Ubi societas, ibi ius

locution latine

Ubi societas, ibi ius est un adage en latin qui signifie : « là où il y a une société, il y a du droit ». L'expression est attribuée à des auteurs romains, mais n’est attestée qu’à partir du XVIIe siècle. Elle peut résumer l’idée que le droit est fondé par les pratiques sociales, et donc en dépend.

Cet adage signifie aussi que toutes les sociétés pratiquent le droit, sous une forme ou une autre. Selon plusieurs critiques, le concept de droit serait par là étendu de manière inconsidérée: il conviendrait soit, selon une première perspective, d'admettre une exceptionnalité des droits occidentaux, soit, dans un autre ordre d'idées, de reconnaitre pleinement les spécificités incommensurables des cultures non-occidentales et de leurs normes. Selon une troisième opinion, plus favorable à l'adage, celui-ci ne prétendrait pas que toutes les sociétés fassent du droit de manière identique et au sens occidental, mais établirait simplement une analogie entre les cultures juridiques occidentales et les autres.

Histoire de l’expression modifier

L’origine de l’adage est parfois attribuée à Aristote[1],[2], à Ulpien[3],[4] ou encore à Giambattista Vico dans son commentaire du De legibus de Cicéron[5]. Toutefois, déjà en 1924, le philosophe du droit Alessandro Levi interrogeait l'origine réelle de l'expression[6].

La première occurrence attestée de l’adage est dans un ouvrage de 1675 de Joachim Martin Unverfärth, où ce dernier l’utilise pour justifier l’existence du ius gentium[7]. En 1686, Samuel Rachel (de), dans un commentaire sur Cicéron, résume un argument de l'Éthique à Nicomaque d’Aristote ainsi:

« Ubi est societas, ibi est bonorum coummunio. Ubi est bonorum (addere quoque licet, et Officiorum) communio, ibi est Amicitia. Ubi est Amicitia, ibi est Jus. »

Un commentaire de Heinrich von Cocceji publié en 1751, sur la De Iuri Belli ac Pacis de Grotius, contient aussi l’adage, mais pour le critiquer au motif que le droit ne dépendrait que du dieu chrétien et non de la société[7],[8].

Origine sociale du droit modifier

La formule ubi societas, ibi ius, suivie de son inverse ubi ius, ibi societas a été utilisé par Santi Romano dans la première édition en 1917 de son œuvre la plus célèbre, L’ordre juridique, pour exprimer l’idée que ce sont les organisations humaines, c'est-à-dire les institutions, qui ont créé les premières normes et non l'inverse[9]. Cette position peut être désignée comme la « théorie institutionnelle de l’ordre juridique »[10]. Il existe aussi l’opinion opposée, selon laquelle seul le droit peut fonder une société[11].

L'adage est parfois rallongé en ubi homo, ibi societas, ubi societas, ibi jus; ergo, ubi homo, ibi jus, en français : « là où il y a de l’humain, il y a une société, or là où il y a une société, il y a du droit; donc là où sont des humains, il y a du droit », afin de souligner que le droit est une fonction naturelle de l’humanité[4],[12].

Débats sur la séparation du droit canon et du droit civil modifier

Des auteurs ont souligné que la théorie de l’incommensurabilité des ordres juridiques, essentielle pour « séparer totalement le système canonique du système civil », réfute l’adage ubi societas, ibi ius[13],[14].

Perspectives occidentales sur la diversité des ordres juridiques modifier

En anthropologie sociale au XXe siècle, l’adage ubi societas, ibi ius a servi à faire admettre aux mondes colonisateurs que les sociétés qu’ils considéraient comme primitives disposent pourtant bien de systèmes de normes structurés, réflexifs et dynamiques, suivant les travaux de Boas, Hoebel (en), Llewellyn et Malinowski[15],[16].

Selon différentes critiques au XXIe siècle, l'adage reflèterait aujourd’hui une doctrine tacite héritée de cette tradition anthropologique et nommée panjuridisme, qui serait désormais majoritaire et reviendrait à universaliser faussement les spécificités historiques de la common law et du droit romaniste, écrasant ainsi l’altérité culturelle ou édulcorant une exceptionnalité revendiquée des droits occidentaux. Il faudrait alors désigner les ordres juridiques étrangers aux points de vue occidentaux comme des normativités[17],[18], des règles ou des juridicités plutôt que comme du droit[19],[20]. Ce point de vue repose sur la théorie diffusionniste d'Aldo Schiavone selon laquelle le droit serait strictement une innovation des Romains et Romaines de l'Antiquité, et elle conteste l'idée de Niklas Luhmann que le droit serait « toujours déjà là (ja) » et donc présent dans chaque société[21].

Des réponses à ces critiques affirment qu'il serait possible de résoudre le problème d’universalisme de l'adage en nuançant le concept de droit. Il faudrait comprendre le droit dans une perspective interculturelle comme un simple terme de référence, certes historiquement situé mais qu'il s'agirait surtout d'envisager comme un point de départ afin d'entrer dans un dialogue comparatiste avec les diversités du monde, en s’inspirant de l’idée de Raimundo Panikkar d’une équivalence dite « homéomorphe » qu’il établissait entre les droits humains occidentaux et le dharma indien[22],[23],[24].

Sociétés animales modifier

Les animaux grégaires pourraient constituer des sociétés où s’épanouiraient des formes de droit, conformément à l’adage[25].

Références modifier

(it) Cet article est partiellement ou en totalité issu de la page de Wikipédia en italien intitulée « Ubi societas, ibi ius » (voir la liste des auteurs).

  1. Hammond 1972.
  2. (en) T. Albano et S. Volpicelli, « Disregarding Aristotle’s Motto “UBI Societas IBI IUS”: The Biased Genesis of Human Trafficking Protocol and the Consequences on its Enforcement », Gênero & Direito, vol. 5, no 2,‎ , p. 174 (ISSN 2179-7137, lire en ligne, consulté le )
  3. Bonin 2015, p. 359.
  4. a et b Marinho 2019, p. 82.
  5. Guirado López 2018, p. 7.
  6. Alessandro Levi, Saggi di teoria del diritto, Zanichelli, , 47-94 p., « Ubi societas, ibi ius »
  7. a et b Heith-Stade 2012.
  8. (en) Geoffrey Samuel, « Methods of legal history and comparative law », dans Comparative Methods in Law, Humanities and Social Sciences, Edward Elgar Publishing, (ISBN 978-1-80220-146-8, lire en ligne), note 129
  9. Federici 2017.
  10. Leben 2001, p. 26.
  11. Piero Bellini, « "Ubi societas ibi societas": considerazioni critiche sul fortunato adagio "ubi societas ibi ius" », Rivista internazionale di filosofia del diritto, vol. 88, no 2,‎ , p. 155–193 (ISSN 1593-7135, lire en ligne, consulté le )
  12. Guirado López 2018.
  13. « F. DE GREGORIO, Omnis potestas a Deo. Tra romanità e cristianità, Giappichelli, Torino, 2013, vol. 2, p. 77 (seguito della nota 11). » [archive]
  14. (es) Artur Calvo Espiga, « El derecho canónico, exigencia de la naturaleza icónica de la iglesia. de la sacramentalidad dialógico-trinitaria a la necesaria juridicidad », Revista Española de Derecho Canónico, vol. 79, no 192,‎ , p. 88 (lire en ligne, consulté le )
  15. Lévy-Bruhl 1956, p. 71.
  16. García 2018.
  17. Assier-Andrieu 2020, § 19.
  18. Ost 2020, p. 88.
  19. Boris Barraud, Connaître et reconnaître le droit aujourd'hui, Université d'Aix-Marseille, (lire en ligne)
  20. Geslin 2020, note 38.
  21. Halpérin 2010, note 298.
  22. Éthier 2016, § 6.
  23. Geslin 2020, note 39.
  24. Eberhard 2009, p. 85.
  25. Gudín Rodríguez-Magariños 2016.

Bibliographie modifier

  • Louis Assier-Andrieu, « Chapitre 4. Anthropologie du droit : vacuité et nécessité », dans Chroniques du juste et du bon, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », , 105–127 p. (ISBN 978-2-7246-2550-9, lire en ligne)
  • Pierre Bonin, « Ubi societas ibi Ius », Revue d'Histoire des Facultés de droit et de la culture juridique, no 35,‎ , p. 361 (lire en ligne, consulté le )
  • Christoph Eberhard, « Au-delà de l’universalisme et du relativisme : l’horizon d’un pluralisme responsable », Anthropologie et Sociétés, vol. 33, no 3,‎ , p. 79–100 (ISSN 0702-8997 et 1703-7921, DOI 10.7202/039682ar, lire en ligne, consulté le )
  • Rafael Encinas de Munagorri, Introduction générale au droit, Paris, Flammarion, coll. « Champs », , 3e éd éd. (ISBN 978-2-08-125811-2)
  • Benoit Éthier, « Pluralisme juridique et contemporanéité des droits et des responsabilités territoriales chez les Atikamekw Nehirowisiwok », Anthropologie et Sociétés, vol. 40, no 2,‎ , p. 177–193 (ISSN 0702-8997 et 1703-7921, DOI 10.7202/1037517ar, lire en ligne, consulté le )
  • (it) Renato Federici, « Ubi societas ibi ius, Ubi ius ibi societas. Alla ricerca dell'origine e del significato di due formule potenti », Amministrazione e Contabilità dello Stato e degli entiti publici,‎ (lire en ligne, consulté le )
  • (es) Benjamín Rivaya García, « Ubi societas, ibi ius? Sobre el lugar del derecho en las teorías clásicas del patrón cultural universal », Revista del Posgrado en Derecho de la UNAM, no 9,‎ , p. 171-213 (ISSN 2683-1783, DOI 10.22201/fder.26831783e.2018.9.6, lire en ligne, consulté le )
  • Albane Geslin, « L’apport des postcolonial studies à la recherche en droit international », dans Postcolonialisme et droit : perspectives épistémologiques, Paris, Éditions Kimé, coll. « Nomos & Normes », , 159–186 p. (ISBN 978-2-84174-988-1, lire en ligne)
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  • Jean-Louis Halpérin, « Le droit et ses histoires », Droit et société, vol. 75, no 2,‎ , p. 295–313 (ISSN 0769-3362, DOI 10.3917/drs.075.0295, lire en ligne, consulté le )
  • (en) Edward H. Hammond, « Ubi Societas Ibi Jus -- The Role of a System of Law in the Communitization Process in Academe. »,
  • (en) David Heith-Stade, « Ubi societas, ibi ius » [blog], sur David Heith-Stade's blog, (consulté le )
  • Charles Leben, « De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, vol. 33, no 1,‎ , p. 19–40 (ISSN 0766-3838, DOI 10.3917/droit.033.0019, lire en ligne, consulté le )
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  • (pt) Naiara Carneiro Marinho, Ubi societas, ibi jus: o processo natural de regulação proveniente das relações em sociedade, UNIVERSIDADE FEDERAL DO CEARÁ, (lire en ligne)
  • François Ost, « Vivre sans droit ? », dans Vivre sans, Toulouse, Érès, coll. « Questions de société », , 83–102 p. (ISBN 978-2-7492-6775-3, lire en ligne)

Articles connexes modifier