Biens communs informationnels

Les biens communs informationnels désignent les ressources informationnelles produites et mises en valeur par une communauté autonome et qui constituent à ce titre des biens communs.

Cette notion s'applique notamment, mais pas exclusivement, aux productions éditoriales publiées sous licence libre ou entrées dans le domaine public. Différentes initiatives tentent de réunir ces différents biens communs en un patrimoine informationnel commun, la plus célèbre étant sans doute l'encyclopédie Wikipédia.

Origine et diffusion du concept modifier

Le concept de bien commun informationnel a été initialement introduit par le chercheur et informaticien Philippe Aigrain. Dans Cause commune, celui-ci propose d'appliquer la notion de biens communs, développée notamment par Elinor Ostrom, à la sphère des biens intellectuels : « en parallèle avec la folie de la propriété, un nouveau continent apparaît : celui des biens communs informationnels, des créations qui appartiennent à tous parce qu’elles n’appartiennent à personne »[1].

Le concept s'est imposé dans les débats politiques et économiques sur la gouvernance des réseaux en ligne. Geneviève Vidal observe en 2012 une transformation progressive des postures de défense de l'autonomie du réseau, qui tend à l'affirmation d'un modèle alternatif : « Les années récentes ont vu fleurir des manifestes et des chartes sur les droits fondamentaux ou visant à fonder des droits nouveaux, qui seraient spécifiques à la société de l'information. Il s'agit de prêter attention aux alternatives qui ont commencé d'éclore pour élaborer et mettre en œuvre une conception de l'Internet comme « bien commun informationnel » »[2].

Variation de la définition modifier

Les biens immatériels en question sont de nos jours presque exclusivement disponibles sur l'Internet. Or selon le sens donné à l'adjectif commun, l'ensemble des biens concernés peut varier :

  • lorsque commun fait référence à une nécessaire production commune, alors ces biens sont le résultat de processus de création par les foules (crowdsourcing). Mais une très grande majorité des œuvres d'Art, même numériques, sont encore le fruit d'un travail individuel ou de très petites équipes. Donc les biens communs informationnels de ce type sont minoritaires.
  • lorsque commun qualifie uniquement les données échangées par une communauté, par exemple au sein d'un réseau social, le terme bien est usurpé, car ces données ne sont peu ou pas valorisables.
  • lorsque commun fait référence au processus de publication sur la Terre entière, via Internet, alors le terme bien commun informationnel est un pléonasme, car tout bien diffusé sur l'Internet est commun.
  • lorsque commun s'oppose à marchand, alors le terme bien commun informationnel est synonyme des objets de partage non marchand, aussi utilisé par Philippe Aigrain. Cependant, il a été démontré, qu'avec internet, le partage et l'échange marchant ne sont pas incompatibles. Le Partage Marchand (en) pour les biens immatériels est possible à condition de pouvoir utiliser un système de paiement sécurisé et sans frais[3].
  • lorsque commun désigne la communauté des créateurs et des consommateurs d'une même œuvre immatérielle, alors le terme ne fait que rappeler une fonction de mise en relation d'Internet. La composition de cette communauté est temporaire et dynamique. Dans le cas d'un bien commun géré en partage marchand au sein de cette communauté, un équilibre économique peut être respecté sans recours à des ressources externes, alors que dans le cas d'un bien commun géré comme partage non marchand, un recours externe à la communauté est requis au moins économiquement pour financer les créateurs.
  • lorsque commun fait référence à la volonté des auteurs de céder leur droit moral sur le bien, alors cela ne concerne que très peu de créations, car même sous le régime de licences du Domaine Public, le droit de paternité est revendiqué.
  • lorsque commun désigne l'universalité du droit d'accès à la connaissance et à l'éducation pour tout peuple, le terme reste ambiguë sur le devenir des œuvres temporairement restreintes par le Droit d'auteur. La demande explicite par P. Aigrain de légalisation du Partage non Marchand, sous l'appellation de bien commun informationnel viserait à faire légaliser la pratique effective du piratage, en proposant un financement étatique par contribution créative. Or un bien piraté ne constitue pas un bien commun informationnel puisqu'il réutilise le contenu d'autrui sans son consentement, durant la durée de protection.

La légitimité du terme biens communs informationnels pour alimenter un discours anti-marchandisation est contestée[4].

Gratuité modifier

Dans l'hypothèse de légalisation du partage non marchand, donc de mise à disposition gratuite, autorisée en pair-à-pair[5], de biens communs informationnels même sous protection de Droit d'auteur, il serait impossible, par la simple concurrence, de tirer un revenu de la vente directe de ces biens. C'est pourquoi cette légalisation impliquerait la gratuité de tous les biens communs informationnels. La règle de gouvernance implicite serait pour les créateurs des biens immatériels de trouver des sources de financement externes (don, publicité, État, marché des biens matériels, revenu de base...). La gratuité est justifiée par trois arguments :

  • l'inéluctabilité de la copie numérique à coût nul, agissant comme une loi naturelle, impossible à limiter légalement, toute répression étant inefficace,
  • l'extrapolation au monde numérique du principe connu dans le monde physique de fixation du prix proportionnellement au coût marginal, nul pour un bien immatériel, donc impliquant un prix nul,
  • la volonté d’empêcher toute forme d' enclosure sur les biens communs, et donc le refus d'un prix non nul, qui restreint de fait l'accès seulement à ceux qui peuvent payer.

En revanche, la gratuité n'est pas requise pour un bien commun non informationnel.

Enclosure modifier

Caricature symbolisant la capture des idées.

L'enclosure des communs informationnels désigne le mouvement d’appropriation des idées qui sous-tend l'économie du savoir.

De nombreux scientifiques, suivant James Boyle (en), parlent d'un « second mouvement des enclosures » pour désigner la manière dont les idées et les informations ont fait l'objet d'une forme de privatisation dans le monde capitaliste du XIXe siècle[6]. En effet, selon lui, alors qu'auparavant il n'était possible de s'approprier des idées qu'exceptionnellement, le développement du droit de la propriété intellectuelle a généralisé cette possibilité. Ainsi, Boyle pense que l'apparition du concept de domaine public, c'est-à-dire d'une catégorie juridique spéciale pour ces idées-là que tout le monde a le droit d'utiliser, révèle que l'accaparement est désormais vu comme la norme. Le commoning (de) intellectuel est dès lors mis de côté[7],[8]. Cette extension de la notion d'enclosure aux communs de la connaissance est parfois contestée[9].

Selon Anthony McCann, le processus d'enclosure des informations, amplifié par la numérisation, est différent de celui de la privatisation ou de la marchandisation[10].

L'enclosure de l'information empêche la recherche scientifique de progresser, ce qui motive le mouvement de la science ouverte[11],[12]. L'enclosure de l'information scientifique aujourd'hui se fait principalement à travers la privatisation de la science, par exemple sous l'influence de la demande industrielle de génie génétique[13]. Selon Lionel Maurel, les bibliothèques ont un rôle important à jouer pour diffuser le savoir aux communiers, et doivent être vigilantes à ne pas au contraire participer à l'enclosure des connaissances[14].

Flyer d'une campagne anti-copyright (en).

Selon Martin Freriksson, les débats politiques qui animent la gouvernance d'Internet dans l'Union européenne se sont déplacés depuis les années 2000 où le mouvement libriste revendiquait un stop à l'enclosure des communs informatiques. Dans les années 2010 et 2020, les demandes politiques, par exemple celles des partis pirates, se sont davantage focalisées sur l'auto-détermination numérique (en)[15].

Pour T. Schoechle, il y a une forme d'enclosure des communs numériques de connaissance dans la manière dont les protocoles informatiques d'Internet sont soumis à des standardisations non-démocratiques, ce qui conduit à un contrôle des entreprises sur l'infrastructure[16]. Ronald Bettig critique aussi la centralisation de la gouvernance d'Internet et l'enclosure digitale (en) qui en découle[17]. Harry Halpin dénonce également l'appropriation de standards sémantiques libres, comme ceux du web sémantique, par l'industrie numérique. Pour contrer ce phénomène, il propose de promouvoir davantage l'obscurité des projets informatiques libres[18].

Bibliographie modifier

Voir aussi modifier

Articles connexes modifier

Notes et références modifier

  1. Aigrain 2005, p. 31
  2. Geneviève Vidal, La sociologie des usages : continuités et transformations, Genève : Lavoisier, 2012, pp. 174-175
  3. Merchant Sharing Theory
  4. La contradiction des biens communs informationnels
  5. Comment délimiter le partage non marchand entre individus?
  6. Voir aussi Christopher May, « Justifying Enclosure? Intellectual Property and Meta-Technologies », dans Biotechnology and Communication, Routledge, (ISBN 978-1-4106-1011-9, DOI 10.4324/9781410610119-14, lire en ligne)
  7. James Boyle, « Fencing off Ideas: Enclosure & the Disappearance of the Public Domain », Daedalus, vol. 131, no 2,‎ , p. 13–25 (ISSN 0011-5266, lire en ligne, consulté le )
  8. James Boyle, The public domain: enclosing the commons of the mind, New Haven, Conn. ; London, Yale University Press, (ISBN 978-0-300-13740-8, lire en ligne)
  9. Lionel Maurel, « Comprendre les risques d’enclosure des communs de la connaissance », La vie des idées,‎ (lire en ligne, consulté le )
  10. Anthony McCann, « Enclosure without and within the ‘information commons’ », Information & Communications Technology Law, vol. 14, no 3,‎ , p. 217–240 (ISSN 1360-0834 et 1469-8404, DOI 10.1080/13600830500376972, lire en ligne, consulté le )
  11. Nancy Kranich, « Countering Enclosure: Reclaiming the Knowledge Commons », dans Understanding Knowledge as a Commons: From Theory to Practice, The MIT Press, , 0 p. (ISBN 978-0-262-25634-6, lire en ligne)
  12. (en) Sigrid Sterckx, « Enclosing the Academic Commons – Increasing Knowledge Transfer or Eroding Academic Values? », dans Drunk on Capitalism. An Interdisciplinary Reflection on Market Economy, Art and Science, Springer Netherlands, , 49–63 p. (ISBN 978-94-007-2082-4, DOI 10.1007/978-94-007-2082-4_5, lire en ligne)
  13. Bryn Williams-Jones et Ozdemir Vural, « Enclosing the “Knowledge Commons”: Patenting Genes for Disease Risk and Drug Response at the University–Industry Interface », dans Ethics and Law of Intellectual Property, Routledge, (ISBN 978-1-315-58032-6, DOI 10.4324/9781315580326-10, lire en ligne)
  14. Lionel Maurel, « Commun vs enclosures : quand les bibliothèques publiques verrouillent l’accès aux biens communs informationnels », BIBLIOthèque(s), vol. 76,‎ , p. 15 (lire en ligne, consulté le )
  15. Martin Fredriksson, « Information Commons Between Enclosure and Exposure: Regulating Piracy and Privacy in the EU », International Journal of the Commons, vol. 14, no 1,‎ , p. 494–507 (ISSN 1875-0281, lire en ligne, consulté le )
  16. T. Schoechle, « Digital enclosure: the privatization of standards and standardization », ESSDERC 2003. Proceedings of the 33rd European Solid-State Device Research - ESSDERC '03 (IEEE Cat. No. 03EX704),‎ , p. 229–240 (DOI 10.1109/SIIT.2003.1251210, lire en ligne, consulté le )
  17. (en) Ronald V. Bettig, « The enclosure of cyberspace », Critical Studies in Mass Communication, vol. 14, no 2,‎ , p. 138–157 (ISSN 0739-3180, DOI 10.1080/15295039709367004, lire en ligne, consulté le )
  18. (en) Harry Halpin, « The Hidden History of the Like Button: From Decentralized Data to Semantic Enclosure », Social Media + Society, vol. 9, no 3,‎ (ISSN 2056-3051 et 2056-3051, DOI 10.1177/20563051231195542, lire en ligne, consulté le )