Participations par Lucien Kroll *

Introduisons : Les participants à la création et à la gestion du paysage urbain : philosophes, historiens, architectes, urbanistes, enseignants, critiques, bureaux d’ingénieurs, et leurs organisateurs, maîtres de l’ouvrage, services « techniques » de l’urbanisme, éditeurs de livres et revues, (et leurs Ordres et syndicats poussifs) pataugent à peu près tous dans un modernisme fatigué et devenu un danger social. Je saute de suite à mes conclusions : la banlieue brûle et tous ces participants en partagent une responsabilité, en bloc mais personne en particulier. Que s’est il passé pour en arriver à un tel déraillement unanime ?

Brève histoire de la modernité : D’abord, le complot moderne dont les coupables sont Henry Ford et Frederick Taylor (des emblèmes plus que des personnes !), a suscité des « prophètes » : John Ruskin, William Morris, Ned Ludd, etc. Ce sont des postmodernes : ils ne refusaient pas l’industrialisation intelligente mais luttaient contre celle qui allait broyer toutes les cultures où elle passait. Les architectes se sont alors déguisés en industriels et ont embrayé avec enthousiasme sur leur nouvelle modernité : elle était jolie lorsqu’elle était jeune et ingénue mais elle s’est vite révélée une technique de déshumanisation. Tout ce qui existait était interdit car cela pouvait rappeler le passé : donc une horreur… Ils ne supportaient que du neuf et construisaient tout comme des usines. En plus, c’était laid et personne n’a jamais aimé ça… On n’a pas encore analysé avec précision cette dérive mentale ? Et ils appelaient rationnel ce qui n’était qu’abstrait et mutilé. Le rapport du sens de leur forme (Gestalt) avec l’humanisme était anéanti : même la signification politique de leur produit leur échappait. Après la guerre, la reconstruction a répandu cette calamité : les ingénieurs, les architectes et la bureaucratie se sont emparés de ces moyens brutaux et ont encombré les paysages européens puis asiatiques de millions de préfabriqués : ils s’effondrent tous en même temps, physiquement et surtout moralement. Il est impensable de les démolir et de les reconstruire et de plus, sans projet très différent, sauf cosmétique. Que sont devenus les prophètes accusés de nostalgie ? Ils ont pratiqué un jeu de formes répondant aux contextes : naturel, social, historique, culturel, animal : c’est devenu l’architecture organique qui n’a jamais faibli. Et pour mieux s’approcher de ce contexte, ils ont pratiqué la participation des usagers : si vous doutez, mieux vaut demander conseil à celui qui va être votre victime… Si l’habitant est devenu le consommateur final, l’architecte est alors devenu le marchand. Le taylorisme et la marchandisation mondiale se sont imposés. Pourtant pour des motifs politiques, culturels, spirituels, une nouvelle configuration est née récemment : chez l’habitant, le « retour du refoulé » et chez l’architecte, le désir de se modeler à une complexité vivante.


Un peu d’histoire de la participation : André Lurçat Après les ethnologies urbaines appliquées par Gaston Bardet dès avant la guerre (y en avait-il d’autres ?), le premier, André Lurçat, héroïquement, avait « inventé » sur le tas, la participation urbaine active lors de son projet de reconstruction de Maubeuge vers 1945. Il avait été envoyé par « Paris » comme urbaniste et, m’avait-il raconté, avait été reçu un soir, sur les quais humides de la gare de Maubeuge par une délégation de la Mairie. Celle-ci l’avait aimablement invité à remonter dans le prochain train pour Paris. Lurçat a proposé de rester trois mois au travail et, si les habitants ne le retenaient pas, de partir aussitôt. Il a organisé la population de la ville en groupes professionnels, culturels, de voisinage, etc. et les a TOUS rencontrés, écoutés et fait travailler sur le projet. Jusqu’à la réunion générale dans un hangar-cinéma où son projet avait été approuvé dans l’enthousiasme. Puis, son plan a été mis en œuvre et quelque chose d’indéfinissable se lit dans son paysage : la disposition, l’échelle, la grand rue en baïonnette négociée avec les habitants qui craignaient la vitesse ? Ce plan n’a rien à voir avec les projets artificiels et mécaniques des autres villes « refaites ». Ce n’est qu’en 1965, que Paul Davidoff, avocat et architecte, a appliqué avec succès à la défense les habitants de Harlem, son « advocacy planning » : cette participation méthodique contre les projets municipaux en mêlant les plans directeurs et les arguments juridiques : une nouveauté... On l’y enseigne encore aujourd’hui mais comme une langue morte. Il a vite été oublié surtout à NY.

Éco participation des usagers Ce qu’on omet en parlant de participation, c’est son impact sur le « design » même du paysage, sur sa complexité, ses contradictions, le spectacle de la diversité de ses « clients » impliqués par ces relations directes, à chaud, sur son rôle exclusivement empathique envers les usagers : l’architecture ne peut être qu’une fête qui réjouisse ses habitants. Il n’en est resté que de la géopolitique, des négociations d’intérêt de classes, de l’autoritarisme éclairé mais plus aucun effet sur sa forme ou sur son usage.

Les comités de quartiers L’aventure des comités de quartier est parfois frustrante : j’en ai fréquenté beaucoup et je n’en ai rencontré aucun qui ait obtenu un résultat positif : coopérer paisiblement avec un « pouvoir » et confectionner un projet commun. Leur résultat est toujours destructif. Nous pratiquons aux Pays-Bas de nombreux comités d’habitants : leur projet laborieusement formulé est transmis à l’architecte qui remercie poliment, l’archive de suite et puis réalise son « concept » personnel. Il a été programmé pour cela, dans quelques usines néerlandaises qui fabriquent à la chaîne des architectes bien formatés mais inutilisables dans notre optique.

Relations égalitaires Nous préférons demander à des groupes d’usagers de nous aider simplement à atteindre une complexité habitable et adaptée pour aujourd’hui et pour l’avenir. Elle sera toujours plus authentique que celle que nous pouvons assurer seuls. C’est un service que nous quémandons : ils le comprennent vite et les relations redeviennent aussitôt équitables. Dans les groupes de discussions (jamais de discussions individuelles) les habitants changent lentement leurs projets d’après ce qu’ils entendent des autres et non pas pour s’y conformer, au contraire, pour l’enrichir de leurs différences. Et il faut le croire, je l’ai souvent observé, après sa méfiance naturelle, subitement, le groupe décide de faire confiance : nous pouvons alors lui proposer toutes les audaces. Qu’il est difficile d’être génial, couché en solitaire sur un m² de papier blanc…

Malentendus Ces attitudes meurtrissent les scientifiques, même ceux des sciences humaines (Sciences de l’Homme et de la Société), déformés par leurs confrères de sciences exactes. Rien d’étonnant que restent ignorées les expériences de participation réalisées, leurs comptes-rendus, leurs critiques ou leurs essais de rationalisation « approchée » Y a-t-il même un titre dans la nomenclature des SHS qui l’annonce ?

Des délicats Le dédain compatissant où les architectes tiennent les habitants, même et surtout lorsqu’ils parlent de participation, est insupportable : « Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, ils sont dépassés par les luttes urbaines, ils sont victimes des modèles culturels des médias, ils n’ont aucune culture, ils ne voient qu’à court terme, ils ne s’entendent pas entre groupes voisins, au mieux, ils ne disent rien, etc. mais nous, nous savons »

Pourquoi participer ? Sans cela, les relations deviennent uniquement commerciales (vendre un produit-service sans plus), asymétriques (je connais mon métier : donc taisez-vous …), narcissiques (JE suis l’architecte, donc…), charitables (je ne vous veux que du bien…), pseudo sociales (je crée de l’emploi : MES collaborateurs et moi…), institutionnelles (l’Ordre des architectes me permet et m’oblige de… etc.), pédagogiques (vous n’y connaissez rien donc je vais vous initier à…) etc. etc. Pffff… Je sais pourtant qu’en croyant fermement que mon voisin est amical, il le devient. En croyant les usagers coopératifs, ils le deviennent aussi : cela ne change pas le monde mais cela me permet d’y vivre. C’est au cours de ces réunions que s’adoptent naturellement l’écologie et même les nécessités de décroissance soutenable. J’ai conduit quelques projets jusqu’à leur réalisation construite. Et, très curieusement, même au-delà : l’un d’entre eux, à Alençon, a fait le cycle complet. Une fois construite par une municipalité, elle a été « déconstruite » par la suivante, celle des notables dès qu’ils sont revenus au pouvoir. Ils ont effacé anxieusement toute trace bâtie de « désordre populaire » La « révolution » est un mouvement qui aboutit au point de départ…

Participations actuelles La participation trouve ces temps-ci, un nouvel intérêt parallèlement aux inquiétude de l’écologie, de l’altermondialisation, de la disparition des idéologies (modernistes entre autres), de la pollution galopante, de la montée des peuples pauvres de la planète, du gaspillage des ressources naturelles, du manque de cohésion sociale, de la marchandisation de la planète, etc. Il ne s’agit pas de romantismes comme ils le font croire mais simplement de civisme ou d’intérêt social et culturel compris différemment. Certains ont besoin de cela pour survivre civiquement… L’architecture participative est enfin, une réponse amicale à de vrais habitants. Domination et dégradation Un coup d’œil vers Max Weber et quelques-uns à sa suite, jusqu’à Pierre Bourdieu pour lesquels la culture est un outil de domination. Ce qu’ils n’ont pas deviné, c’est l’invention de la direction inverse, plus récente : non plus l’ascension sociale mais la dégradation des quartiers sociaux, instrumentée par les arts et surtout par l’urbanisme et l’architecture ! Leur style a « marqué » et a abaissé les habitants de la même façon que les habits de prisonniers visiblement rayés. C’est ressenti durement par eux : ils y mettent le feu.

Les émeutes urbaines et l’architecture criminogène : trois évènements annonciateurs : Et personne ne les analyse : où sont les anthropologues ? Quelques architectes pourtant, ont dénoncé la fin de la modernité. Le premier signe date de 1972, l’ensemble Pruitt & Igoe, à Saint Louis du Missouri, EU : un demi million de m2 de logements avait été construit pendant le grand mouvement social des années ’60, dans cette architecture « punitive » de casernes. Dès leur occupation sans préparation, les logements ont été vandalisés par les pauvres : Appalachiens, Porto-Ricains, Afro, etc. Les Américains, pragmatiques, les ont simplement vidés et rasés. Désormais, rien ne pouvait plus être innocemment moderne. Le deuxième concerne ce célèbre bâtiment de logements sociaux « il Corviale »qui fait son kilomètre de long, dans la banlieue de Rome : un lieu de pèlerinage d’architectes modernistes. Lui, c’est en 1972 qu’il a commencé son chantier, la même année que celle où se démolissait l’ensemble de Saint-Louis... Le préfabriqué avait été choisi pour ses qualités : délais, beauté rationnelle, coûts, solidité. Elles se sont toutes révélées négatives. La réalité était moins printanière : vu les retards, les locataires ont du emménager dans un chantier et l’achever eux-mêmes. Donc la plupart ne payent aucun loyer… Le décès de l’Architecture Rationaliste Italienne a été prononcé officiellement à la Sapienza à Rome, le 14 décembre 2001, vers 10,00 heures du matin lors d’un congrès organisé sous le sous-titre : « Faut-il démolir il Corviale ? ». J’y assistais, bien sûr. Le troisième est plus éclatant encore, ce n’est plus un signe mais c’est le désastre de Clichy-sous-Bois : ce destin était gravé dans le modernisme. Quasiment personne n’a voulu décrire le caractère criminogène de cette architecture : le lien n’a pas été établi par aucun média entre cette modernité insupportable et les émeutes : au mieux, ils l’ont prise pour un problème esthétique ou corporatif (et ça continue...). Personne n’a fait remarquer cette étrangeté : c’est exclusivement dans l’uniformité moderniste que ça brûle, à quelques mètres de là dans des milieux plus désordonnés : non. Bien sûr elle n’est pas LA raison : les injustices sociales sont les vrais coupables. L’architecte n’est pas coupable mais l’architecture criminogène l’est pleinement car elle se fait le détonateur indispensable de ces violences. Les spécialistes ne regardent la modernité que comme un projet innocemment rationnel et malheureusement encore inaccompli, sans aucunement la voir comme une régression dramatique. Ils la croient le remède alors qu’il est la maladie…

Comprendre l’architecture Les émeutiers des banlieues ne sont pourtant pas des spécialistes de l'architecturologie : ce sont les vrais participants écorchés. Ils souffrent confusément à cause des architectes qui ont trop parfaitement exprimé cette idéologie du produit industriel qui DOIT être anonyme, a-culturel et standardisé (une sottise), de la « taylorisation » des quartiers homogènes, de la composition des éléments urbains qui DOIVENT ressembler à un dépôt militaire, etc. Le « désir d’uniforme » peut être punitif. Tout cela, ils le comprennent mieux, plus intensément, qu'aucun architecte et choisissent très sûrement leurs lieux de violence ! Pour être moderne, il vaut mieux être antimoderne et contemporain.



Lucien Kroll