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Questionner et valoriser le concile Vatican II

en vue d’une Église synodale[1]

Willy-Pierre Mbuinga-Mayunda

6 juin 2024

Alors que nous approchons du 60e anniversaire de la conclusion du concile Vatican II (1962-1965) et que se déroule actuellement le Synode sur la synodalité, il semble approprié de nous imprégner des enseignements et de l’héritage particulièrement riche que nous lègue le dernier concile pour comprendre mieux notre foi chrétienne et aborder les questionnements de notre époque. Le style pastoral caractéristique de ce concile nous offre un nouveau langage pour parler de Dieu, de l’Évangile et des réalités de la vie et des sociétés avec humilité et vérité[1].

Vatican II, semeur de graines…

Vatican II est en somme à nos yeux comme une graine qui a été plantée, s’est développée et est encore en mesure de nous étonner aujourd’hui par sa capacité à donner du fruit et à renouveler nos perspectives. En inventoriant et en mettant en valeur l’héritage conciliaire, nous avons la conviction que ce grand rassemblement œcuménique peut être une source insoupçonnée de vitalité, nourrir l’esprit et la foi et transformer notre vie de chrétiens dans le monde.

Annoncé le 25 janvier 1959 par le pape Jean XXIII, préparé de 1960 à 1962 par une consultation générale des évêques et la rédaction de 70 schémas préparatoires, le concile se déroula en quatre sessions d’automne de 1962 à 1965. Deux mille cinq cents évêques et supérieurs religieux du monde entier, aidés d’experts théologiens et accompagnés d’observateurs d’autres Églises et d’auditeurs laïques, se trouvèrent rassemblés pour cet événement qui s’inscrivait à la fois dans la grande tradition de l’Église depuis les premiers siècles et se voulait attentif aux nouvelles problématiques. L’opinion publique se trouvait aussi particulièrement interpellée et participante.

Depuis le dernier concile de Vatican I (1869-1870), interrompu par la guerre franco-prussienne, beaucoup d’eau avait passé sous les ponts : crise du modernisme, surgissement du communisme, guerres mondiales, fin du colonialisme, menace atomique, sécularisation… L’Église catholique romaine était devant l’urgence de s’interroger et de parler, et surtout de se réformer tant en interne (liturgie, œcuménisme, rôle des laïcs dans l’Église…) que devant le monde (justice et paix, liberté religieuse, dignité humaine, dialogue interreligieux…), afin de mieux répondre aux défis contemporains et correspondre à la voix de l’Évangile.

La célébration du Concile fut fertile en rebondissements. Cela se remarqua dans la mise à l’écart progressive des schémas préparatoires par les pères conciliaires, puis dans la volonté d’aller jusqu’au bout de leur programme de réformes. Les évêques assumaient ainsi leur rôle de sujets-acteurs, optant pour des textes qui exprimaient leur conscience des problèmes et leur regard de foi sur l’Église dans l’aujourd’hui. Au fil des 174 congrégations générales des quatre sessions conciliaires, un rite exprimait la tonalité de fond : chaque réunion s’ouvrait par l’intronisation de l’Évangile et la célébration de la messe, la prière à l’Esprit et à la Vierge Marie. Plus d’un reprit ce constat d’un auditeur laïque : « Dans cet événement, l’intervention de l’Esprit Saint pouvait être sensible[2]. »

Il en résulta finalement seize documents (4 constitutions, 9 décrets, 3 déclarations) offerts à la réception[3] des croyants et des communautés chrétiennes. Ces textes sont facilement accessibles à la lecture[4], voire à l’approfondissement, car de très bons instruments de travail sont disponibles (actes du concile, index, concordances, synopses, dictionnaires, commentaires[5]), ainsi que des histoires du concile[6] et de sa réception[7].

Comment dès lors nous ouvrir aux apports de Vatican II, comment revitaliser grâce à lui notre pratique de la foi tout en gardant un regard critique et en restant attentifs aux défis actuels ?

Trois défis dans l’interprétation de Vatican II et un choix méthodologique

Notre interprétation de Vatican II doit pouvoir concilier des points de vue différents qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre mais enrichissent notre compréhension du Concile. Les trois défis sont les suivants :

1) Un concile de rupture et de continuité

Face aux divergences d’opinions entre les interprètes du concile, Benoît XVI a cherché en 2005 à dépasser l’opposition entre concile de rupture et de continuité et a parlé d’une « herméneutique de réforme » : « C’est dans [un] ensemble de continuité et de discontinuité à divers niveaux que consiste la nature de la véritable réforme[8]. » Recourant – après bien d’autres – à la distinction entre substance et formulation, il explique que ce n’est pas manquer de respect au dépôt de la foi que d’exprimer notre engagement de croyant en des formules ou des agirs nouveaux.

2) Des textes à questionner et un événement qui interpelle

Une juste compréhension du Concile se fonde sur une fidélité à ses textes, situés dans l’ensemble du corpus conciliaire et en référence à tout le substrat auquel il se réfère, c’est-à-dire, dans l’immédiat, aux débats dont ils ont fait l’objet (avec leur déroulement imprévisible et les dénouements inattendus) et, plus largement, au fond de foi chrétienne et de tradition qui les nourrit. Elle est dès lors ouverte à l’esprit qui a animé les acteurs du Concile, participe d’un amour envers l’Église, voire se laisse inspirer par l’offre du salut pour tous en Christ.

3) Un point d’aboutissement et un point de départ

Vatican II nous renvoie sans cesse à tout ce qui a rendu possible ce Concile et à l’avenir qu’il ouvre. Il s’agit d’une part des années immédiates de préparation du concile (renouveaux liturgique, biblique, de l’apostolat des laïcs, nouveau regard sur les missions, etc.) et plus lointainement des conciles antérieurs (Vatican I, Trente, etc.) et de l’ensemble de la Tradition et de l’Écriture, les sources de notre foi. D’autre part, le Concile ouvre un chemin qu’il incombe à chacun de poursuivre pour autant que l’on croie à un avenir constructible de l’Église et de l’humanité.

Juste après le Concile, le théologien Karl Rahner, qui avait travaillé comme expert, a eu cette formule : « Le Concile, c’est un commencement de commencement. » Il invitait à éviter toute fixité dans des textes et à regarder ceux-ci comme un tremplin qui permet de nous projeter dans un avenir à inventer et construire. C’est aussi l’orientation donnée par le pape François, qui estime que la réception du concile Vatican II doit être « ajustée » à notre aujourd’hui : « La manière de lire l’Évangile en l’actualisant, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible », dit-il[9]. La référence au concile n’est pas tant dans une recherche de ce que disent les seize textes conciliaires que dans une volonté d’entrer dans la « manière de procéder » du concile, c’est-à-dire dans ce qu’il appellera la « synodalité », un terme et une démarche qui évoquent le « marcher (avancer) ensemble » et l’égalité baptismale entre tous les chrétiens.

Les trois défis herméneutiques évoqués ci-dessus nous ont amené à un choix méthodologique qui consiste à considérer et parcourir les temps longs de la préparation, de la célébration et de la réception du concile Vatican II. Démarche fastidieuse, certes, mais originale et féconde car elle permet 1) de voir apparaître quelques grands axes qui parcourent la vie de l’Église des cent ou deux cents dernières années et 2) de nous inscrire dans le courant d’une histoire non close, un chemin qui « n’est pas souvent rectiligne mais exposé aux conflits et nous présentera encore des surprises », un chemin qui se remodèle sans cesse car il est porteur d’une réalité vivante, un chemin qui « comprend à la fois l’avant et l’après-Concile, sa préhistoire comme sa réception »[10].

Quelques axes de Vatican II

Quelques grands axes thématiques surgissent à la lecture des textes de Vatican II et couvrent aussi bien les périodes de l’avant que de l’après-concile. Ils orientent nos réflexions dans plusieurs directions : christologique, ecclésiologique, anthropologique et sociétale.

1) Le Mystère pascal du Christ, restauration de la vie

Dès avant le Concile, le mouvement de renouveau liturgique (dont les prémisses apparaissent au sein d’abbayes bénédictines : Dom Guéranger, Dom Lambert Beauduin…) et les réformes de Pie XII (restauration de la Vigile pascale, de la Semaine sainte) replacent le mystère pascal au centre de l’attention des chrétiens, de leurs célébrations et de leur foi. Ce long mouvement de renouveau a été assimilé dans la constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium (SC), qui a été votée dès la deuxième session en 1963.

Fortement inspirée de la Bible et des Pères de l’Église, cette constitution commence par souligner la « centralité » du mystère pascal du Christ : en effet, dit SC 5, la Liturgie de l’Église n’a de signification que située à l’intérieur de l’histoire du salut, révélation du mystère caché en Dieu depuis les siècles. Le mystère pascal du Christ, sa mort-résurrection-ascension est le centre de cette manifestation :

SC 5 : « Dans le Christ est apparue la parfaite rançon de notre réconciliation, et en lui la plénitude du culte divin est entrée chez nous. Cette œuvre de la rédemption des hommes et de la parfaite glorification de Dieu […] le Christ Seigneur l’a accomplie principalement par le mystère pascal de sa bienheureuse passion, de sa résurrection du séjour des morts et de sa glorieuse ascension ; mystère pascal par lequel “en mourant il a détruit notre mort, et en ressuscitant il a restauré la vie”. »

Dans sa liturgie et ses sacrements, l’Église poursuit, rend présente et actualise l’œuvre du salut, participant ainsi de façon actuelle au salut de Dieu en Jésus-Christ (SC 6). Le Christ lui-même continue dans l’Église son œuvre sacerdotale. Il agit en elle, avec elle et par elle (SC 7). Dans l’action liturgique, le Christ est là, il rassemble les hommes et leur parle, il leur fait don de sa présence et de son salut, il les entraîne vers le Père. La liturgie ainsi présentée est, bien plus que des rites et des cérémonies, l’actualisation de l’œuvre du salut et de la présence active du Christ. Elle est vécue par l’Église comme un avant-goût, une anticipation de la venue et de la manifestation finales du Seigneur. Elle introduit en quelque sorte l’Église dans la vie céleste, où toutes les créatures rendent gloire à Dieu dans la communion fraternelle (SC 8).

Autour de cette conviction première se développent les réformes liturgiques concrètes décidées par le Concile : langue de la célébration, rituels de l’eucharistie et des sacrements, missels, lectionnaires, liturgie des heures… On passe de la « cérémonie » (à laquelle on assiste) à la « célébration » (à laquelle on participe »), facilitée par l’utilisation de la langue vivante (vernaculaire) qui enrichit la catéchèse et l’approfondissement spirituel… Une mise en œuvre de la réforme liturgique adaptée (inculturée) va de pair avec la formation de communautés chrétiennes locales vivantes, ajoutera le décret sur l’activité missionnaire de l’Église (Ad Gentes, 15). La réforme culminera avec la promulgation par Paul VI le 3 avril 1969 du nouveau Missel romain (constitution apostolique Missale romanum), qui sera suivie par la réforme de l’Office divin ou « Liturgie des Heures » et des nouveaux rituels des sacrements.

La réforme de la liturgie suscita une application difficile, due parfois à des innovations locales arbitraires mais surtout au refus systématique des lefebvristes[11]. Les difficultés liées à la traduction des textes liturgiques et bibliques constituèrent un réel défi, tant en raison du nombre de langues (il aurait fallu traduire ces textes en près de deux cents langues) que de la nécessaire et délicate adaptation aux destinataires. Il fallait aussi trouver un juste sens de la « participation active » à la célébration liturgique, qui ne devait pas seulement se marquer par des actes extérieurs individuels (lectures, attitudes), mais surtout par une attitude intérieure où la foi s’exprime et se nourrit dans le chant, la prière commune, l’écoute de la Parole, la communion eucharistique et un agir renouvelé. La formation d’animateurs liturgiques compétents était une nécessité première.

Une des limites de la constitution sur la liturgie est qu’ayant été le premier texte approuvé par le concile elle n’a pas pu profiter des explicitations apportées par les autres textes, surtout la constitution sur l’Église (Lumen Gentium) où est affirmé le sacerdoce commun des fidèles, et de la constitution sur l’Église dans le monde de ce temps (Gaudium et spes) qui se fait attentive à la dimension anthropologique. Certains liturgistes[12] reconnaîtront que Sacrosanctum Concilium aurait eu besoin d’ouvrir le regard plus largement sur les rites et symboles qui font partie de toute vie humaine et sociale. Plus profondément, l’attention des pères conciliaires aurait pu questionner la doctrine classique du sacrement et du sacrifice, pour souligner davantage que la « participation active » n’est pas seulement extérieure et individuelle mais est surtout une attitude intérieure. Ainsi, l’eucharistie, sacrifice du Nouveau Testament, ne se fait pas seulement (ou tant) sur l’autel mais aussi dans la confrontation de chacun avec lui-même et les autres, à laquelle invite Jésus : « C’est la miséricorde que je veux… » (Matthieu 9, 13).

Par ailleurs, écrite au début des années 1960, la constitution SC ne s’est nullement confrontée à la problématique de la déchristianisation (en Europe) : baisse importante de la pratique religieuse (le chrétien oscillant vers l’agnosticisme), déclin du nombre de prêtres et donc remise en question à brève échéance des ministères et des assemblées dominicales sans prêtres, avec en même temps la nécessité de formation d’animateurs liturgiques (et des laïcs).

2) L’Église mystère et sacrement, peuple de Dieu et communion

Dès le 19e siècle, des auteurs tels qu’Adam Möhler (1796-1838) et John Henry Newman (1801-1890) sont des pionniers dans la redécouverte de la dimension historique et spirituelle de l’Église. Pour Möhler, l’Église est un corps vivant organique, vivifié par le don de l’Esprit Saint et unifié par le Verbe divin incarné dans la durée humaine. Cette unité des croyants est de type mystique : c’est l’unité de la foi et de la charité. Elle est aussi visible : le rôle de la hiérarchie est conçu à la fois comme manifestation et comme organe et source de cette union dans l’harmonie. Jésus-Christ a rendu visible le monde divin. L’Église en est l’image et la figure[13]. Newman, quant à lui, éprouve l’Église comme l’Épouse du Christ et s’intéresse au principe de catholicité sur lequel saint Augustin a tant insisté : il ne faut pas se détacher de l’ensemble de la chrétienté. Au moment où Möhler saisit toute la valeur du symbolisme, Newman fait la même découverte grâce à l’étude des Pères de l’Église. Les gestes et les signes, les paroles et les chants nous aident à atteindre la vérité, à « monter » vers Dieu. Ces conceptions nouvelles à propos de l’Église sont également présentes chez des théologiens orthodoxes. Alexeï S. Khomiakov (mort en 1860) redécouvre l’Église comme unanimité dans l’amour. Il importe aussi de noter que des théologiens de l’École romaine[14], influencés par Möhler et nourris de leur fréquentation des Pères de l’Église, considèrent moins l’Église comme une société religieuse que comme le signe et l’émanation du Christ, tout animée par lui et par son Esprit. Selon cette vision théologique et christologique, l’Église est à l’image du Verbe incarné indissociablement visible et invisible, humaine et divine, dotée de certaines propriétés surnaturelles. Elle est le Corps du Christ, son incarnation continuée. Mais leur ecclésiologie n’influencera pas de manière décisive le concile Vatican I, d’ailleurs interrompu par les événements de 1870.

Tout ce renouveau profite pleinement, lors de Vatican II, à la constitution sur l’Église Lumen gentium (LG) qui présente avant tout l’Église dans sa dimension transcendante (issue de l’amour de Dieu) et dans sa forme historique de l’Église (comme Peuple de Dieu). Promulguée en novembre 1964, la constitution LG s’ouvre par une description suggestive de la nature et de la mission de l’Église, décrite comme « sacrement, c’est-à-dire à la fois signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1). Tout en liant d’emblée l’Église au Christ « lumière des peuples », le concile met ainsi en corrélation l’unité de l’Église et l’unité de l’humanité[15], sa première mission étant l’annonce de l’Évangile du Christ.

Marquée fortement par le thème du « peuple de Dieu » (ch. 2), la constitution LG établit sur le baptême la participation de tous les fidèles (laïcs et pasteurs) au sacerdoce du Christ et à la mission de l’Église (le « sacerdoce commun »). De façon subtile (LG 10), cette affirmation est coordonnée à la notion de « communion », en mettant l’accent sur l’unité des laïcs avec le clergé.

LG 10, § 2 : « Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré (essentia et non gradu tantum), sont cependant ordonnés l’un à l’autre (ad invicem tamen ordinantur) : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. […] Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré (potestate sacra) pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ (in persona Christi), le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâces, le témoignage d’une vie sainte, leur renoncement et leur charité effective. »

Sur la base des affirmations de LG concernant la dimension transcendante et la forme historique de l’Église (ch. 1 et 2), la constitution traite ensuite de la structure organique de l’Église, composée de pasteurs et de laïcs (ch. 3 et 4). Le chapitre 3 (« La constitution hiérarchique et spécialement l’épiscopat ») aborde l’épiscopat sous plusieurs aspects : son enracinement dans la succession apostolique (LG 19-20), sa nature sacramentelle (LG 21), son caractère collégial (LG 22-23), le ministère et la fonction des évêques (LG 24-27), le diaconat permanent (LG 28-29). L’important chapitre 4 sur les laïcs décrit ceux-ci comme participant, par le baptême, à la mission sacerdotale, prophétique et royale du Christ (LG 31).

La constitution porte ensuite son attention, dans le chapitre 5, sur la mission essentielle de l’Église, qui n’est autre que la sanctification de tous. L’appel à la sainteté est en effet universel, concernant tant les laïcs que les pasteurs (LG 40). De nouveau, pas de dichotomie de classe dans le peuple de Dieu ! De cet appel de tous à la sainteté, les religieux, dont parle le chapitre 6, témoignent à leur manière par leur choix de la vie consacrée. Ils ne sont pas considérés à part (comme « la voie parfaite »), ni comme un état de vie qui concerne la structure hiérarchique de l’Église, mais comme témoignant de la mission de sainteté de l’Église, attestant des valeurs spirituelles indispensables dans un monde marqué par le matérialisme.

En gage d’espérance, les regards sont invités dans le chapitre 7 à se fixer sur le but et à reconnaître « le caractère eschatologique de l’Église en marche (peregrinantis) et son union avec l’Église du ciel ». Sur les chemins de l’histoire, mais les yeux fixés vers le but. Étant encore en marche, l’Église est en état d’inachèvement et continue son pèlerinage, tendue vers le renouvellement de toutes choses à la fin des temps, lorsqu’« avec le genre humain, tout l’univers lui-même, intimement uni avec l’homme et atteignant par lui sa destinée, trouvera dans le Christ sa définitive perfection » (LG 48).

Cette certitude que « nous touchons à la fin des temps » (1 Corinthiens 10, 11) donne force au croyant pour prendre au sérieux sa vie terrestre, état transitoire ou intermédiaire, où il reste vigilant, se prépare et construit par les liens de la charité, la « communion des saints ». En effet, Église du ciel et Église de la terre ne forment pas deux Églises, mais une seule[16] où tous se trouvent rassemblés dans une même communion de personnes et le partage de biens spirituels, dont principalement l’Eucharistie, forts de la prière de tous les saints « qui ne cessent d’intercéder pour nous auprès du Père » (LG 49).

Figure de l’apothéose finale, la Vierge Marie est évoquée dans le chapitre 8 à travers sa place éminente « dans le mystère du Christ et de l’Église »[17]. Son rôle n’est pas défini comme « corédemptrice », mais est mis en évidence dans la révélation de Jésus-Christ et dans l’histoire du salut, passée, actuelle et à venir (LG 52 et 55-59). « Mère du Christ », elle est aussi « Mère des hommes » (LG 54), prototype de la foi et signe d’espérance (LG 68). En rattachant la théologie mariale à l’ecclésiologie, le concile rompt avec une tendance à situer Marie hors de l’Église dans un rôle quasi égal à celui du Christ. Il favorise ainsi une présentation favorisant le dialogue et le rapprochement avec les autres confessions chrétiennes.

Au terme de la lecture de la constitution, on peut regretter que Lumen Gentium ne décrive pas davantage l’articulation entre le sacerdoce commun et le sacerdoce ministériel ni les formes concrètes d’un ministère laïque articulé avec le ministère sacerdotal, élément essentiel quand on sait qu’au sortir du concile la vie des communautés chrétiennes reposerait de plus en plus sur le laïcat, en particulier féminin. Simultanément, la figure du ministère sacerdotal est encore fortement présentée en termes de « pouvoir » (potestas), un terme ambigu tant qu’il n’est pas corrélé à celui de « service » ou de « charge » (munus), car il risque alors d’être mal interprété et d’ouvrir aux dérives du cléricalisme[18]. On retiendra toutefois que le décret sur les prêtres Presbyterorum ordinis (PO) insiste pour dire qu’« au milieu de tous les baptisés, les prêtres sont des frères parmi leurs frères » (PO 9). La lecture des textes conciliaires a ainsi pu donner l’impression que la coresponsabilité des laïcs n’a été traduite en pratique qu’avec peu de conviction.

On pourra aussi regretter que, dans son ensemble, Lumen gentium se caractérise par une ecclésiologie globalement universaliste. LG 23 apporte toutefois une précision importante tant du point de vue pastoral qu’œcuménique : « l’Église une et catholique existe dans et à partir des Églises particulières » (« in quibus et ex quibus existit una et unica ecclesia catholica »). Un embryon de théologie de l’Église locale apparaît ainsi, conforté par ce qu’ajoute LG 26 : « L’Église du Christ est vraiment présente en toutes les légitimes assemblées locales de fidèles qui, unies à leurs pasteurs, reçoivent, dans le Nouveau Testament, elles aussi, le nom d’Églises. […] Chaque fois que la communauté de l’autel se réalise, en dépendance du ministère sacré de l’évêque, se manifeste le symbole de cette charité […]. Dans ces communautés, si petites et pauvres qu’elles puissent être souvent ou dispersées, le Christ est présent par la vertu duquel se constitue l’Église une, sainte, catholique et apostolique » (LG 26).

Notons encore deux faiblesses :

1) La constitution Lumen gentium n’a été assortie d’aucune norme d’application concrète qui exprimerait ses propositions en formules juridiques ni d’aucun développement doctrinal qui exprimerait de manière claire et cohérente les orientations novatrices qu’elle a tracées, comme l’exprimèrent Brunero Gherardini (2009, 2011), professeur d’ecclésiologie et d’œcuménisme à l’Université du Latran, l’historien Roberto De Mattei (2010) ou encore le professeur Carlo Molari (2012) : définition de l’Église, articulation en société visible et invisible, implications en termes d’unité, de communion, de fraternité, de coresponsabilité, « actions communes » de l’Église, droits et devoirs des personnes gratifiées de dons charismatiques, gouvernement de l’Église, autorité de l’évêque, participation des laïcs, vie religieuse…

2) La doctrine de la collégialité épiscopale (à savoir que les évêques constituent un collège qui succède au collège des Douze Apôtres) est apparue comme un « cheval de bataille » de la majorité conciliaire au cours des débats. Cette doctrine, qui vise à associer les évêques au pouvoir dans l’Église (et ainsi rééquilibrer le dogme de la primauté romaine à Vatican I), s’est énoncée moyennant quelques aménagements (nota praevia) imposés par le pape à l’exercice de la collégialité et destinés à sauvegarder la liberté de la primauté pontificale. Ici aussi, l’absence de prescriptions normatives handicape radicalement la compréhension de ces textes, d’autant que l’adaptation aux contextes culturels hétérogènes de l’Église s’avérera vite indispensable (nécessité d’un gouvernement plus régionalisé et synodal) et montrera les limites de la notion de « collégialité limitée » telle que la définit LG 22 en la restreignant aux actions collégiales strictes en cas de concile œcuménique ou de consentement-approbation du pape à une action de tous les évêques dispersés (repris dans le décret sur la charge pastorale des évêques dans l’Église Christus Dominus 4). Le risque étant dès lors de glisser vers un paradigme universaliste de la collégialité[19] sans que celle-ci soit articulée à la communion des Églises locales[20].

Dans l’après-Concile, les débats conciliaires resurgirent et se manifestèrent notamment dans l’opposition entre les théologiens de la revue Concilium (1965) et ceux qui s’en éloigneront par volonté d’éviter les clivages entre conservateurs et progressistes et créeront la Revue catholique internationale. Communio (1972). Les premiers veulent mener plus loin le renouveau de l’Église et de la théologie et se rallient à la vision de l’Église « peuple de Dieu », mettant en évidence la dimension historique de l’Église pérégrinante et la participation de tous les chrétiens à la bonne marche de l’Église au travers des communautés locales (sacerdoce commun des fidèles, charismes). Les seconds adoptent le terme de « communio » qui exprime « un mélange d’unité et de différence » et rend bien compte de leur dessein d’ouvrir les cultures les unes aux autres et de susciter le dialogue entre culture et foi. Entre ces deux revues, deux ecclésiologies rivales au départ, mais qui ne sont pas sans complémentarités : le sacerdoce commun fonde la solidarité entre fidèles et pasteurs, tandis que la communion sauvegarde l’unité du Peuple.

Le synode de 1985, première grande évaluation de la réception conciliaire – mais aussi événement marqué par la vitalité des jeunes Églises – constitue, sous Jean Paul II, un tournant dans l’interprétation de Vatican II, par son option-orientation vers une ecclésiologie sacramentelle et de communion en lien avec l’ouverture œcuménique et missionnaire de l’Église, spécialement dans la nouvelle évangélisation. Peu après ce synode, une opposition apparaît entre la vision universaliste de l’Église et une vision valorisant les Églises locales[21].

Une possible harmonie entre ces deux visions se cherche, qui tente de revenir aux enseignements du concile. D’une part, il apparaît nécessaire d’abandonner toute logique de pouvoir dans l’Église et de réviser la manière d’exercer l’autorité en accordant plus de place à la collégialité, à la participation et à la coresponsabilité. D’autre part, il n’est pas possible de faire de la communion (universelle) un alibi pour ne pas écouter et mettre en valeur les manifestations particulières des Églises locales, stimuler leur valeur de catholicité et soutenir les nouvelles structures de participation et de créativité[22]. Les Églises locales et l’Église universelle ayant même origine et même valeur originale, leurs relations entre elles ne pourraient-elles être de réciprocité ou d’inclusion réciproque ? Considérée en dehors de sa réalisation dans et à travers les églises locales, l’Église universelle deviendrait une notion abstraite. Dépourvues de tout lien avec l’Église universelle, les Églises locales perdraient leur caractère de catholicité, au sens où chaque Église particulière a vocation à l’universalité.

Au sein de chaque Église particulière, en effet, les croyantes et les croyants ont conscience que ce qui les rassemble et les fait vivre est l’amour de Dieu. Il y a là une sorte de « bien commun » qui est d’être « aimé par Lui »[23]. Et ce bien qui est pour chacun et chacune est aussi « pour tous », car cet amour a un haut potentiel d’étendue et d’inclusivité, pouvant concerner tout un chacun et engager sa participation sur base d’égalité, renversant donc « la logique du pouvoir [et] la logique du commandement »[24].

À la fin du Concile, tel un premier fruit, Paul VI annonçait la constitution du Synode des évêques (motu proprio Apostolica sollicitudo du 15 septembre 1965). Depuis 1967, ce Synode s’est tenu sans discontinuité jusqu’aujourd’hui. Ces synodes ont permis d’approfondir des thématiques essentielles comme l’évangélisation, la justice sociale et la sanctification. Ils ont fait prendre conscience de la vitalité des Églises locales et ont sensibilisé à l’articulation des Églises particulières avec l’Église universelle. Néanmoins, au fil des Synodes, la richesse des apports de la périphérie s’est perdue, laissant place à des textes de rapports énonçant des généralités et des suggestions-vœux perdant en signification. Sans véritable effet de mémoire d’une rencontre à l’autre vu la non-permanence de cette institution, le Synode a été de moins en moins un organe d’authentique concertation et s’est trop limité à la seule fonction consultative. Les impasses du Synode des évêques comme mode de gouvernement (collégial) ne peuvent qu’interroger, dans la ligne de Vatican II, sur de nouveaux modes de participation et d’expression de tous les membres de la communauté ecclésiale et à retrouver un sens plus fondamental du synode en référence au baptême qui rend chaque chrétien acteur de la mission (LG 10) et comme moyen de rassembler les membres du peuple de Dieu au sein des Églises locales pour faire progresser la vie chrétienne. Cette mission a été assumée par le pape François, nous y reviendrons.

3) La Révélation divine : don–invitation

Le schéma sur la Révélation Dei Verbum (DV) a été le premier schéma sur lequel les Pères se sont mobilisés au cours de la première session du concile et à propos duquel ils ont manifesté leur orientation d’esprit (en refusant de discuter le schéma préparé). Jean XXIII eut la sagesse d’ajourner le débat et de confier à une commission mixte le soin de reformuler le texte : il ne s’agissait plus de parler des « deux sources de la Révélation » (Tradition et Écriture) mais de s’imprégner plus radicalement d’une vision globale de « la Révélation » – ce qui apporta un changement de perspective majeur par rapport au schéma préconciliaire.

Car tel est bien l’apport fondamental et premier de la constitution : l’autorévélation de Dieu (ch. 1) – un apport qui n’aurait pas été possible sans les efforts des théologiens des dernières décennies (Barth, Rahner, Balthasar…). Dieu-Amour s’est révélé, dans sa parole et ses gestes, à travers sa création et une histoire qui culmine ou s’accomplit dans la venue de Jésus-Christ, sa vie, sa mort-résurrection : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit », dit Jésus, ultime figure de la révélation trinitaire. Il est la suprême manifestation de l’amour de Dieu en même temps que la réponse parfaite de l’humanité au désir du Père.

Si Dieu se révèle ainsi, ce n’est pas d’abord pour donner lieu à spéculation, mais pour proposer une rencontre (de l’ordre du mystère), qui s’effectue à travers l’histoire, qui se vit personnellement dans un regard, une écoute, un acte de foi, un engagement. Dieu se montre, se donne, se dit… Dieu, dit le texte conciliaire, « s’adresse aux hommes […] comme à des amis, il s’entretient avec eux pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie » (DV 2).

Les conséquences sont grandes pour la façon de concevoir la foi : face à l’autocommunication de Dieu, la foi apparaît principalement comme un acte d’engagement, plutôt que comme l’assentiment de notre intelligence à des vérités révélées (DV 5).

La Révélation est ainsi présentée comme transmission, tradition de vie à travers l’histoire, à travers Jésus, par ses Apôtres envoyés prêcher l’Évangile et baptiser. C’est un nouveau concept de « tradition vivante », telle qu’elle avait été remise en honneur par J.-A. Möhler[25], qui est présent notamment en DV 8 et 15 :

DV 8, §§ 2 et 3 [La sainte Tradition] : « Cette Tradition qui vient des Apôtres progresse dans l’Église, sous l’assistance du Saint-Esprit ; en effet, la perception des réalités aussi bien que des paroles transmises s’accroît, soit par la contemplation et l’étude des croyants qui les méditent en leur cœur (cf. Lc 2, 19.51), soit par l’intelligence intérieure qu’ils éprouvent des réalités spirituelles, soit par la prédication de ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu un charisme certain de vérité. Ainsi l’Église, tandis que les siècles s’écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu.

L’enseignement des saints Pères atteste la présence vivifiante de cette Tradition, dont les richesses passent dans la pratique et dans la vie de l’Église qui croit et qui prie. C’est cette même tradition, qui fait connaître à l’Église le canon intégral des Livres Saints ; c’est elle aussi qui, dans l’Église, fait comprendre cette Écriture Sainte et la rend continuellement opérante. Ainsi Dieu, qui a parlé jadis, ne cesse de converser avec l’Épouse de son Fils bien-aimé, et l’Esprit Saint, par qui la voix vivante de l’Évangile retentit dans l’Église et, par l’Église, dans le monde, introduit les croyants dans la vérité tout entière et fait que la parole du Christ réside en eux avec toute sa richesse (cf. Col 3, 16). »

DV 12 [Comment interpréter l’Écriture] : « […] Cependant, puisque la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit que celui qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à l’unité de toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à l’analogie de la foi[26]. » (nous soulignons)

DV présente ainsi la tradition comme un processus vivant et dynamique de transmission, qui enveloppe aussi bien l’Écriture que le service du dépôt de la foi, la vie et le culte de l’Église. Ce qui laisse envisager qu’il y a bien un enrichissement continuel de la foi. Ce postulat n’a pu être posé par le concile, commente le cardinal Wojtyla, que parce que le concile a envisagé la foi dans une nouvelle perspective, une perspective pastorale liée à la prise de conscience que la rédemption n’est pas limitée à quelques-uns mais est universelle, qu’elle n’est pas limitée à quelques aspects de notre vie mais à tout notre être et notre agir[27], impliquant l’existence tout entière du croyant. La transmission de la Tradition se réalise ainsi d’abord sur le mode de transmission d’une réalité dont on est imprégné et dont on vit en Église, une réalité vivante (« la voix vivante de l’Évangile ») et créatrice[28].

C. Theobald[29] estime que la constitution DV dirige le projecteur surtout vers l’Écriture (Ancien et Nouveau Testament) à travers lesquels Dieu se communique, alors qu’elle aurait pu insister davantage sur la Tradition, et montrer que Dieu se révèle aussi dans notre histoire et nos sociétés, invitant chacun et chacune à redécouvrir ce qui fait le « mystère » sacré de sa vie. Une telle redécouverte est décrite, ajoute-t-il, dans la manière dont s’opère la relation de Jésus avec ceux et celles qu’il rencontre et en qui il suscite l’étincelle d’un désir d’être avec Lui, comme l’exprime Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous croyons et nous savons que tu es le Saint de Dieu » (Jean 6, 68-69).

La perspective adoptée par Edward Schillebeeckx (1914-2009) après le concile[30] privilégie une conception de la foi chrétienne en dialogue avec l’expérience des hommes dans le siècle. La foi au Dieu de l’avenir est liée au devoir de renouveler l’histoire. La fidélité au message biblique et à la Tradition s’allie à la réinterprétation critique constante de la foi chrétienne en lien avec la réalité de nos vies, en vue d’éviter autant que possible toute forme d’erreur ou de coercition asservissante. Tout dans la vie de l’Église n’est pas développement et progrès, mais tout peut contribuer à générer plus de vérité dans la marche vers la plénitude terminale où conduit l’Esprit (Jean 16, 13), au travers donc d’une Tradition ouverte à l’innovation et à la surprise.

Une perspective similaire se trouve dans l’œuvre du théologien américain David Tracy[31], qui met en forme le concept suggestif d’imagination analogique[32], qui va être le pivot de sa théologie de la conversation. L’imagination analogique est la capacité de percevoir la ressemblance dans la différence, d’entrer en dialogue avec l’autre et de s’ouvrir ainsi à une possible transformation. Tracy la fait jouer à l’intérieur du champ chrétien, mais aussi dans la conversation avec d’autres univers de sens et d’autres traditions religieuses. L’imagination analogique permet à des traditions différentes de dialoguer entre elles, dans une herméneutique de la conversation où l’on est capable de percevoir, dans la radicale étrangeté de l’autre, quelque chose comme une similitude et d’ainsi maintenir ouvert un échange entre des positions qui sont peut-être irréductibles. Elle repose sur la confiance en la communication, et empêche l’affirmation monolithique d’une vérité absolue. Elle prend pleinement acte de la pluralité du langage et de l’ambiguïté de l’histoire.

Quelque chose de similaire s’était probablement produit dans certains textes conciliaires, affirmant par exemple l’absolue dignité de la personne humaine (liberté religieuse…). Quelque chose de similaire pourrait aussi se produire face à de nouveaux défis, celui par exemple d’un langage nouveau pour parler de la Tradition sur base d’études anthropologiques et culturelles…

4) L’Église dans le monde de ce temps

Les profonds changements culturels et scientifiques de la fin du 19e et du début du 20e siècle (théories de l’évolution, avancées psychologiques) avaient profondément mis en cause certaines croyances religieuses traditionnelles. Le climat intellectuel marqué par un intérêt croissant pour la pensée critique (mise en question des dogmes réinterprétés à la lumière des nouvelles méthodes de réflexion) et l’attention au contexte social dans sa diversité poussèrent les théologiens catholiques à repenser la foi chrétienne devant les nouveaux défis de la modernité sur plusieurs plans :

Exégèse et « nouvelle théologie » – Après le décret Lamentabili (1907), par lequel le pape Pie X avait condamné 65 propositions « modernistes »[33], des exégètes comme le dominicain Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) renouvellent la science exégétique associée aux découvertes archéologiques, tandis que son confrère Ambroise Gardeil (1859-1931) redéfinit les contours de la science théologique en synergie avec la raison philosophique. Dans les années 1930, des théologiens catholiques, désignés bientôt sous le nom de « nouvelle théologie », sont sensibles à l’historicité et à la mise en valeur de la subjectivité (caractéristiques de l’époque moderne) et prônent un retour aux sources du christianisme, notamment via les Pères de l’Église (cf. De Lubac, Daniélou, Chenu). En 1943, l’encyclique Divino afflante Spiritu de Pie XII entérine la vision de Lagrange sur la diversité des genres littéraires dans la Bible et encourage la recherche historique.

Apostolat des laïcs – Divers mouvements de laïcs d’Action Catholique nés dans les années 1920 et suivantes, tels que la Légion de Marie, la Jeunesse ouvrière chrétienne, les Équipes Notre-Dame, Pax Romana, allient la foi chrétienne à l’engagement social du chrétien et à la vie spirituelle qu’elle inspire. Ces mouvements ont souvent une visée apostolique d’annonce de l’Évangile en « participation-collaboration » avec la hiérarchie sous un angle caritatif et de « suppléance » à l’apostolat des prêtres.

Théologie des réalités terrestres – Des jalons théologiques ou d’anthropologie chrétienne sont posés dès avant le Concile. Ils se regroupent autour de l’expression Théologie des réalités terrestres, reprise du titre d’ouvrages du chanoine Gustave Thils (1909-2000) parus en 1947 et en 1953 – et qui ne sont pas sans lien avec l’Humanisme intégral (1936) de Jacques Maritain. La volonté de l’auteur est de développer une théologie qui offre « une perspective sur l’ordre temporel qui permette aux personnes de donner un sens chrétien à leurs activités quotidiennes » (Bosschaert, 2016, p. 355).

« Les valeurs terrestres, écrit Thils, sont plus qu’un simple moyen de sanctification mis à la disposition de l’Homme. Elles font au contraire partie de tout l’ordre créé, elles ont été accablées avec lui par la faute originale, elles sont aussi rachetées par le Christ et élevées vers les cieux par son Esprit. Ces réalités sont des fragments de l’ordre entier de l’univers et ont leur finalité propre. Elles manifestent à leur manière la gloire du Créateur et la miséricorde du Rédempteur. Elles servent le Seigneur avant de servir l’Homme et ne servent l’Homme que pour réaliser l’ordre divin et servir ainsi Dieu. Rien n’est plus évident pour qui, à la suite de la Bible et de la synthèse scolaire médiévale, revient à une vision cosmique de l’univers[34]. »

Ce faisant, Thils attire l’attention sur le développement dynamique de l’ordre temporel, soulignant le besoin de transfiguration de celui-ci ainsi que le rôle de l’Homme dans ces changements à opérer qui touchent au développement des hommes et des sociétés dans un sens chrétien selon lequel au final « Dieu sera tout en tous ».

Foi et pensée contemporaine – Un pionnier du dialogue avec la pensée contemporaine dans un esprit de tolérance est alors le professeur Albert Dondeyne (1901-1985), prêtre du diocèse de Bruges et professeur universitaire. Dans son ouvrage intitulé Foi chrétienne et pensée contemporaine (1951), écrit à la suite de la parution en 1950 de l’encyclique Humani generis, il vise à éviter que les critiques émises dans l’encyclique à l’égard des courants philosophiques contemporains (notamment le monogénisme, l’existentialisme athée) de manière quelque peu sommaire soient considérées comme des condamnations et n’écartent l’attention des valeurs d’ouverture au transcendant de certains de ces auteurs

Théologie du laïcat – Simultanément, Yves Congar, qui a constaté la place prise par le laïcat chrétien durant les dernières décennies, publie Jalons pour une théologie du laïcat (1953). « Les laïcs, écrit-il, sont pleinement d’Église »[35]. Sur fond de distinction entre l’Église institution et l’Église communauté, il propose une analyse théologique des fonctions religieuses du laïc, dépassant l’habituelle définition du laïcat en tant que « participation à l’apostolat hiérarchique » et considérant les laïcs comme fondamentalement membres du peuple de Dieu, égaux par le baptême et participant dans l’histoire au fonctionnement global de l’Église.

Missiologie – Une réflexion en profondeur des Églises chrétiennes sur le sens des missions, qui aboutit à l’importante Conférence missionnaire mondiale d’Édimbourg en 1910, impulse un nouvel esprit missionnaire. L’organisation d’Églises locales en terres de mission est toutefois lente et la collusion avec le pouvoir colonial persiste entre les deux guerres avant de commencer à s’estomper dans les années 1950 au profit d’un respect des religions traditionnelles et de la diversité des peuples. D’une manière plus large, des démarches d’acculturation venant de milieux catholiques sont aussi présentes tant vers l’islam (Charles de Foucauld, Louis Massignon) que vers les religions asiatiques (Vincent Lebbe, Jules Monchanin, Henri Le Saux) – une démarche à la fois d’enfouissement et de revisite de sa propre foi qui sera aussi celle, plus récemment, de prêtres vers le monde ouvrier marxisé et vers une rechristianisation des pays de « vieille chrétienté »  (Henri Godin et Yvan Daniel, aumôniers JOC).

Œcuménisme – Les premières démarches de type « œcuménique » au sein de l’Église catholique ne viennent pas de la hiérarchie mais de pionniers, tel l’abbé Fernand Portal (1855-1926), prêtre lazariste qui, à la suite d’une rencontre avec Lord Halifax, contribua au développement des relations avec la communion anglicane, dès la fin du XIXe siècle. Une évolution qui se manifeste dans les Conversations de Malines des années 1921-1925 (cinq rencontres), accueillies par le cardinal Désiré-Joseph Mercier. C’est ce même esprit qui anime des œcuménistes convaincus comme Dom Lambert Beauduin (1873-1960), qui fonde à Amay-sur-Meuse puis Chevetogne (Belgique) un monastère bénédictin orienté vers le dialogue avec l’Orient chrétien ; l’abbé Paul Couturier (1881-1953), qui réoriente l’octave de prière pour l’unité dans un sens tout différent de la « théologie du retour » et fonde le groupe des Dombes pour le dialogue théologique et un œcuménisme spirituel qui vise moins l’unité des Églises que l’unité de l’humanité et de tout le cosmos dans le Christ ; le dominicain Christophe-Jean Dumont (1897-1991), qui contribue en 1927 à la fondation du centre Istina (la vérité, en russe) pour promouvoir les études russes et les rencontres avec le monde slave – c’est au Centre Istina qu’auront lieu les premiers contacts entre l’Église catholique et le Secrétariat du Conseil œcuménique des Églises (1949) ; Jan Willebrands (1909-2006) et son ami Frans Thjssen (1904-1990), venus du diocèse de Haarlem aux Pays-Bas, entament des démarches visant à la création d’un réseau international d’œcuménistes et mettent en place la Conférence catholique pour les questions œcuméniques, instituée à Fribourg en Suisse en 1952, qui devient un partenaire de relations et de conseil avec le Conseil œcuménique des Églises et qui ne sera pas sans influence en 1959 dans la mise sur pied par Jean XXIII, peu avant le concile, d’un Secrétariat romain pour l’unité des chrétiens (juin 1960) que présidera le cardinal Bea en équipe avec Willebrands.

Dans l’intention d’aggiornamento de Jean XXIII partagée par les évêques et concrétisée dans les schémas préparatoires, une place (encore maigre) est donnée à l’œcuménisme, au renouveau missiologique ou à la redéfinition du rôle des laïcs. Néanmoins, des observateurs laïcs seront invités au concile, ceux-ci ont déjà atteint une grande maturité spirituelle et une conscience de la fonction propre du laïc dans l’Église et de son engagement de chrétien dans la société. Différents documents conciliaires se profilent très vite autour de sujets comme l’apostolat des laïcs, l’activité missionnaire de l’Église, la liberté religieuse, la présence de l’Église dans le monde, l’œcuménisme…

Gaudium et spes (GS) est intitulée « constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps » : le caractère pastoral du texte ressort de la volonté de présenter la mission salvatrice de l’Église concernant l’homme et la société humaine : « C’est en effet l’homme qu’il s’agit de sauver, la société humaine qu’il faut renouveler. C’est donc l’homme, l’homme considéré dans son unité et sa totalité, l’homme, corps et âme, cœur et conscience, pensée et volonté, qui constituera l’axe de tout notre exposé » (GS 3).

La constitution adopte une démarche de lecture des « signes des temps ». Les signes des temps, écrit le cardinal Poupard, sont « ces événements et faits de l’histoire qui sont comme des appels à la vérité, à la justice, à l’amour et à la paix. Et c’est de l’intérieur de cette riche expérience humaine que l’Église propose la joie de l’Évangile et le sens de l’existence humaine à la lumière du message du Christ »[36]. Cette démarche de lecture fait  penser au « voir, juger, agir » de l’Action Catholique : scruter les signes des temps, les interpréter à la lumière de l’Évangile, donner des réponses aux questions des hommes sur le sens de la vie et leurs relations entre eux.

L’accent est mis sur la fonction prophétique de l’Église dans sa mission de témoigner de la Révélation de Dieu comme acte d’amour envers l’humanité. Cette relation entre l’Église et le monde se concrétise dans le dialogue mutuel, elle se base sur la reconnaissance de la dignité de la personne humaine (ch. 1), la valeur de la communauté humaine (ch. 2) et le sens profond de l’activité humaine (ch. 3), la perspective finale étant toujours donnée à la lumière du Christ ressuscité.

L’attention portée à l’homme (puis en seconde partie de GS à divers problèmes concrets et urgents) montre une attitude d’accueil de l’Église vis-à-vis de certains principes de la société moderne (au contraire de l’attitude de rejet qui avait été celle du « Syllabus » en 1864). Un de ces principes ouvertement reconnu est celui de la liberté religieuse, qui découle de la dignité de la personne humaine, créée à l’image de Dieu et dotée d’une conscience libre. Dans la foulée de ce principe, la déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae encourage une séparation entre l’Église et l’État, reconnaissant l’autonomie de l’un et l’autre dans son domaine respectif. L’affirmation de la liberté religieuse contribuera aussi à promouvoir le dialogue religieux et la tolérance religieuse.

Quant aux perspectives émises dans le décret conciliaire concernant l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes, elles partent d’un propos fort : la mission de l’Église a son origine dans « l’amour source » (AG 2) de Dieu, c’est-à-dire dans le dessein du Père de sauver tous les hommes par son Fils et grâce au don de son Esprit. La responsabilité missionnaire du chrétien se fonde dans son statut même de chrétien, incorporé au Christ par le baptême, la confirmation et l’eucharistie. Devenu membre de l’Église, il a le devoir de coopérer au bien de tout le Corps, à sa vie et à son développement jusqu’à sa plénitude (AG 14 et 36).

La finalité de l’activité missionnaire est double (AG 6) : annonce de l’Évangile du Christ et implantation de l’Église, non seulement par la prédication de l’Évangile mais aussi par le témoignage de vie chrétienne et la formation de communautés chrétiennes adultes (qui après le Concile connaîtront un développement rapide dans les communautés ecclésiales vivantes de base, éléments dynamiques au sein des Églises particulières que sont les diocèses).

Il n’empêche que certaines critiques peuvent être adressées à ce décret à la rédaction duquel ont pourtant été associés les évêques des zones missionnaires. Ainsi, Paul Coulon[37] estime que le Concile garde une conception trop étroite de l’activité missionnaire, considérée comme une pastorale d’évangélisation de certains pays dits « de mission » ; l’activité missionnaire ne doit pas seulement dépendre d’une emprise missionnaire externe (de la Propaganda fide) mais être assumée par une réelle indépendance/autonomie des communautés locales, où le travail missionnaire est toujours « en devenir ».

L’ouverture œcuménique et le dialogue interreligieux ont connu un bel essor dans la foulée immédiate du Concile. On pense à l’engagement de l’Église catholique dans de nombreux dialogues avec les protestants, les anglicans et les orthodoxes, mais aussi à une ouverture aux autres religions. Les gestes et les discours de Paul VI (notamment son soutien d’un « christianisme africain » en Ouganda en 1969), puis de Jean Paul II (sa visite à la synagogue de Rome ; son « esprit d’Assise » ; ses encycliques œcuméniques Orientale lumen et Ut unum sint en 1995 ; mais aussi sa volonté de créer un mouvement de conversion lors du Grand Jubilé de 2000) ont manifesté une volonté de renouveau très concret. Au tournant du siècle, Jean Paul II rappela que le concile Vatican II offre « une boussole fiable pour nous orienter sur le chemin du siècle qui commence »[38], laissant entendre que c’est le concile dans son ensemble et pas seulement des textes qu’il faut recevoir et qui doit nous orienter.

Vatican II pour aujourd’hui et demain ?

Les deux dernières décennies ont été chargées en crises de tous ordres et défis nouveaux souvent vécus « en direct » à l’échelle de la planète… Certains défis relevés par Vatican II sont toujours les nôtres : sécularisation et perte de la foi, unité des chrétiens, dialogue interreligieux, liberté religieuse, mode de fonctionnement interne et de gouvernement de l’Église, témoignage-évangélisation, rapport avec la société. D’autres défis sont apparus : questions écologiques et climatiques, rôle des femmes, enjeux éthiques et moraux (bioéthique, sexualité, famille, égalité des genres), dialogue en prise avec les avancées scientifiques et technologiques (civilisation numérique, intelligence artificielle, fake news et désinformation…).

Porteuse du message de joie et d’espoir du Christ, l’Église peine à dire cette bonne nouvelle, d’autant qu’elle se trouve dans la mire de toutes les critiques pour des scandales de mauvaise gestion financière et de comportements moraux du clergé et de religieux, d’abus de pouvoir sur les consciences (cléricalisme), de non-transparence, qui ont nui à sa crédibilité. En outre, elle connaît un phénomène de transition inédit : en retrait en Europe, son centre de gravité et de vitalité s’est déplacé vers le sud (Afrique, Amérique latine et Asie). La situation de l’Église doit sans cesse se redéfinir sur l’horizon fluctuant des religions et des cultures, dans un monde où les concepts de « religion » et d’« institution » ne rallient plus les foules comme auparavant. Le vent de renouveau qui avait émané du Concile Vatican II semble ne plus être vraiment d’actualité.

L’élection du pape François en mars 2013 (suite à la démission de Benoît XVI) apporte cependant des raisons d’espérer, notamment par le rappel de ce qu’il estime essentiel pour l’Église : l’Église, dit-il en mars 2013, lors du conclave qui allait l’élire, doit guérir de la mondanité spirituelle, attitude d’une Église autoréférentielle, et sortir d’elle-même pour aller vers les périphéries, pas seulement géographiques, mais également de l’existence, c’est-à-dire celles du mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice, celles de l’ignorance et de l’absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère. « Le Christ frappe à la porte de l’Église, mais il frappe de l’intérieur, car il veut qu’on ouvre grand les portes pour le laisser sortir à la rencontre du monde et de l’humanité »[39].

Homme de réformes courageuses (Curie, synode mondial décentralisé, mise au ban du « cléricalisme »), le pape François en appelle au concile et estime qu’il importe de continuer à « faire prendre racine » au concile :

« Vatican II, dit-il en août 2013, fut une relecture de l’Évangile à la lumière de la culture contemporaine. Il a produit un mouvement de rénovation qui vient simplement de l’Évangile lui-même. […] Il y a certes des lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est claire : la manière de lire l’Évangile en l’actualisant pour aujourd’hui, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible. […] L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le cœur tout brûlant, comme l’eurent les disciples d’Emmaüs. Nous devons donc trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales[40]. »

Dans son texte inaugural, l’exhortation apostolique Evangelii gaudium (« La joie de l’Évangile ») (novembre 2013), François indique trois orientations qui poursuivront la réception du concile (s’appuyant en cela sur son expérience pastorale antérieure) :

a) placer l’Église « dans le monde d’aujourd’hui » pour y relever quelques-uns des grands défis actuels ;

b) inviter « tout le Peuple de Dieu » à évangéliser, une mission à forte dimension sociale ;

c) « apprendre quelque chose de plus sur le sens de la collégialité épiscopale et sur l’expérience de la synodalité » (n° 246).

Pour le pape François, explique le père Christoph Theobald[41], la réception du concile Vatican II doit être « ajustée » à notre aujourd’hui. La référence au concile se manifeste dans une volonté d’entrer dans la « manière de procéder » du concile, c’est-à-dire dans ce que l’on appelle la « synodalité », un terme et une démarche qui évoquent, disions-nous, le « marcher (avancer) ensemble » et l’égalité baptismale entre tous les chrétiens.

Héritage du concile Vatican II, le processus synodal reçoit une première explicitation dans le discours du pape lors du 50e anniversaire du synode (17 octobre 2015). Ce processus est construit sur l’intériorité mutuelle des Églises particulières et de l’Église universelle et procède de la consultation du peuple de Dieu et du discernement des pasteurs. Ses caractéristiques sont :

1) le discernement (pour découvrir dans l’écoute et la prière), qui distingue la synodalité du parlementarisme car celle-ci n’est pas recherche de compromis mais écoute de ce que veut l’Esprit aujourd’hui pour l’Église de Dieu et dans un regard qui s’élargit à l’humanité ;

2) la mise en valeur du rôle de tous les baptisés, comme l’avait affirmé Vatican II, où tout sont protagonistes (pour participer dans l’action avec d’autres), ce qui oblige les pasteurs à une attitude de service, à l’opposé de toute attitude de cléricalisme ;

3) la gradualité (pour porter le témoignage de l’Évangile), au sens où la mise en route et les étapes successives ne sont aucunement tracées d’avance mais engagent une dynamique et une inventivité.

La synodalité apparaît ainsi comme la capacité du peuple de Dieu en marche et guidé par l’Esprit Saint de se prendre lui-même en marche dans l’écoute mutuelle et la parole exprimée en liberté (comme ce fut le cas au concile). Ce processus se fonde sur la conviction, exprimée par Vatican II (LG 12), selon laquelle la collectivité des fidèles marqués par l’onction de l’Esprit Saint ne peut se tromper dans la foi[42]. François lui-même est déterminé à exercer concrètement cette synodalité en se mettant à l’écoute des conférences épiscopales, en les citant et en les laissant jouer entièrement leur rôle comme autorité pastorale et « autorité doctrinale authentique ».

Une nouvelle phase de la réception du concile s’ouvre donc avec François, pour qui le chemin synodal est un élément essentiel, déjà bien présent dans les synodes de 2014 et 2015 sur la pastorale de la famille, dans le synode des jeunes de 2018 et le synode sur l’Amazonie en 2020. Lancé officiellement en octobre 2021, le synode sur la synodalité (2021-2024) est une manière concrète de transformer l’Église catholique en une communauté plus inclusive et participative. Après l’étape impliquant de vastes consultations sur les différents continents et l’établissement d’un rapport de synthèse, une première session du synode s’est tenue en octobre 2023, qui a ouvert à une réflexion théologique et pastorale sur diverses questions telles que le rôle des femmes (notamment leur possible accession au diaconat), le célibat sacerdotal et le traitement des cas d’abus.

Conclusion

La démarche synodale à laquelle invite le pape François interpelle directement nos communautés locales (nos communautés ecclésiales vivantes de base). Elle va à l’encontre de ce que la société actuelle impose le plus souvent comme modes de vie cloisonnés, sectorialisés, de compétition et d’« entre-soi ». Elle a pour but de réveiller la vitalité de nos communautés locales en les interpellant, nous semble-t-il, dans trois directions :

1) Nos communautés sont-elles d’authentiques lieux d’accueil et d’écoute des originalités et différences entre les individus, les groupes et associations ? Sont-elles des lieux de rencontre et d’échange dans le respect, la tolérance, la compréhension, la délibération et le discernement ? Sont-elles des lieux où chacun(e) peut acquérir autonomie, harmonie et confiance ?

2) Nos communautés permettent-elles les interactions entre les personnes, groupes, institutions de différentes sortes ? Sont-elles capables d’être/devenir des relais vers plus d’affirmation de soi, plus d’avancée en humanité et dignité en dépit de toutes les (nouvelles) formes de violence qui subsistent (p.ex. dans certains projets exclusivement productivistes de développement) ?

3) Nos communautés réussissent-elles à être ouvertes à l’universel, c’est-à-dire ouvertes vers les « périphéries » et acceptant une transformation culturelle et sociale profonde ; et donc la capacité à se donner de réels moyens d’ouverture par l’éducation, la tolérance, le dialogue (dans une démarche d’empathie et de solidarité), l’information ?…

De tels processus ne peuvent porter du fruit que dans le temps long, celui que prônent Vatican II et le pape François, celui qui est nécessaire à la remise en question des préjugés, des stéréotypes et des discriminations, celui d’un effort soutenu pour promouvoir la vérité, l’égalité et réenchanter la vie quotidienne.


[1] Cet article se réfère à notre ouvrage Vatican II. Questionnement et valorisation du Concile pour une Église synodale. Préface de Klaus Schatz, Lausanne, Peter Lang, 2024, 447 p.

[2] Jan Grootaers, Heurs et malheurs de la « collégialité ». Pontificats et Synodes face à la réception de Vatican II. Leuven, Peeters, 2012, p. 4.

[3] La réception du Concile, écrit l’ecclésiologue canadien Gilles Routhier, est « le lent processus par lequel son enseignement s’infiltre et prend corps dans l’épaisseur de la vie ecclésiale » (La réception d’un concile, Paris, Cerf, 1993, p. 92).

[4] Disponibles sur internet : https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/index_fr.htm.

[5] Notamment en français les commentaires parus dans la collection « Unam Sanctam » aux éditions du Cerf.

[6] Dont celle dirigée par G. Alberigo en italien, français et anglais : Histoire du concile Vatican II, 5 tomes, Cerf-Peeters, 1997-2005.

[7] Est aujourd’hui en préparation une histoire de la réception du concile par l’association internationale Vatican II Legacy and Mandate, en anglais et en allemand (https://vatican2legacy.com/).

[8] Benoît XVI, Discours à la Curie, 22 décembre 2005 (https://www.youtube.com/watch?v=39E-AK9oP4I).

[9] « Interview du pape François », réalisée par le P. Antonio Spadaro, sj, dans Études, octobre 2013, p. 20.

[10] K. Schatz, « Préface », dans Vatican II (Peter Lang, 2024, p. 13). Vatican II fait tellement partie de la vie de l’Église, écrit-il, que « nous ne sommes plus conscients de son importance parce que sa présence est devenue évidente ». Contrairement aux conciles antérieurs, Vatican II n’a pas cherché à repousser des « hérésies » ou à freiner des « abus » ni même à formuler des doctrines ou émettre des consignes ou des normes de vie. L’enjeu était plutôt, et les évêques l’ont découvert de manière concrète dans leur assemblée en y introduisant l’Évangile chaque matin, « de se mettre à l’écoute de la parole de Dieu et des signes du temps. Et surtout de s’engager dans un chemin spirituel ».

[11] J. Ratzinger prit de nombreux contacts avec la Fraternité Saint-Pie X et décida même d’aménagements en vue d’une « réconciliation » (un premier indult en 1984 concède que la messe soit célébrée selon le missel antérieur au concile)…

[12] Dont Jean-Thierry Maertens (1921-2011), qui fut liturgiste à l’abbaye Saint-André-lez-Bruges, pionnier de la réforme liturgique conciliaire et directeur de la revue Paroisse et Liturgie. Cf. F. Martens, « Un dégât collatéral de Vatican II. La destitution de Thierry Maertens », La Revue nouvelle, n° 11, novembre 2012.

[13] J.A. Möhler, Die Einheit der Kirche oder das Prinzip des Katholizismus (1825) et Symbolik (1832).

[14] Cf. J. Perrone, C. Passaglia et ses élèves C. Schrader et J.-B. Franzelin, tous deux théologiens du concile Vatican I. M.-J. Scheeben, Mysterien des Christentums (1865), § 71, situe lui aussi l’Église dans l’économie salutaire et sacramentelle (unité du visible et de l’invisible) réalisée dans le Christ, dans l’Église et dans l’Eucharistie, qu’il considère comme une sorte d’incarnation.

[15] Sans toutefois utiliser le terme Ursakrament ou « sacrement primordial » cher aux théologiens allemands (Semmelroth).

[16] « Le Peuple de Dieu ne fait qu’un, les uns en marche, les autres arrivés au terme après ce passage mystérieux de la mort qui, dans le Christ, est le chemin vers la vie » (P. Poupard, Le concile Vatican II, Paris, Salvator, 2012, p. 36).

[17] Les Pères conciliaires ont refusé de présenter un document à part et complet sur la mariologie (vote du 29 octobre 1963).

[18] Cf. G. Lafont, Le catholicisme autrement ? Paris, Cerf, 2020.

[19] Cf. A. Miltos, Collégialité et synodalité, Paris, Cerf, 2019.

[20] Cf. J.-Fr. Chiron, « Synodalité et ecclésiologie de l’Église universelle », Recherches de science religieuse, vol. 106, 2018/3, pp. 383-401.

[21] Cf., entre autres, les remous suscités par la Lettre aux évêques Communionis notio (1992), émanant de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et les débats sur la « priorité » de l’Église universelle ou de l’Église locale (débat Ratzinger/Kasper), qui réfèrent à Lumen gentium (LG 23) : « les Églises particulières sont formées à l’image de l’Église universelle, c’est en elles et par elles [in quibus et ex quibus] qu’existe l’Église catholique une et unique. […] Cette variété des Églises locales montre avec plus d’éclat, par leur convergence dans l’unité, la catholicité de l’Église indivise. » Voir J. Famerée, « Collégialité et communion dans l’Église », Revue théologique de Louvain, 25, 1994, pp. 199-203.

[22] Cf. J.-M. Ela, Repenser la théologie africaine, Paris, Karthala, 2003, pp. 423-424. Le théologien camerounais en appelle aux intuitions de Paul VI : « Une légitime attention aux Églises particulières ne peut qu’enrichir l’Église. Elle est indispensable et urgente. Elle répond aux aspirations les plus profondes des peuples et des communautés humaines, à trouver toujours davantage leur propre visage » (ibid., p. 423).

[23] Paul VI, Homélie du 25 décembre 1971, cité par François dans son discours à la Curie le 22 décembre 2016 : « Dieu aurait pu venir revêtu de gloire, de splendeur, de lumière, de puissance, pour nous faire peur, pour nous écarquiller les yeux par des merveilles. Non, non ! Il est venu comme le plus petit des êtres, le plus fragile, le plus faible. Pourquoi cela ? Mais pour que personne n’ait honte de l’approcher, pour que personne n’ait peur, pour que tous puissent l’avoir vraiment proche, s’approcher tout près de lui, n’avoir plus aucune distance entre nous et lui. Il y a eu de la part de Dieu un effort pour s’abîmer, pour se plonger parmi nous, pour que chacun, je dis chacun de vous, puisse lui dire “tu”, puisse avoir confiance, puisse l’approcher, puisse se sentir pensé par lui, aimé par lui… aimé par lui : voyez comme est grande cette parole ! Si vous comprenez cela, si vous vous souvenez de ce que je vous dis, vous avez compris tout le christianisme. »

[24] François, Discours à la Curie, 22 décembre 2016.

[25] Pour Möhler, la Tradition n’est pas seulement conservation ou « somme » de dogmes, de rites, normes et institutions venues du passé, mais elle est principe créateur de vie nouvelle.

[26] L’analogie de la foi repose sur la conviction que toutes les doctrines chrétiennes (anciennes et nouvelles) forment un tout cohérent et que les Écritures, inspirées par Dieu, ne peuvent pas se contredire. Cela signifie que toutes les parties de la Bible et de la foi chrétienne doivent être interprétées en harmonie les unes avec les autres.

[27] K. Wojtyla, Aux sources du renouveau : étude sur la mise en œuvre du concile Vatican II (trad. H. Louette), Paris, Centurion, 1981. Selon Wojtyla, le concile n’a pas voulu approfondir les vérités de la foi (la doctrine) en répondant à la question « que faut-il croire ? ». Il s’est posé cette question plus complexe : « que veut dire être croyant, être catholique, être membre de l’Église ? » et il s’est employé à y donner une réponse dans le vaste contexte du monde d’aujourd’hui.

[28] Y. Congar (La Tradition et la vie de l’Église, Paris, Cerf, 1963, p. 24) se réfère au philosophe Max Scheler qui écrit : « La Tradition se communique automatiquement, vitalement. Elle consiste à recevoir une certaine mentalité, certaines manières de vouloir et de juger les choses, par mode de contagion et par une imitation machinale des manifestations de la vie du milieu. Bref, dans la tradition – et c’est là la note essentielle – je ne sais pas que je reçois quelque chose, je prends la volonté d’un autre pour ma volonté propre ; je ne porte pas un jugement de valeur avant de recevoir, je ne choisis pas » (dans Le saint, le génie, le héros, Fribourg, Egloff, 1944, p. 65-66).

[29] Cf. C. Theobald, « La Révélation. Quarante ans après “Dei Verbum” », Revue théologique de Louvain, vol. 36, 2005/2, pp. 145-165.

[30] E. Schillebeeckx, God the Future of Man, New York, Sheed & Ward, 1968.

[31] David Tracy, né en 1939, étudie la théologie pendant le concile à l’Université Grégorienne de Rome, où enseigne Bernard Lonergan (1904-1984). Dans la pensée de celui-ci, l’expérience, c’est-à-dire la perception interne des données des sens, est fondamentale dans la conscience du sujet qui reçoit ces perceptions et par son jugement les met en rapport les unes avec les autres pour devenir sujet connaissant (de soi et des autres) et agissant (voir-juger-agir). Point essentiel, selon Tracy, dans la reconnaissance du pluralisme des points de vue (avec leur surplus de sens qui se prête au dialogue, à la conversation et à la réflexion publique) en vue de l’émergence de la vérité.

[32] D. Tracy, The Analogical Imagination: Christian Theology and the Culture of Pluralism, New York, Crossroad, 1981 ; voir l’article de G. Comeau, « David Tracy », Études, n° 405, 2006, p. 358-360.

[33] Le terme « modernisme » apparaît en 1904 chez des journalistes italiens et des théologiens romains. Il vise « un ensemble de tendances assez disparates, mais qui avaient en commun de vouloir combler le fossé séparant l’enseignement traditionnel de l’Église et les jeunes sciences nées en dehors d’elle, notamment l’exégèse critique. Le modernisme n’a jamais constitué un mouvement unifié » (M. Neusch, La Croix, 29 décembre 2007). Le « père du modernisme » est Alfred Loisy (1857-1940), prêtre et exégète catholique français, professeur à l’Institut catholique de Paris, qui se verra condamné en 1908 par le Saint-Office.

[34] G. Thils, Théologie des réalités terrestres. I. Préludes, Bruges, Desclée de Brouwer, 1947, p. 90.

[35] Y. Congar, Jalons pour une théologie du laïcat, Paris, Cerf, 1953, p. 8.

[36] P. Poupard, Le concile Vatican II, Paris, Salvator, 2012, p. 134.

[37] Cf. P. Coulon, « La mission chrétienne de Vatican II à aujourd’hui. Jalons historiques du côté catholique », Histoire et missions chrétiennes, vol. 1, 2007/1, p. 105-118.

[38] Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte, 6 janvier 2001.

[39] Le 9 mars 2013 au préconclave, le cardinal Bergoglio parla spontanément ; c’est à la demande du cardinal cubain Ortega que Bergoglio rédigera de sa main son intervention et la lui remettra le lendemain.

[40] Entretien accordé par le pape François en août 2013 au père Antonio Spadaro, directeur de La Civiltà Cattolica, paru dans Études, n° 419, 2013, p. 337-352.

[41] Cf. C. Theobald, Le courage de penser l’avenir : études œcuméniques de théologie fondamentale et ecclésiologique, Paris, Cerf, 2021.

[42] « Le peuple a du flair pour trouver de nouvelles voies sur le chemin, il possède le sensus fidei » (François, Rencontre avec le clergé, les consacrés et les membres de conseils pastoraux, à Assise, 4 octobre 2013).

  1. (en-GB) « Home », sur Peter Lang (consulté le )