Utilisateur:Leonard Fibonacci/Jean vs. synoptiques

Deux candidats pour le prétoire mentionné dans le récit de la passion

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Description des candidats

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Premier candidat : la forteresse Antonia. Cet ancien château des rois-prêtres hasmonéens a été restauré de manière luxueuse par Hérode le Grand vers 37-35 av. JC. Construit sur un promontoire rocheux jouxtant le coin nord-ouest du temple (voir la carte de Jérusalem) et constituant la fin du 2e mur de la ville, il faisait partie de la ligne des défenses nord. Ce mur était la limite de la ville au temps de Jésus. Hérode l’a utilisé comme une de ses demeures, mais par la suite il servit de quartier pour une cohorte romaine qui lui donnait un accès privilégié au temple. Mais Josèphe ne donne jamais le nom de aulē (palais) à l’édifice, mais pyrgos (tour) ou phrourion (forteresse).

Deuxième candidat : le palais (aulē) du roi (Hérode). C’est une véritable forteresse construite sur la colline ouest de la ville sur des ruines hasmonéennes (voir la carte de Jérusalem). Elle fait aussi partie de la ligne des défenses nord. À l’extérieur, on trouvait trois immenses tours construites par Hérode auxquelles il donna le nom d’amis et de membres de sa famille : Hippicus, Phasaël, Mariamme. C’était la résidence principale d’Hérode. Josèphe considère indescriptible son luxe et son extravagance (La guerre juive, 1.21.1 : #402; Les antiquités judaïques, 15.9.3 : #318).

Analyse des données

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Tout d’abord, il semble peu vraisemblable qu’un préfet / procurateur, séjournant à Jérusalem, résiderait dans la forteresse Antonia, laissant au tribun et à sa cohorte la résidence beaucoup plus prestigieuse du palais royal. Et il y a surtout ce passage de Josèphe sur Florus, le dernier procurateur :

Florus logeait (aulizein) dans la résidence royale et, le jour suivant, fit placer devant un tribunal (bēma) et y siégea. Les grands prêtres et les citoyens les plus influents et les plus connus vinrent alors devant le bēma. C’est le même langage qu’utilise Josèphe en racontant l’incident de l’aqueduc (voir plutôt c. révolte autour de l’aqueduc), alors que la foule encercle le tribunal. De même, dans l’incident des boucliers d’or (voir plutôt e.), Josèphe parle de consécration dans la « résidence royale (basileia) » d’Hérode.

Dans le Nouveau Testament, quand il décrit la scène à propos de Barabbas où la foule se rend chez Pilate pour demander la grâce habituelle d’un prisonnier, Marc 15, 8 écrit : « La foule étant montée (anabainein) ». L’action de « monter » correspond parfaitement à la géographie du palais d’Hérode, situé sur le lieu le plus élevé de Jérusalem, et cela cadre aussi avec le terme de Gabbatha de Jn 19, 13, un terme hébreu qui signifie : endroit élevé ou colline. De plus, Marc parle de aulē pour désigner le prétoire, un terme que Josèphe utilise pour le palais royal, mais jamais pour la forteresse Antonia. Quant au bēma, Mt 27, 19 et Jn 19, 13 le placent à l’extérieur du prétoire, exactement à l’endroit où Josèphe le place dans son récit sur Florus cité plus haut. Enfin, Jn 19, 13 mentionne un lithostrōtos (voie de pierre) à l’extérieur du prétoire. Il faut assumer que la pierre était si impressionnante qu’elle a retenu l’attention et éveillé l’imagination. Josèphe ne parle d’aucune pierre en référence à la forteresse Antonia, mais parle d’une variété de pierres précieuses (lithos) en référence au palais royal.

Tout compte fait, les données nous orientent vers le palais royal d’Hérode sur la colline occidentale comme lieu intérimaire du prétoire de Pilate lors de la Pâque, quand il rencontra Jésus. Cela va contre la tradition, remontant au 12e siècle, qui situe le prétoire à la forteresse Antonia, et ont amené les pèlerins à faire le chemin de la croix à partir de cet endroit jusqu’au Saint-Sépulcre. Cela va aussi contre la découverte en 1870, sur le site de la forteresse d’Antonia, d’une dalle de pierre massive, avec des graffiti d’un jeu du roi qui ressemblait aux moqueries sur Jésus comme roi dont parle Mc 15, 16-20 et Mt 27, 27-31; en fait, des recherches plus récentes ont montré que ces graffiti provenaient probablement de l’arc de triomphe à l’entrée du forum de la ville après l’an 135, alors qu’elle s’appelait Aelia Capitolina.

Le type d’un procès romain

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La valeur légale de l’enregistrement du procès par les évangiles

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La perspective des évangélistes n’est pas légale, mais théologique : on dramatise la signification religieuse de la condamnation de Jésus. Par exemple, le Jésus de Jean, contrairement à celui des synoptiques qui demeure silencieux, a un entretien privé avec Pilate; l’auteur entend refléter le débat des chrétiens de son époque dans leur relation avec Rome pour rejeter l’idée qu’ils revendiquaient un royaume séparé et politique : le royaume de Jésus n’est pas de ce monde. Il entend aussi refléter sa vision théologique que Jésus est venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, et que Pilate doit faire face à ce jugement alors qu’il se tient devant la vérité. Pour sa part, Luc introduit une tradition indépendante d’une rencontre avec Hérode Antipas lors du procès romain, cherchant probablement à synchroniser le procès de Jésus avec celui de Paul qui a dû affronter à la fois le procurateur Festus et Hérode Agrippa II comme juges (voir Actes 25-26).

Dans les faits, aucun détail du procès de Jésus par Pilate n’a été rapporté. Et rien ressemblant à un procès-verbal du procès de Jésus n’a survécu ou pourrait être reconstitué à partir des récits évangéliques. Nous n’avons aucun indice que ceux-ci auraient même pu bénéficier d’un tel document. La seule information leur est probablement parvenue par ouï-dire ou fut dérivée des explications après les faits des autorités juives ou romaines, ou de suppositions logiques; étant donné le nombre de personnes impliquées, il serait surprenant que rien n’ait circulé sur ces événements. Le motif de « Le roi des Juifs » de cette exécution publique a certainement été publiée et ne pouvait être que relié aux procès qui a précédé. Bref, malgré l’absence d’un procès-verbal, il n’y a pas lieu de douter de l’enjeu fondamental du procès romain.

Malgré tout, tout en reconnaissant que les évangiles n’offraient aucun procès-verbal du procès, plusieurs auteurs anciens ont cru qu’il devait en exister un quelque part. Cela venait de leur familiarité avec les Actes des martyrs en circulation qui détaillaient le procès romains des chrétiens. Par exemple, Justin (2e s.) croyait que Pilate avait produit les actes du procès de Jésus (voir Apologie 1.34). Tertullien (2e-3e s.), pour sa part, affirme que Pilate était un chrétien de coeur et aurait envoyé les détails du procès à l’empereur Tibère (Apologétique, 21.24). C’est ainsi qu’est apparu l’écrit grec apocryphe des Actes de Pilate (4e s.), très favorable au préfet (l’oeuvre est connue aussi dans sa version latine sous le titre d’Évangile de Nicodème). Il y a aussi le texte des Actes de Pierre et Paul (4e s.) qui raconte que Pilate aurait écrit une lettre à l’empereur Claude. Ce sont tous des oeuvres de l’imagination et n’ont aucune valeur historique.

La relation entre le procès romain et le procès/interrogatoire juif

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Jusqu’à quel point le procès romain était-il indépendant du procès juif? Si ce dernier constituait une véritable enquête, Pilate aurait dû procéder sur la base de ce que lui ont rapporté les autorités juives. Mais Luc est seul, et cela de manière partielle, à faire écho à l’interrogatoire juif au procès romain. Aucun des évangiles ne fait écho lors de l’interrogatoire juif à ce qui sera le coeur de l’interrogatoire romain : Jésus, roi des Juifs. Il faut donc rejeter la proposition de certains biblistes que le procès romain était une mise oeuvre ou une exécution des résultats du procès juif, puisque les Juifs n’avaient pas le droit de mettre à mort quelqu’un. Même si on trouve chez Marc (suivi par Mt) une sentence de mort explicite de la part des autorités religieuses et qui exigeait l’intervention romaine pour son application, les quatre évangélistes nous présentent deux procès distincts avec deux sujets d’interrogatoire différents, et donc requerraient deux décisions différentes. Les quatre évangélistes nous présentent un Pilate qui semble ignorer à un certain point les demandes pressantes des autorités juives, comme s’il ne leur faisait pas confiance; chez Jean 18, 30-31 le refus de Pilate de la décision juive est même explicite. En fait, pour les Romains, seul ce qui constituait à leurs yeux un véritable crime, ou légalement coupable, importait. Ainsi, il faut considérer le procès romain comme un nouveau procès indépendant, dont l’issue pouvait être l’innocence ou la culpabilité de Jésus.

Pourtant, un certain nombre de problèmes demeurent :

  • Pourquoi le procès décrit par Marc/Matthieu est si bref qu’on ne prend pas la peine de lire l’accusation?
  • Pourquoi le seul élément de preuve est une réponse ambigüe à la question initiale?
  • Pourquoi Pilate cède-t-il aux cris de la foule pour qu’il soit crucifié?

Il faut refuser l’explication de certains biblistes que Pilate était un tyran sanguinaire qui agissait de manière arbitraire, ignorant les éléments juridiques d’un état de droit; les six incidents analysés plus haut ont montré le contraire. Une explication plus plausible viendrait du fait que Jésus n’était pas citoyen romain et le procès fut peut-être mené extra ordinem, où il n’était pas nécessaire de suivre toutes les procédures prévues par la loi romaine, et que Pilate avait le droit de se contenter d’un simple interrogatoire. Alors le gouverneur pouvait chercher les faits sur Jésus, connaître les raisons pour lesquelles on voulait le mettre à mort, déterminer s’il y avait matière légale pour une peine romaine, et préciser quelle peine était appropriée. Il pouvait donc obtenir de l’information de l’autorité locale, sans exiger le type de preuve demandée par la loi ordinaire. L’historien juif Josèphe raconte des cas semblables d’actions judiciaires de la part des préfets / procurateurs romains qui impliquaient la peine capitale, et aucun de ses récits n’offre beaucoup plus de détail que celui des évangiles. Ce laconisme pourrait être dû au style de Josèphe tout comme celui des évangiles, mais il pourrait tout aussi bien être dû aux procédures abrégées ou à l’enquête expéditive. Bref, le récit évangélique du procès romain ne paraît pas tronqué au point d’être inusité.

Le statut légal des aspects choisis du procès romain de Jésus

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Un procès romain formel pouvait impliquer divers intervenants en plus de celui qui exerçait la fonction de juge : des avocats juniors, des conseillers. C’est le choix des évangiles de ne mentionner que Pilate. Il reste que, dans une province comme la Judée, rien chez Josèphe ou les évangiles ne suggère qu’un jury était requis. Par contre, on pourrait s’être attendu à la présence d’un traducteur, puisque Jésus et Pilate ne parlaient pas la même langue; les évangiles demeurent silencieux sur le langage utilisé lors de l’interrogatoire et les réponses obtenues.

Les accusations contre Jésus et le crime qu’elles représentent

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Marc nous offre probablement la forme la plus ancienne du récit chrétien sur les procédures judiciaires qui ont amené Jésus devant Pilate. Même s’il n’y a pas de formulation formelle de l’accusation, Pilate semble bien au courant du point en cause. Ce portrait est cohérent avec l’observation que, dans les périodes de tension (fêtes trépidantes, émeutes récentes), les procédures romaines pouvaient être sommaires et commencer avec l’équivalent d’un rapport de police obtenu des magistrats locaux.

L’accusation concerne la prétention de Jésus à être le roi des Juifs. Selon la loi romaine, c’est un crime de sédition ou de lèse majesté, passible de crucifixion. Les experts en loi romaine ont mené beaucoup de débats sur la relation entre le perduellio (crime de haute trahison) et les variations autour du crime de lèse majesté, et des peines qui leur sont attachées. Car le perduellio comprenait toute offense malicieuse contre le peuple romain et entraînait une vaste gamme de peines, de la peine de mort à l’amende. Mais avec le temps, l’étendue de ce que couvrait le crime de lèse-majesté (négligence coupable d’un magistrat incompétent, ou action qui mine la loyauté des troupes, ou quitter une province sans permission) a remplacé le perduellio et l’a rendu désuet. Et avec le début de l’empire, le fait même d’insulter un chef, symbole de la majesté de l’empire, devenait un crime de lèse majesté. On remarque qu’avec Auguste et surtout Tibère (très sensible aux trahisons), les bannissements devinrent plus durs et les exécutions sommaires plus fréquentes.

En quoi tout cela s’applique-t-il à Jésus? Jean 19, 12 est le seul à faire le lien entre le crime de lèse majesté et l’accusation contre Jésus : « Quiconque se fait roi, s’oppose à César ». A-t-il préservé un détail historique, ou a-t-il simplement déduit rétrospectivement les implications de la tradition? On note qu’un auteur comme Josèphe ne fournit jamais la base légale des condamnations proférées par les préfets dans ses chroniques. Il lui suffit de mentionner qu’il y avait des fauteurs de trouble et que le préfet devait y voir, et donc faisait appel au principe général de maintenir l’ordre. C’est probablement ce qui s’est passé dans la province de Judée avec quelqu’un qui n’était pas citoyen romain comme Jésus. Bien sûr, on peut trouver un lien entre le principe générale et certaines lois liées aux trahisons, mais il serait erroné d’imaginer que le préfet consultait les livres de loi chaque fois avant de condamner un homme d’une province accusé d’un crime.

Les réponses de Jésus

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Même si nous n’avons aucun procès-verbal du procès, il n’y rien d’invraisemblable avec la question posée dans les récits évangéliques : « Es-tu le roi des Juifs? »; et elle cohérente avec l’accusation publiée lors de son exécution. De même, le silence de Jésus (« Tu ne réponds rien? Vois tout ce dont ils t’accusent! », Mc 15, 4) n’est pas sans précédent (voir le papyrus Oslo 16). Enfin, l’interrogatoire de Pilate chez Marc ne porte aucune marque d’un travail théologique.

Selon Marc 15, 2, à la question initiale, Jésus aurait répondu : « Tu le dis ». On peut se demander : avec ce type de réponse de la part de Jésus, un juge romain aurait-il suffisamment d’éléments de preuve pour prononcer une sentence? Car ce n’est ni un démenti, ni une affirmation sans ambiguïté. Que doit faire un juge dans un cas où l’accusé ne plaide pas coupable, mais n’affirme pas son innocence ou ne rejette pas l’accusation initiale quand on le questionne? N’est-il pas légal de trouver coupable une personne si difficile et si peu coopérative? Dans une telle situation, n’est-il pas normal que le juge base sa sentence sur les éléments de preuve qu’on lui a amenés, surtout lorsqu’il subit des pressions politiques pour considérer l’accusé comme coupable?

Le rôle de la foule (acclamatio)

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Que faire avec le tollé de la foule qui veut le voir crucifié, comme s’ils avaient un mot à dire dans la décision du juge? Cette pratique de l’acclamation populaire (acclamatio populi) était connue dans certaines villes libres, comme les villes de la Décapole en Galilée. Par exemple, à Césarée, Hérode le Grand fit amener trois cents chefs militaire sous accusation devant l’assemblée, et la foule les tua (Josèphe, Les antiquités judaïques, 16.11.7 : #393-394). Mais cela semble avoir été plutôt une pratique orientale, et les Romains avaient tendance à respecter les coutumes locales. Cependant, Jérusalem n’était pas une ville libre, et l’acclamation populaire n’était pas une coutume juive. Et les cris de la foule contre Jésus dans les récits évangéliques relèvent de la pression de la populace sur le préfet, plutôt que de la voix d’un jury reconnu.

Par contre, si considère les récits des martyrs racontés par leurs sympathisants qui rejetaient leur accusation et leur sentence, on note la présence d’une foule hostile. Dans le Martyre de Polycarpe (11-12), ce sont les cris de la foule et des Juifs qui déterminent aux yeux du proconsul de Smyrne le type de mort de Polycarpe. Dans l’examen des six incidents où Pilate a été impliqué, nous avons vu le rôle de la foule. Aussi, faute de procès-verbal, il faut considérer la vraisemblance des récits évangéliques. Il est donc tout à fait plausible d’imaginer un Pilate anxieux d’affirmer les prérogatives romaines dans les sentences de mort, et donc soucieux de vérifier par lui-même la culpabilité de Jésus, même si les autorités juives l’avaient présenté comme coupable de crime. Il devait certainement savoir que le vrai problème était plus au niveau des affaires juives internes, plutôt que celui d’un crime politique contre la majesté de l’empereur. Mais il y avait la pression de la foule, il ne voulait certainement pas que le tout dégénère en émeute dans le contexte de la fête pascale. Sur le plan légal, l’innocence de l’accusé n’est pas claire au point que Pilate pourrait prendre une chance en le relâchant; alors il cède à la pression de la foule. Bref, la position de Pilate dans ce procès n’est pas brave ou noble, mais elle n’est pas illégale ou une violation de la loi romaine, en plus d’être un moment insignifiant dans sa carrière.