradition :

« ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών
διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν[7].
 »

— Anaximandre, Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote

.

« D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l'ordre du temps» ou «..selon la nécessité ; car ils se paient les uns aux autres châtiment et pénitence pour leur injustice[8]. »

— Nietzsche, La philosophie à l'époque tragique des grecs

Dans une longue et difficile étude Marlène Zarader[9] décrit comment Heidegger, en opposition à Nietzsche, entreprend de montrer qu'Anaximandre loin d'avoir été préoccupé par les choses de la nature et de la justice a été le premier penseur de la différence ontologique, de ce qu'elle appelle « une figure imperceptiblement marquée par une trace de la différence » entre l' « être » et l' « étant »[10].

La question de la « Présence du présent »

À partir de son usage Homérique, Heidegger relève, à propos du concept de « présent », combien plus large que la nôtre est la conception qu'en a le monde archaïque, d'où l'idée de scinder en deux parts le concept archaïque, le « présent » proprement dit correspondant à notre idée et, plus ample, la « Présence » avec un grand « P » qui couvre aussi bien l'absence de ce qui est passé , l'absence de ce qui est à venir mais aussi de ce qui est en retrait[N 3], qui tous trois sont présents à travers leur absence même, sans quoi ils seraient inexistants; c'est la notion d’Anwesen en allemand ou comme nous l'autorise le français la locution d' « entrée en présence ». Le présent, notre présent, n'est plus dans cette conception qu'un séjour transitoire ajointé, bordé, entre deux types d'absence.

Nous percevons ici à la véritable dimension de l'être chez les grecs anciens, qui se déploie aussi bien dans l'absence que dans la présence[11].

La persistance dans l'être comme injustice

Heidegger renverse l'équation traditionnelle de l'être conçu comme subsistance et persistance (Spinoza). En voulant continuer, se prolonger, insister, l'étant entre en révolte contre la loi de l'être. Chaque étant doit assumer sa propre tendance à perdurer, mais il doit aussi retenir sa place propre dans le concert des étants. C'est à quoi répond le terme de tisis, τίσιν qui n'est ni bienfait, ni châtiment, mais sollicitude, soin[12].

τὸ χρεών, to Khreon , la Présence

Si le « présent » désigne, selon l'usage Homérique, l'étant; la « Présence » semble correspondre, selon Heidegger, à ce que l'on entend par le mot « être ». Anaximandre aurait donc bien été à travers sa pensée de la « Présence » et de sa dissimulation derrière l'étant présent, le premier penseur de l'« Être ».

Héraclite

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Le père du Logos

Heidegger est très éloigné de la vision réductrice que se fait la tradition de Héraclite (Héraclite d'Éphèse (Ἡράκλειτος ὁ Ἐφέσιος / Hêrákleitos ho Ephésios) philosophe grec de la fin du VIe siècle av. J.-C), célèbre à la fois pour son obscurité (Héraclite l'obscur disait déjà Aristote)[13], et son opposition à Parménide, l'un étant le philosophe du mouvement universel, Τα Πάντα ῥεῖ, « tout coule » ou « on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », l'autre celui de l'immobilité radicale[14].

Il y a aussi note Jean Beaufret après Heidegger, du permanent chez Héraclite, la permanence de la mesure et de la justice, Δίκη, sans qu'il soit possible de parler d'harmonie comme certains ont cru pouvoir le faire[15], dans l'incessant combat du flux et du reflux[16].
L'unité de la phusis, φύσις, est maintenue au sein même des oppositions, du jour et de la nuit, de la paix et de la guerre, de l'abondance et de la disette et la loi qui porte l'ajointement des contraires, c'est çà, le « Logos », λόγος[17].

C'est à travers la métaphore de l'« éclair » qui précède la foudre et qui illumine en un instant, de son rayon, toute la scène des êtres comme dans la caverne platonicienne, et non en faisant appel à l'image éclatante du soleil qui déploie lentement sa lumière et illumine le monde, que Héraclite perçoit l'unité du Tout, Τα Πάντα, image de l'éclair et de la foudre[18] dont Heidegger va se saisir comme une anticipation pré-socratique de l'événementialité de son Ereignis, voir les Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis).

Le penseur du « Un-Tout »

Ces choses démultipliées (la multiplicité des étants) qui surgissent sur la scène du monde (quelles soient présentes ou absentes, opposées et contraires), arrivant en présence dans le présent, « sont ressaisies en un éclair unifiant » (Héraclite)[19], recueillies et hébergées dans l'Unité de l'horizon ouvert, le « Là » du dasein (berger de l'être); c'est cette unité sous-jacente que les grecs archaïques, grâce à l'ampleur de leur regard, percevaient, et qu'ils ont dénommé Logos, l'Émergence et Occultation de tous les eonta (tous les étants) y appartenant tous ensemble et indissociablement, à mille lieues de notre conception de la Logique.

Le penseur de l'être

« La nature aime à se cacher » aphorisme célèbre de Héraclite que Heidegger interprète, non comme une difficulté pour la nature à être connue, ni comme une difficulté de la connaissance humaine, mais comme la révélation de la part d'obscurité qui lui est propre et essentielle. En élargissant son propos à l'ensemble de l'être, à tout l'étant, il n'y a pas seulement pour Heidegger irruption à la lumière, dévoilement, « Alètheia », mais aussi en parallèle et simultanément, retenue et retrait dans l'obscurité le « Léthé » ; l'éclat de la rose comprend aussi bien la fleur épanouie que l'enracinement de la plante qui plonge dans la terre. Dans l'ouverture, le là du « se montrer » de l'étant se manifeste aussi le voilement de l'être lui-même remarque Hans-Georg Gadamer[20]. Ces réflexions seront particulièrement développées dans la conférence De l'origine de l'œuvre d'art[21].

Le sage inquiet =====

Selon Aristote, Héraclite est celui qui, assis devant son foyer, a répondu en toute simplicité à ceux qui venaient lui rendre visite et qui s’étonnaient de la simplicité de l'occupation à laquelle se livrait le penseur, « mais là aussi les dieux sont présents »[22], que Heidegger, selon Françoise Dastur, s'opposant en ceci à Jean Beaufret, comprend en un tout autre sens que le sens obvie : l'épisode signifie que « le séjour (accoutumé) est pour l'homme le domaine ouvert à la présence du dieu (de l'insolite) »[23],[24], en traduisant Daïmon par insolite attestant ainsi la thèse de l’Unheimlichkeit, le « sans chez soi » du Dasein.

Parménide

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Comme dit plus haut, l'opposition traditionnelle radicale entre Parménide le philosophe de l'unité immobile et Héraclite, celui du mouvement universel est largement surfaite[25].C'est en échappant à la lecture traditionnelle métaphysique imposée par Platon et en revenant à une lecture plus ouverte aux perspectives de l'origine que Heidegger pense révéler un Parménide plus originel et plus proche de son prédécesseur .On peut distinguer:

Le philosophe de l'immutabilité de l'Être
Le penseur de l'identité de l'« être » et de la « pensée »

C'est ainsi, que le contemporain comprend le célèbre fragment 3 "Τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι", « Car le même est penser et être » qui fera le bonheur du Cogito, sauf que pour Heidegger cette sentence, loin de parler d'identité, désigne une coappartenance , et la coappartenance n'est pas une identité mais, dans la mentalité grecque, un mode selon lequel chacun est ce qu'il est, parce qu'ils procèdent du « Même » . Τὸ αὐτὸ, ce « Même », n'est pas un prédicat auquel se réferreraient l'être et la pensée, mais une parfaite énigme[26]

La question de l'essence de la « Vérité-Aléthéia »

Références

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  1. Heidegger par Alain Boutot Que sais-je? PUF 1989,page 78
  2. Gerard Guest Parole des Jours 30 eme séance vidéo 8 et 11http://parolesdesjours.free.fr/seminaire30.htm
  3. Martin Heidegger et Eugen Fink Héraclite Séminaire du semestre 1966-1967 page de garde
  4. Hans-Georg Gadamer Les Chemins de Heidegger VRIN 2002 page 163
  5. Marlène Zarader Heidegger et les paroles de l'origine VRIN 1990 page19
  6. Jean-François Courtine éd collectif l'Introduction à la métaphysique de Heidegger Études et Commentaires VRIN 2007 page 162
  7. Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote (24, 13) :
  8. Nietzsche, La philosophie à l'époque tragique des grecs
  9. Marlène Zarader (préf. E. Lévinas), Heidegger et les paroles de l'origine, VRIN, 1990 page 85 à 98
  10. ibid page 98
  11. Jean Beaufret Dialogue avec Heidegger Philosophie grecque Éditions de minuit page 63
  12. Dastur 2011, p. 182
  13. Jean Beaufret Dialogue avec Heidegger Philosophie grecque éditions de Minuit page 38
  14. Jean Beaufret Dialogue avec Heidegger Philosophie grecque éditions de Minuit page 39
  15. Imago Mundi Encyclopédie en ligne http://www.cosmovisions.com/Heraclite.htm
  16. ibid page 40
  17. Jean Beaufret Dialogue avec heidegger Philosophie grecque Ed de Minuit 1973 page 41
  18. Martin Heidegger et Eugen Fink Héraclite séminaire du semestre d'hiver 1966-1967 NRF Gallimard 1973 page 17
  19. Martin Heidegger, Eugen Fink, HERACLITE, Séminaire du semestre d'hiver 1966-1967, page 12 la foudre .
  20. Hans-Georg Gadamer Les Chemins de Heidegger Textes Philosophiques VRIN 2002 page 124
  21. Martin Heidegger De l'origine de l'œuvre d'art dans Chemins qui ne mènent nulle part Tel Gallimard
  22. Jean Beaufret Dialogue avec Heidegger Philosophie grecque éditions de Minuit page 43
  23. Heidegger Lettre sur l'Humnisme
  24. Dastur 2011, p. 130
  25. Marlène Zarader (préf. E. Lévinas), Heidegger et les paroles de l'origine, VRIN, 1990 page 100
  26. Marlène Zarader (préf. E. Lévinas), Heidegger et les paroles de l'origine, section Moira, VRIN, 1990 page 105 à 107
  1. Ces paroles fondamentales n'appartiennent pas seulement à ceux qui les prononcèrent. En tant que paroles du commencement, elles ouvrent tous les domaines du questionnement que la philosophie reconnaîtra comme sien : elles disent l'être , la vérité, le destin, le tempsMarlène Zarader Heidegger et les paroles de l'origine VRIN 1990 page19
  2. « En simplifiant on pourrait dire que Heidegger nous a invite it considerer les vocables les plus insistants des ecrits pre-socratiques - λόγος; -φύσις;-ἀλήθεια,comme des appellations de l'etre meme » Jacques Taminiaux Heidegger et les Grecs-page 95 http://www.pdcnet.org/85257744004FA811/file/EDC69C8D13708EBA8525777C006A8F45/$FILE/etudphen_1985_0001_0001_0097_0114.pdf/
  3. l'exemple homérique, repris par Heidegger, d'un Ulysse qui pleure sans être remarqué par les autres convives, et qui apparaît aux Grecs comme nimbé de retrait montrant ainsi que pour eux retrait et non retrait appartiennent à la présence de l'étant et nullement à la perception voir Didier Franck Heidegger et le christianisme L'explication silencieuse Epiméthée PUF 2004 page 53

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