Justice au Rojava

gestion des litiges en Syrie du Nord-Est

Au Rojava, la justice est l'ensemble des procédures visant à réparer les torts et rétablir la paix sociale. Mise en place depuis la révolution de 2012, elle s'inscrit dans la continuité des traditions régionales et des expériences des organisations kurdes depuis les années 90. Les principes sont fortement marqués par l'idéal de réparation et réhabilitation, la participation démocratique, et l'auto-défense collective des femmes. La principale structure est le comité de paix, une assemblée locale, complémentée par une Cour constitutionnelle, des tribunaux classiques et depuis 2015 des assemblée comptant jusqu'à trois cent citoyen·nes appelées plateformes populaires. L'exécution des décisions de justice est surtout fondée sur le consensus, l'usage de la force est décentralisé, et l'institution carcérale est réduite, avec des tendances vers l'abolition. Depuis la guerre victorieuse contre l'organisation État islamique, le nombre de combattants islamistes d'origine étrangère à juger et maintenir en captivité surcharge les capacités des forces des autorités autonomes du Nord-Est de la Syrie. Par ailleurs, l'éducation au droit et à la justice est organisée pour le plus grand nombre. La réalité de la justice au Rojava est regardée par certains spécialistes comme comparable à d'autres expériences et évolutions dans le monde.

Histoire

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Les gens kurdes luttent depuis longtemps pour davantage d'autonomie vis-à-vis des États de Turquie, de Syrie, d'Iran et d'Irak, avec des organisations comme le Partiya Karkerên Kurdistan (PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan) depuis 1984, le Partiya Yekîtiya Demokrat (PYD, Parti de l'union démocratique) depuis 2011, ou encore le Gouvernement régional du Kurdistan depuis 1992. Ces trois organisations administrent des cours de justice locales indépendantes[note 1]. Depuis la prise d'indépendance du Rojava dans le Nord-Est de la Syrie dans les années 2010 sous l'égide du PYD, les jugements pris aux seins des juridictions kurdes de cette région ont été davantage pris en considération par les autorités extérieures[1]. Dans l'ensemble, la révolution de 2012 fondatrice du régime de confédéralisme démocratique en vigueur au Rojava s'est accompagnée d'un rejet des manières de rendre la justice qui avaient cours sous l'État syrien, en faveur d'un modèle avec davantage de participation populaire[2].

En 2014, le ministre de la Justice est Abdulhamid al-Bekir[3].

Principes

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Après le retrait de l'État syrien, des juges dissidents ont rejoint les autorités autonomes et ont continué à appliquer les lois syriennes en les corrigeant au regard de la Charte du Contrat social, la constitution du Rojava[4]. De manière générale, la culture judiciaire au Rojava est profondément marquée par le principe de la justice réparatrice: par exemple, en 2015, un journaliste rapporte avoir assisté à un grand déjeuner de réconciliation entre un homme coupable de meurtre, la famille de sa victime et sa propre famille[5].

Comme pour les autres aspects de la vie publique et politique au Rojava, la justice est organisée avec un souci particulier pour la transparence et la participation de toustes, dans un esprit démocratique[6].

La jinéologie, le féminisme du confédéralisme démocratique, est intégré au système judiciaire avec notamment les Maisons des femmes (mala jin) qui sont présentes dans chaque commune et disposent chacune d'un comité de paix féminin chargé de traiter en première instance tous les litiges touchant à la condition féminine. De plus, les maisons des femmes prennent aussi en charge la défense en justice pour ce qui concerne les droits des femmes[7],[8].

Structures

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Une Cour constitutionnelle (dadgeha hevpeyman) composée de sept magistrats est chargée de veiller au respect de la Constitution[9].

Comité de paix

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Dès les années 90, des comités locaux se sont assemblés afin de permettre la résolution des conflits à l'échelle des communautés kurdes et rattachés au PYD[9]. Après la révolution, ce système d'assemblées de voisinage s'est généralisé aux différents cantons, et la plupart des litiges y sont traités, à l'exception des homicides qui passent directement à l'instance supérieur. L'objectif d'un komîteya levhatin (comité de paix) est de promouvoir une solution consensuelle dans la logique de la justice réparatrice, ce qui les rapproche fortement de la pratique palestinienne dite sulha[10].

Plateforme populaire

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À partir de 2015, un mécontentement populaire s'est fait sentir vis-à-vis du système d'appel mis en place par les juges révolutionnaires issus du système étatique syrien, tendant à reproduire un système de justice où le pouvoir est accapré par des fonctionnaires. C'est alors qu'ont été instituées les plateformes populaires, des assemblées réunissant entre quelques douzaines et plusieurs centaines de personnes afin de débattre et décider de l'issue d'un litige grave (homicide) ou trop complexe pour être résolu au niveau des comités de paix[11].

Moyens exécutoires

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Forces de sécurité

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Des assayech en 2016.

Les assayech au niveau des communes, en plus de la gestion du trafic routier et du contrôle des déplacements et du commerce, peuvent être chargées par la justice d'arrêter les criminels et de protéger les victimes de violences domestiques[12]. Les gens au Rojava défendent une vision de la sécurité fondée sur l'éducation, le refus de toute hiérarchie, la solidarité et l'auto-défense[13]. Nazan Üstündağ fait remarquer que cela ne signifie pas qu'il s'agisse d'un modèle parfait, mais qu'il y a des progrès importants qui se déploient en tension permanente[14].

Prisons

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Reportage par Voice of America sur les prisons en 2015.

Lors de la révolution de 2012, la plupart des gens incarcérés ont été relâchés après un réexamen de leur cas, à l'exception des coupables de meurtre. Depuis, les autorités autonomes du Nord-Est ont maintenu l'emprisonnement à un régime diminué, avec 2700 prisonniers réguliers en 2022 ainsi qu'environ 3000 prisonniers de guerre liés aux arrestations lors de la victoire contre l'organisation État islamique en 2019[15]. Plusieurs organisations non-gouvernementales telles Human Rights Watch et Amnesty International États-Unis ont écrit des rapports sur le système judiciaire-carcéral au Rojava financé par la coalition menée par les États-Unis. Ils dénoncent des atteintes aux droits humains dans la région (en), notamment à l'encontre des prisonniers arrêtés pour leurs liens avec l'organisation État islamique[16].

Coopération judiciaire internationale concernant Daech

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Après la victoire de 2019, les autorités autonomes du Rojava internent les captifs dans des camps spéciaux, dans l'attente que leurs pays d'origine les rapatrient et les jugent. Toutefois, les pays européens et occidentaux, d'où venait la majorité du contingent international de Daech, refusent ce retour et négligent leur responsabilité de traiter les crimes de leurs ressortissants[17]. Le cas de l'islamiste Shamima Begum est emblématique : le Royaume-Uni la destitue de sa nationalité, et la laisse ainsi à la charge des autorités autonomes du Rojava[18]. Il existe certes depuis 2016 à l'Organisation des Nations unies un comité unique en son genre appelé Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie et la coopération des États. Créé afin d'enquêter sur les crimes commis depuis 2011 et de coordonner le traitement judiciaire de la part des différentes nations, il connaît toutefois de grandes difficultés[19]. Après plusieurs années passées en vain à appeler la communauté internationale à créer un tribunal spécial[20], les autorités autonomes décident en 2023 de conduire elles-mêmes les procès des combattants internationaux[21].

Recherche et enseignement

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Il existe diverses écoles de droit se rattachant aux cantons du Rojava, par exemple à Cizre où l'enseignement est soucieux d'être accessible à tout le monde et souligne l'importance de la justice sociale[22].

Droit comparé

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Felipe Bley Folly remarque la justice au Rojava comme un exemple caractéristique d'une approche ascendante du droit, c.-à-d. directement fondée sur les expériences quotidiennes et la participation des gens normaux. Ce chercheur estime que la justice au Rojava se rapproche par cet aspect des usages contemporains des droits humains (avec l'UNDRIP et l'UNDROP) ainsi que des pratiques judiciaires des autochtones Kuna[23]. D'autres juristes établissent aussi des comparaisons avec la justice chez les zapatistes et y discernent des pistes intéressantes pour l'évolution des politiques judiciaires dans le monde[24].

Notes et références

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  1. Pour des études sur les relations des justices kurdes avec l'État turc, voir (en) Derya Bayır, « The Judiciary in Autonomy Arrangements: Lessons for the Kurdish Case », dans Democratic Representation in Plurinational States, Springer International Publishing, , 177–209 p. (ISBN 978-3-030-01107-9, DOI 10.1007/978-3-030-01108-6_9, lire en ligne) ou encore (en) Latif Taş, « Kurdish Parallel Justice and Alternative Governmentality », International Journal of Conflict and Violence (IJCV),‎ , Bd. 16 (2022) (DOI 10.11576/IJCV-5691, lire en ligne, consulté le ).

Références

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  1. (en) René Provost, « The Legal Rayonnement of Rebel Justice: Recognition, Complementarity, and Kurdish Courts », dans Rebel Courts, Oxford University Press, , 355–451 p. (ISBN 978-0-19-091222-2, DOI 10.1093/oso/9780190912222.003.0005, lire en ligne)
  2. (en) Michael Knapp, Anja Flach, Ercan Ayboğa et Asya Abdullah, « The New Justice System: Consensus Is Key », dans Revolution in Rojava: Democratic Autonomy and Women's Liberation in Syrian Kurdistan, Pluto Press, (ISBN 978-0-7453-3664-0, DOI 10.2307/j.ctt1gk07zg.16, lire en ligne)
  3. (tr) Erdal İmrek, « Devlet için değil halk için adalet », Evrensel,‎ (ISSN 1308-3376, lire en ligne)
  4. Léo Marty, « La justice syrienne en transition », Esprit, vol. Juillet-Août, no 7,‎ , p. 19–23 (ISSN 0014-0759, DOI 10.3917/espri.1807.0019, lire en ligne, consulté le )
  5. (en) « Power to the people: a Syrian experiment in democracy », Financial Times,‎ (lire en ligne, consulté le )
  6. (tr) Faruk Zaman, « Rojava-Kuzey Suriye’de Adalet ve Örgütlenme Modeli », Demokratik Modernite,‎ (ISSN 2147-1703, lire en ligne, consulté le )
  7. (en) Miran Kakaee, « Democratic Confederalist Approaches to Addressing Patriarchal Violence Within the Justice System », Capitalism Nature Socialism (en), vol. 31, no 4,‎ , p. 23–33 (ISSN 1045-5752 et 1548-3290, DOI 10.1080/10455752.2020.1751222, lire en ligne, consulté le )
  8. (tr) Hicran Urun, « Erkek adalet değil, gerçek adalet; Rojava Toplumsal Sözleşmesi », Jin Dergi,‎ (lire en ligne, consulté le )
  9. a et b Janet Biehl (trad. Jean-Jacques Gandini), « Le système judiciaire au Rojava », Réfractions, recherches et expressions anarchistes, no 37,‎ , p. 89-106 (présentation en ligne, lire en ligne, consulté le )
  10. (en) Yasin Duman, « Peacebuilding in a Conflict Setting: Peace and Reconciliation Committees in De Facto Rojava Autonomy in Syria », Journal of Peacebuilding & Development, vol. 12, no 1,‎ , p. 85–90 (ISSN 1542-3166, lire en ligne, consulté le )
  11. (en) Michael Knapp et Joost Jongerden, « Peace committees, platforms and the political ordering of society: Doing justice in the Federation of Northern and Eastern Syria (NES) », Kurdish Studies, vol. 8, no 2,‎ , p. 297–312 (ISSN 2051-4891 et 2051-4883, DOI 10.33182/ks.v8i2.534, lire en ligne, consulté le )
  12. (en-US) Hawzhin Azeez, « Police abolition and other revolutionary lessons from Rojava », ROAR Magazine (en),‎ (ISSN 2468-1695, lire en ligne, consulté le )
  13. Dilar Dirik, « Justice et auto-défense sans l’État dans le Rojava kurde », Multitudes, vol. 88, no 3,‎ , p. 108–114 (ISSN 0292-0107, DOI 10.3917/mult.088.0108, lire en ligne, consulté le )
  14. (en) Nazan Üstündağ, « Self-Defense as a Revolutionary Practice in Rojava, or How to Unmake the State », South Atlantic Quarterly (en), vol. 115, no 1,‎ , p. 197–210 (ISSN 0038-2876 et 1527-8026, DOI 10.1215/00382876-3425024, lire en ligne, consulté le )
  15. Abir Khaled (trad. Deboráh Spatz), « Les systèmes pénitentiaires de Rojava », Periferias, no 7,‎ (ISSN 2595-6582, lire en ligne, consulté le )
  16. (en) « Syria: Aftermath: Injustice, torture and death in detention in north-east Syria », sur Amnesty International (consulté le )
  17. Coralie Charlot, Pierre-Alain Clément et Alison Decosterd, « Femmes et enfants français retenus en Syrie. Où seront-ils en 2030 ? », Cahiers de la sécurité et de la justice, vol. 56, no 3,‎ , p. 105–113 (lire en ligne, consulté le )
  18. Ida Asscher, « Shifting responsibilities and security threats by depriving foreign terrorist fighters of their nationality », Journal of Conflict and Security Law,‎ (ISSN 1467-7954 et 1467-7962, DOI 10.1093/jcsl/krae007, lire en ligne, consulté le )
  19. Catherine Marchi-Uhel, « Le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie et la coopération des États : témoignage de sa cheffe », Confluences Méditerranée, vol. 126, no 3,‎ , p. 125–134 (ISSN 1148-2664, DOI 10.3917/come.126.0126, lire en ligne, consulté le )
  20. « La France émet de fortes réserves sur un tribunal international anti-Daech », sur L'Express, (consulté le )
  21. « Les Kurdes de Syrie veulent juger les djihadistes de Daech - L'Humanité », sur https://www.humanite.fr, (consulté le )
  22. (tr) Elçin Yıldıral, « Cizire’de toplumsal adalet », BirGün (en),‎ (ISSN 2149-2662, lire en ligne, consulté le )
  23. (en) Felipe Bley Folly, « Rethinking law from below: experiences from the Kuna people and Rojava », Globalizations (en), vol. 17, no 7,‎ , p. 1291–1299 (ISSN 1474-7731 et 1474-774X, DOI 10.1080/14747731.2020.1783795, lire en ligne, consulté le )
  24. (pt) Alexandre Pinto Mendes, Patrick de Almeida Saigg et Paolo Ricci Galvão de Azevedo, « Pluralismo Jurídico e Autonomias - Contribuições dos Zapatistas e da Revolução Curda para a Refundação do Direito », Revista Estudos Libertários, vol. 1, no 1,‎ , p. 72–93 (ISSN 2675-0619, lire en ligne, consulté le )

Voir aussi

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Liens externes

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  • (en) Miran Kakaee, Imagining the Commune - Democratic confederalist approaches to law and conflict resolution, (lire en ligne)
  • René Provost « Le « système de justice » dans le contrat social du Rojava et le système de cours anti-terroristes » (lire en ligne)
    Le Rojava démocratique et le Droit - 7e Journée de droit international (lire en ligne) (École normale supérieure (Paris), )
  • (en-US) Clara Moore, interview par Ella Fassler, Rojava’s Women-Led Restorative Justice System Centers Mediation, Not Retribution, Truthout (en),
  • (de) Rima Barakat, interview par Christopher Wimmer, »Ein komplett neues System«, Neues Deutschland,
  • (es) collectif RojavaAzadiMadrid « Aprender de otras geografías: herramientas para la resolucion de conflictos y la justicia social en Rojava Kurdistan » (lire en ligne)
    La cosa está que arde 2: Abordando los conflictos desde la comunidad, el antipunitivismo y la autogestión (lire en ligne) (Libreria La Libre, Santander, Espagne, )
  • (it) Redazione della Associazione Internazionale delle filosofe « All’accademia del diritto in Rojava: nuovi modelli di giustizia oltre lo Stato-Nazione » () (lire en ligne, consulté le )
    « (ibid.) », dans Kurdistan Rojava. Viaggio nella rivoluzione delle donne, Quaderni Gialli di Radio Onda Rossa

Articles connexes

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