« De la fidélité à ce qui n’est pas, nait ce qui est. » Romain Gary

Simorgh (2019)
Apiculture
Je suis faillible et j'en ai conscience.


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Ecole Philo

« Pour devenir des Français Libres, vous voliez des avions, traversiez la Manche en kayak et les océans dans les soutes à charbon, ou tel le commandant Lanusse, qui traversa le Sahara à pied, partant de Zinder pour aboutir au Cameroun, Gratien, évadé trois fois de prison à Pau où l’on avait fini par garder ses chaussures et qui franchit les Pyrénées pieds nus…

Pour nous, il fallait rompre avec la France du moment pour demeurer fidèles à la France historique, celle de Montaigne, de Gambetta et de Jaurès, ou, comme devait écrire de Gaulle, pour demeurer fidèles « à une certaine idée de la France ».

Pour assumer cette fidélité, il fallait que nous acceptions d’être déserteurs, condamnés à mort par contumace, abandonner nos familles. Il fallait avoir une foi singulièrement sourde et aveugle pour être sûr d’être fidèle. Ce qui compte dans l’histoire de mon pays et de l’humanité en général, ce n’est pas le rendement et l’utilitaire, mais la mesure dans laquelle on sait demeurer attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, mais est peu à peu créé par la foi que l’on a en cette existence mythologique.

Les civilisations se sont faites et maintenues comme une aspiration et par la fidélité à l’idée mythologique qu’elles se faisaient d’elles-mêmes. Les civilisations naissent par mimétisme, entièrement vécue de ceux qui nourrissent de leur vie, leur vision mythologique de l’homme. Ce processus de sublimation forme peu à peu un résidu de réalité ; C’est de cette fidélité à ce qui n’est pas, que naît ce qui est.

Les Français Libres soutenaient de leur idéalisme, et leur « folie » tout ce qui, dans notre histoire, s’était sacrifié au nom de cet imaginaire avec amour et au prix de leur vie.

L’homme en tant que notion de dignité n’est pas une donnée, mais une création. Il n’est concevable que comme une incarnation assumée de l’imaginaire, comme fidélité à un mythe irréalisable mais qui laisse des civilisations dans le sillage de son inaccessibilité.

Les Français Libres ont été ces pionniers de l’imaginaire. Nous ne tenions au fond qu’à coup de littérature, par tout ce que les Français savent se raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d’Arc à Napoléon. Le mythe de cette France historique était notre pain quotidien. On continuait à regarder les autres de haut, mais chacun avait dix siècles d’histoire dans sa giberne.

Nous étions très peu nombreux, les survivants devenaient de plus en plus frères, petit groupe de jeunes gens qui se déplumait à chaque aube. J’écoute votre silence, et votre silence est plein de rires et de confiance dans cette France exemplaire que personne ne verra jamais. Le pays du délire matérialiste vous a été épargné.

Vous n’étiez pas des êtres exceptionnels. Ce qui vous rendait différents des jeunes Français d’aujourd’hui, c’est que pour vous la France n’avait pas encore été démystifié. Vous étiez plus proches de ce qui fut toujours, à travers les âges, une civilisation, parce que vous étiez le contenu réel et vivant de l’imaginaire. »

Romain Gary – Les Français libres