Tintin au Tibet
Tintin au Tibet est le vingtième album de la série de bande dessinée Les Aventures de Tintin, créée par le dessinateur belge Hergé. L'histoire est d'abord prépubliée du au dans les pages du journal Tintin avant d'être éditée en album de soixante-deux planches aux éditions Casterman.
Tintin au Tibet | ||||||||
20e album de la série Les Aventures de Tintin | ||||||||
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Logo de l'album Tintin au Tibet. | ||||||||
Auteur | Hergé | |||||||
Genre(s) | Franco-Belge Aventure |
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Personnages principaux | Tintin Milou Capitaine Haddock Tchang Tharkey |
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Lieu de l’action | France Inde Népal Tibet |
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Langue originale | Français | |||||||
Éditeur | Casterman | |||||||
Première publication | 1960 | |||||||
Nombre de pages | 62 | |||||||
Prépublication | Le Journal de Tintin | |||||||
Albums de la série | ||||||||
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Il est généralement considéré comme l'album le plus personnel d'Hergé, qui, de son propre aveu, le jugeait comme son travail le plus réussi. S'il évoque l'Himalaya et ses dangers, les traditions tibétaines en matière de religion ou l'existence du yéti, Tintin au Tibet est avant tout marqué par une dimension philosophique et spirituelle inégalée dans la série. Album apolitique, il est aussi la première aventure de Tintin dans laquelle les armes à feu sont absentes. Habitué aux enquêtes policières, le héros est cette fois plongé dans une aventure désespérée qui prend des allures de quête du Bien. Alors que l'avion qui transporte son ami Tchang s'écrase dans le massif du Gosainthan, Tintin est le seul à le croire vivant en dépit des apparences, et se montre prêt à risquer sa propre vie pour sauver celle de son ami, entraînant avec lui le capitaine Haddock, d'abord réticent. L'appel de Tchang, que Tintin reçoit en rêve, est ressenti comme un irrépressible appel au devoir qui permet au héros de s'accomplir lui-même en faisant le bien.
Au moment de la naissance de cette nouvelle aventure, Hergé est plongé dans une profonde dépression doublée d'une crise morale qui affecte son travail et inhibe son énergie créatrice. L'achèvement du récit agit sur lui comme une thérapie et fait figure d'« instantané autobiographique du créateur au tournant de son existence », selon les mots de son biographe Pierre Assouline.
La présence de nombreux phénomènes paranormaux dans cet album témoigne de l'intérêt profond de l'auteur pour ce domaine. Développé de manière progressive tout au long du récit, le paranormal s'affirme à la fin de l'album à travers les épisodes de lévitation d'un moine tibétain, et plus encore par la rencontre du yéti. Cette insertion progressive confère à l'album les caractéristiques du récit initiatique : à l'image du capitaine Haddock, foncièrement rationnel et sceptique, mais qui finit par reconnaître l'existence de ces phénomènes, le lecteur est invité à ajuster sa conception de la réalité. Par son isolement et son inaccessibilité, le Tibet revêt l'apparence d'un lieu mystique, propre à l'initiation.
Tout en faisant de son album une œuvre teintée de spiritualité, Hergé ne lui conserve pas moins son caractère humoristique, essentiellement porté par le capitaine Haddock qui, par son impulsivité et sa propension à s'exposer au danger, est une source inépuisable d'effets comiques. L'album se démarque enfin par la figure du yéti, qu'Hergé s'attache à présenter comme un être sensible, suivant en cela les conseils de son ami cryptozoologue Bernard Heuvelmans et s'inscrivant à contre-courant de la pensée de son époque.
Malgré l'absence d'allusion au contexte politique dans le récit, Tintin au Tibet devient un emblème de la cause tibétaine au tournant des années 1990, dans la mesure où il contribue à faire connaître ce territoire et ses traditions au grand public. À ce titre, le dalaï-lama décerne le prix Lumière de la vérité à la fondation Hergé en 2006.
L'histoire
modifierRésumé
modifierEn vacances à Vargèse dans les Alpes avec le capitaine Haddock et le professeur Tournesol, Tintin apprend dans le journal qu'une catastrophe aérienne s'est produite au Népal[H 1]. Le soir même, lors d'une partie d'échecs avec le capitaine, il s'assoupit et fait un cauchemar dans lequel son ami Tchang, enseveli dans la neige, implore son aide[H 2]. Le lendemain, il reçoit une lettre de ce même Tchang qui lui annonce son prochain séjour en Europe[H 3], mais la lecture du journal du matin lui apprend que son ami figure parmi les victimes du crash aérien[H 4]. Tintin refuse de croire à la mort de Tchang et décide de rejoindre le Népal pour lui porter secours. Le capitaine Haddock tente d'abord de l'en dissuader, mais finit par l'accompagner[H 5].
Après une escale à New Delhi[H 6], les deux héros atterrissent à Katmandou[H 7]. L'oncle et le cousin de Tchang leur présentent Tharkey, un sherpa népalais qui s'est déjà rendu sur le lieu de l'accident et qui accepte de les y conduire, grâce à l'insistance du capitaine[H 8]. L'expédition se met en route mais les incidents sont nombreux : d'abord le capitaine manque de tomber à l'eau[H 9], puis Milou qui a ingurgité du whisky échappe de peu à la noyade[H 10]. Enfin les porteurs, effrayés par les cris puis les traces du yéti dans la neige, s'enfuient[H 11].
Tintin, le capitaine et Tharkey poursuivent seuls leur route et atteignent le lieu de l'accident. Près de l'épave de l'avion, le héros tient la preuve que son ami a survécu en découvrant dans une grotte une pierre sur laquelle Tchang a gravé son nom[H 12]. En voulant regagner l'épave, il est surpris par une tempête de neige et aperçoit une silhouette qu'il croit être celle du capitaine, avant de tomber dans une crevasse[H 13]. Il en réchappe finalement et, convaincu par Tharkey qu'il semble impossible de retrouver Tchang dans cette immensité de neige, il se résigne une première fois à abandonner les recherches[H 14].
Toutefois, au moment d'entamer la descente, Tintin aperçoit une écharpe jaune accrochée à une paroi rocheuse et convainc le capitaine de suivre cette nouvelle piste. Tharkey choisit d'abord de redescendre seul mais fait demi-tour pour ne pas faire preuve de lâcheté. Son retour est providentiel car il sauve Tintin et Haddock, en mauvaise posture dans l'ascension d'une paroi rocheuse[H 15].
Trois jours plus tard, les trois hommes arrivent en vue d'un monastère mais sont victimes d'une avalanche[H 16]. Secourus par les moines[H 17], ils s'apprêtent à regagner la vallée quand Foudre Bénie, l'un des moines, a la vision de Tchang retenu prisonnier par le yéti dans une grotte située sur une montagne appelée le « Museau du Yack »[H 18].
Tintin décide de s'y rendre, rejoint par le capitaine, tandis que Tharkey, blessé, repart vers Katmandou[H 19]. Après trois jours d'attente et d'observation devant l'entrée de la grotte, Tintin profite de l'absence du yéti pour y pénétrer et sauver son ami[H 20]. Ce dernier explique avoir été bien traité par le yéti, qui s'est avéré capable de compassion pour un être humain dont il souhaitait s'attacher la présence[H 21]. Tandis que Tchang est reconduit vers le monastère, dont les moines vont en procession solennelle à la rencontre des héros[H 22], le yéti observe de loin le départ du jeune garçon qu'il avait adopté[H 23].
Lieux visités
modifierL'histoire débute à Vargèse[H 24], une station fictive de Haute-Savoie que Hergé avait inventée pour les besoins de La Vallée des Cobras, son cinquième et dernier tome de la série Jo, Zette et Jocko[1].
Tintin, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol y passent leurs vacances et logent à l'Hôtel des Sommets, mais seul Tintin pratique la randonnée en montagne[H 24]. Avant d'atteindre le Népal, Tintin et Haddock font escale en Inde, à Delhi. Ils y passent quelques heures et en découvrent quelques monuments emblématiques, comme le Qûtb Minâr et le fort Rouge. Tintin évoque ensuite la mosquée de Jama Masjid et le Raj Ghat, le monument dédié à la mémoire du Mahatma Gandhi, mais les deux aventuriers ne peuvent les visiter de peur de manquer leur vol[c 1],[H 25].
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Le Qûtb Minâr.
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Le fort Rouge de Delhi.
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La mosquée de Jama Masjid.
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Le Raj Ghat, mémorial du Mahatma Gandhi.
L'aventure se déroule ensuite entièrement au Népal puis au Tibet. Tintin et le capitaine atterrissent d'abord à Katmandou. Une vignette montrant le survol de la capitale népalaise fait apparaître le stūpa de Bodnath, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO[2]. Ensuite, on les voit notamment déambuler sur la place du Darbâr et passer devant un « Big Temple », inspiré de celui consacré à la Kumari[3].
Si le Tibet figure dans le titre de l'album, il n'accueille en réalité qu'une faible part de l'intrigue. Le lieu de l'accident aérien, dans le massif du Gosainthan, est bien situé au Tibet, mais les contours géographiques de toute la partie himalayenne de l'album sont assez peu précis, si bien que le sinologue Philippe Paquet affirme : « Finalement, le Tibet est marginal dans le récit. Dans sa logique géographique, l'histoire pourrait très bien se jouer totalement au Népal ». Aussi la frontière entre le Népal et le Tibet que Tintin et ses amis sont censés franchir n'est pas évoquée, alors qu'elle était fermée au moment de la parution de l'aventure[4]. Les lieux évoqués dans cette partie népalaise sont entièrement fictifs. C'est notamment le cas du monastère tibétain de Khor-Biyong où Tintin, Tharkey et le capitaine sont recueillis et soignés, du village de Charahbang ou de la montagne surnommée le « Museau du Yack » en raison de sa forme[4].
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Le stūpa de Bodnath.
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Le temple de la Kumari sur la place du Darbâr à Katmandou.
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Le massif du Gosainthan, vu depuis le plateau tibétain.
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Monastère tibétain de Ganden, semblable à celui de Khor-Biyong.
Personnages
modifierTintin apparaît plus humain que jamais dans cet album : abattu, ému, il est plusieurs fois prêt à renoncer, ce qui est unique dans la série. Même si d'autres personnages l'accompagnent, la démarche qu'il entreprend en venant au secours de son ami est avant tout solitaire[c 2]. L'énergie qu'il met dans sa quête rejaillit sur ses proches : au début du récit, le capitaine Haddock témoigne de la résistance à l'aventure qu'on lui connaît depuis L'Affaire Tournesol[5], mais il suit pourtant son ami jusqu'au bout de l'aventure (le paroxysme de cette résistance, et de l'amitié qu'il porte à Tintin, sera sa tentative, finalement inutile, de se sacrifier pour sauver la vie de ce dernier et de Milou). Il en est de même du sherpa Tharkey, dont c'est l'unique apparition dans la série[c 3].
Le personnage de Milou évolue lui aussi : il apparaît doté d'une bonne et d'une mauvaise conscience, sous la forme d'un ange gardien et d'un démon qui l'interpellent pour influencer ses choix[c 4]. À l'inverse, la présence du professeur Tournesol est mesurée : pourtant l'un des personnages récurrents de la série, il disparaît dès la cinquième planche. En vacances avec Tintin et le capitaine à Vargèse, il ne les accompagne pas au Népal. Il apparaît quand même dans un rêve du capitaine Haddock où se mêlent le parapluie de Tournesol, le piment rouge, et un jeu d'échecs.
Si Tchang est finalement assez peu représenté, il est un personnage central de cette aventure dans la mesure où l'ensemble de l'intrigue repose sur sa recherche. Cet album témoigne de l'amitié indéfectible que lui porte Tintin depuis leur première rencontre dans Le Lotus bleu.
Le voyage au Népal est l'occasion de présenter une galerie de personnages, notamment Tcheng Li-Kin, un cousin de monsieur Wang Jen-Ghié qui vit à Katmandou et chez qui Tchang devait faire halte avant de s'envoler pour l'Europe[6], mais également les moines tibétains, parmi lesquels Foudre Bénie qui possède des dons de lévitation et de clairvoyance qui font avancer l'intrigue[7], ou encore le yéti[8].
Création de l'œuvre
modifierContexte d'écriture
modifierDépression d'Hergé et inspiration hésitante
modifierDepuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Hergé souffre d'une dépression chronique qui l'a notamment conduit à interrompre la parution de certaines de ses aventures[a 1]. La relation amoureuse qu'il mène à partir de 1956 avec l'une de ses jeunes collaboratrices des Studios Hergé, Fanny Vlamynck, renforce cette crise intérieure dans la mesure où Hergé, empreint de son éducation catholique, ne peut se résoudre à quitter sa femme, Germaine[a 2]. En proie à de vifs tourments intérieurs, l'auteur vit une période de retraite spirituelle à l'abbaye Notre-Dame de Scourmont, puis se retire quelques mois en Suisse[c 1]. À cette époque, ses nuits sont marquées par des rêves obsédants, angoissants, où la couleur blanche domine. Il confie notamment l'un d'eux, dans un entretien accordé à Numa Sadoul quelques années plus tard : « Des feuilles mortes tombaient et recouvraient tout. À un certain moment, dans une sorte d'alcôve d'une blancheur immaculée, est apparu un squelette tout blanc qui a essayé de m'attraper. Et à l'instant, tout autour de moi, le monde est devenu blanc, blanc. »[c 5].
Dans le même temps, l'auteur peine à trouver l'inspiration. En collaboration avec Jacques Martin et Greg, il travaille sur un projet intitulé Tintin et le Thermozéro. Un scénario relativement précis est écrit et quelques planches sont même crayonnées avant que le projet ne soit finalement abandonné[a 3]. Hergé envisage également un scénario mettant en scène la défense d'une tribu amérindienne, ainsi qu'une aventure dont Nestor serait le personnage principal, mais ces projets sont abandonnés tour à tour[d 1]. Il reprend alors une idée de scénario, esquissée de manière succincte dans la marge de la dernière planche de son album précédent, Coke en stock : « Thème général très simple. Mais quoi ? Sagesse tibétaine – Lama. Abominable homme des neiges. Pourquoi partent-ils au Tibet : le yeti ? »[9] Toutefois l'idée d'envoyer Tintin au Tibet n'est pas neuve dans l'esprit d'Hergé : dans la pièce de théâtre Monsieur Boullock a disparu, écrite en 1941 en collaboration avec Jacques Van Melkebeke[10], Tintin traversait Lhassa et y rencontrait des moines tibétains[d 2].
Ambitions chinoises au Tibet et attrait des Européens pour les plus hauts sommets
modifierSur un autre plan, à l'époque où Hergé entreprend l'écriture de ce nouveau récit, le Tibet est marqué par une série de bouleversements historiques liés à la volonté chinoise de s'approprier le territoire tibétain. En 1959, le soulèvement tibétain, réprimé dans le sang par les forces chinoises, conduit à l'exil du dalaï-lama en Inde. Cependant ces évènements ne semblent pas avoir orienté l'auteur dans ses choix : Hergé, qui a pourtant l'habitude d'inscrire son récit dans les évènements de son temps, ne fait aucune mention du contexte géopolitique au sein de l'album[11].
Mais les années 1950 sont aussi marquées par la conquête des plus hauts sommets himalayens, et les exploits d'alpinistes comme Maurice Herzog contribuent à nourrir l'imaginaire populaire occidental autant que celui d'Hergé[a 4].
Écriture du scénario
modifierDès la première ébauche de cette nouvelle aventure, Hergé place le personnage du yéti comme un élément central de son scénario[d 3]. Dans un premier temps, le dessinateur accumule les croquis et les notes, sans parvenir à définir le motif qui conduirait ses héros sur la trace de la créature. De nombreuses pistes sont explorées : Hergé envisage d'attribuer la responsabilité du voyage à la curiosité scientifique du professeur Tournesol, mais il songe également à mettre sur pied une histoire d'espionnage liée à de faux tableaux ou au vol d'une statue de Bouddha, faisant intervenir le dalaï-lama en personne dans son aventure. Il examine aussi la possibilité d'envoyer Tintin au secours d'une expédition d'alpinistes ou bien à la recherche de Milou qui aurait été enlevé par le yéti[d 4].
Il choisit finalement de convoquer le personnage de Tchang, apparu dans Le Lotus bleu, afin de mettre en place une histoire dépouillée de « toute la panoplie traditionnelle du dessinateur de bandes dessinées », c'est-à-dire sans faire apparaître de personnages de méchants, ni d'armes ou de combats[12],[d 5]. Pour mettre au point son scénario, Hergé s'appuie également sur l'accident du Malabar Princess, survenu au début du mois de dans le massif du Mont-Blanc, qui connaît un important retentissement médiatique à l'époque[13].
Au moment où il commence le dessin des premières planches de cette nouvelle aventure, Hergé est marqué par une série de cauchemars angoissants qu'il consigne dans ses carnets[d 6]. Il précise également qu'il s'agit presque toujours de « rêves de blanc », cette couleur étant omniprésente dans ses cauchemars[d 7],[14]. Sur les conseils de son ami Raymond De Becker, ancien rédacteur en chef du Soir pendant l'Occupation, Hergé sollicite alors l'aide du psychanalyste zurichois Franz Niklaus Riklin, spécialiste de la psychanalyse jungienne[15],[Note 1], qui lui conseille de cesser le travail pour vaincre le « démon de la pureté » qui l'habite[d 8]. Hergé s'obstine pourtant à terminer son œuvre[a 5], mais il retient, de sa rencontre avec le psychiatre, qu'il lui faut accepter « de ne pas être immaculé » s'il veut mettre fin à ses tourments intérieurs[16],[d 9].
Travail documentaire
modifierDécors et paysages
modifierFidèle à ses habitudes de travail, Hergé s'appuie sur un travail de documentation précis et minutieux pour établir, avec son équipe des Studios Hergé, une œuvre au décor réaliste. C'est ainsi qu'il copie des monuments, comme le Qûtb Minâr et le fort rouge de Delhi, ou s'en inspire, comme les monuments de la place du Darbâr de Katmandou[c 1],[3]. Mais le travail documentaire ne se limite pas seulement aux contrées orientales que visite Tintin : pour habiller l'Hôtel des Sommets, présent au début de l'album, Hergé emprunte le décor design du chalet de l'architecte Jean Prouvé, à partir d'images collectées dans des magazines d'ameublement et conservées pour être copiées fidèlement[17]. Pour dessiner les fauteuils utilisés par les vacanciers dans le hall de l'hôtel, il copie le modèle Visiteur, dit « fauteuil Kangourou », conçu par cet architecte en 1948[18],[19]. Hergé intègre pleinement la mode de son époque à travers les costumes des personnages, y compris les plus insignifiants. Ainsi, à la descente de l'avion à Katmandou, Tintin et Haddock sont précédés d'un homme d'affaires vêtu d'un complet brun et d'une cravate à motifs fantaisie, portant un fédora beige et des lunettes de soleil de type Wayfarer[20].
Les livres d'Alexandra David-Néel sont la première source utilisée par Hergé en ce qui concerne les paysages himalayens et les coutumes tibétaines. Première femme occidentale à atteindre Lhassa, la capitale tibétaine, en 1924, elle publie notamment Mystiques et Magiciens du Tibet en 1929 et Initiations lamaïques l'année suivante, qu'Hergé consulte et dans lesquels il puise de nombreux détails sur la vie quotidienne et les traditions des habitants de ces régions[21],[22]. La tsampa (farine d'orge grillée), le salut en tirant la langue, le don rituel de l'écharpe de soie ou encore les phénomènes de lévitation qu'il utilise dans son récit proviennent directement des écrits de l'aventurière et exploratrice. D'autre part, Hergé copie des illustrations reproduites dans ces ouvrages pour dessiner notamment l'un des campements de Tintin, ou encore le dessin du monastère fictif de Khor-Biyong[23].
D'autres ouvrages figurent dans la documentation d'Hergé, en premier lieu Annapurna, premier 8000, le roman autobiographique de Maurice Herzog, paru en 1951 et qui relate l'expédition française à l'Annapurna de 1950. Les photographies de Marcel Ichac qui illustrent cet ouvrage sont utilisées pour réaliser certains décors de haute montagne[23]. Hergé s'appuie également sur Sept ans d'aventures au Tibet et Meine Tibet-Bilder de l'alpiniste allemand Heinrich Harrer, Tibet secret de l'ethnologue italien Fosco Maraini, Tibet, ma patrie du médecin Tsewang Yishey Pemba, Nanda Devi, troisième expédition française à l'Himalaya de Jean-Jacques Languepin[a 6], ainsi que sur des reportages photographiques du National Geographic ou de Paris Match[23].
De même, il dispose d'un certain nombre de conseils techniques et scientifiques. Il rencontre notamment les responsables du Club alpin belge pour recueillir des informations en matière d'escalade. Il échange aussi avec le lieutenant Dartevelle, membre du Centre national de Recherches polaires à Bruxelles, pour obtenir des renseignements sur le phénomène physique connu sous le nom de feu de Saint-Elme. Celui-ci se produit en altitude en raison de l'électricité atmosphérique. Il fait jaillir des éclairs à la pointe des mâts et peut aussi toucher les avions. Hergé fait apparaître un de ces feux à l'extrémité du piolet rangé dans le sac du capitaine Haddock[a 7]. Pour ne pas subir ce phénomène, les alpinistes évitent de placer leurs piolets avec la pointe au-dessus de leur sac[24].
Sur un autre plan, le taxi qu'empruntent Tintin et le capitaine dans les rues de New Delhi est une copie d'un modèle réel, une Cadillac Fleetwood de 1938[25]. L'avion qui transporte Tintin et Haddock jusqu'à New Delhi est un Lockheed Constellation, comme le Malabar Princess de la compagnie Air India accidenté en 1950[13], tandis que celui qu'ils prennent le même jour pour rejoindre Katmandou est le même modèle de DC3 que celui à bord duquel Tchang a lui-même embarqué à Patna.
Traditions et coutumes tibétaines
modifierÀ travers le personnage de Tharkey, c'est l'ensemble du peuple sherpa qui est mis à l'honneur. Réputés pour leur robustesse et leur adaptation aux très hautes altitudes, ils sont rapidement devenus indispensables aux alpinistes qui cherchaient à atteindre les plus hauts sommets. L'un des plus célèbres est Tensing Norgay, qui devient le premier homme à atteindre le sommet de l'Everest en 1953 avec l'alpiniste néo-zélandais Edmund Hillary[26]. Le sherpa Ang Tharkey, membre de l'expédition d'Herzog, a donné son nom à celui qui accompagne Tintin à la recherche de Tchang[23].
Le bouddhisme tibétain est lui aussi largement évoqué dans l'album. Plusieurs chörtens y sont représentés. En général, ces structures comportent treize disques superposés mais ceux dessinés par Hergé n'en comptent pas plus de dix[23],[27]. Le dessinateur oblige toutefois ses personnages à les contourner par la gauche, en signe de déférence, conformément au principe de circumambulation bouddhiste[23],[27]. Le monastère fictif de Khor-Biyong créé par Hergé est manifestement de lignée Gelugpa, d'après les coiffes jaunes que portent les moines, également vêtus du kesa[23]. En arrivant au monastère pour y chercher du secours, Milou est arrêté par des dob-dob, des moines tibétains entraînés aux arts martiaux qui ont pour rôle d'assurer la sécurité des lieux. Le surlendemain, après avoir été soigné, le capitaine se réveille face à deux effrayantes statues. Celle de droite est inspirée d'une photographie prise par Heinrich Harrer dans le temple de Jokhang, à Lhassa, illustrant Meine Tibet-Bilder[Note 2]. Cela dit, Hergé a remplacé, peut-être par erreur, les gâteaux sacrificiels de la photo par des bougies[27]. Un village tibétain, montré dans ce même livre, a servi de modèle pour la lamaserie, dont l'architecture évoque le palais du Potala, à Lhassa[24].
En revenant à ce monastère avec Tchang, à la fin de l'album, les héros sont accueillis par une procession de moines qui est probablement inspirée d'un reportage photographique de Heinrich Harrer paru dans le magazine National Geographic[27]. Hergé représente ici de nombreux objets rituels utilisés par les moines tibétains. À l'avant de la procession, un moine tient une ghanta, une clochette représentant la sagesse. Plusieurs moines sont chargés de porter les dungchen, des trompes en cuivre dans lesquelles le capitaine ne résiste pas à l'envie de souffler et qui produisent un son très grave qui se répercute en écho sur les parois montagnardes pour évoquer la vibration primordiale de l'univers. Plusieurs moines portent des tambours à manche appelés lag-rnga, tandis que le Rinpoché, appelé « Grand Précieux » par Tintin, lui remet une khata pour le récompenser de ses efforts. Il s'agit d'une écharpe traditionnelle de prière, très courante dans le bouddhisme tibétain, qui témoigne du respect profond que l'on éprouve envers le récipiendaire[28],[27].
Sur la piste du yéti
modifierDans les carnets de recherche d'Hergé, il apparaît que l'auteur cherchait à rendre son animal vraisemblable, crédible, et non imaginaire[d 5],[b 1]. La documentation d'Hergé concernant le yéti repose essentiellement sur l'ouvrage de son ami Bernard Heuvelmans, intitulé Sur la piste des bêtes ignorées et publié en 1955[29]. Fondateur de la cryptozoologie, Heuvelmans a déjà collaboré avec Hergé pour l'écriture des scénarios de L'Étoile mystérieuse, Le Temple du Soleil et On a marché sur la Lune. Dans son ouvrage, il étudie plusieurs animaux fabuleux et consacre notamment quatre-vingts pages au yéti[23]. Sans aller jusqu'à le présenter comme un animal à visage humain, comme le fera Hergé dans son album, Heuvelmans cherche à contredire le propos qui consiste à le présenter comme l'abominable homme des neiges. Cela convient d'autant mieux à Hergé que ce dernier refuse d'en faire une créature effrayante dans son album[a 6]. L'épisode des porteurs qui s'enfuient et abandonnent le convoi après avoir découvert les traces du yéti dans la neige est directement tiré du livre d'Heuvelmans, qui rapporte des scènes identiques, de même que le fait qu'Hergé attribue trois orteils à sa créature[b 2].
Hergé s'appuie aussi sur des croquis d'empreintes attribuées au yéti, présentés par Maurice Herzog dans son ouvrage Annapurna, premier 8000[a 6], mais également sur des empreintes photographiées par l'alpiniste Eric Shipton et reproduites par Bernard Heuvelmans[b 3]. Maurice Herzog confie notamment à Hergé que les traces découvertes dans la neige par son expédition ne pouvaient appartenir à aucune espèce d'animal connue, et que celles-ci s'arrêtaient brusquement au pied d'un pan de montagne pour ainsi dire inaccessible[d 10].
Outre ces deux références, Hergé consulte les récits de personnes déclarant l'avoir aperçu, afin d'avoir une relation suffisamment précise de son mode de vie[a 8],[29]. À la fin des années 1950, l'engouement pour le yéti est manifeste, au point que des expéditions montées par des correspondants de presse sont chargées de le débusquer[30].
Ce souci de réalisme différencie notamment le yéti d'une autre créature, Ranko, le gorille de L'Île Noire. Si la peur de ces deux bêtes alimente les légendes locales, le gorille n'a rien de fantastique et quitte rapidement le registre de l'étrange pour celui de l'humour[b 4],[31]. Par conséquent, si le gorille est mis en scène pour créer du suspense, doublé d'un effet humoristique, le yéti dépeint par Hergé tend à rendre plausible l'existence des créatures légendaires[b 5].
Clins d'œil et références culturelles
modifierSi la Belgique semble loin de cette aventure, Hergé glisse un certain nombre de clins d'œil à son pays à travers les toponymes tibétains qu'il invente. Ainsi les villages de « Pôh-Prying » et de « Weï-Pyong » renvoient respectivement à la ville de Poperinge et au bourg de Wépion, tandis que le monastère de « Khor-Biyong » tire son nom du village de Corbion[a 9].
Revigoré par le whisky, le capitaine Haddock entonne Le Régiment de Sambre-et-Meuse, marche militaire française qui est également jouée dans les écoles militaires belges, en raison du lien entre le chant et la Belgique[e 1].
Amateur d'art, Hergé fait référence à des œuvres célèbres pour le dessin de certaines cases. C'est le cas de la représentation du rêve du capitaine Haddock, quand celui-ci s'endort en pleine randonnée, accablé par la fatigue et l'alcool[H 26]. Dans la première vignette, Haddock et le professeur Tournesol marchent devant un bâtiment dont les arcades se perdent à l'horizon, tandis que leur ombre s'étire indéfiniment à leur pied. Les lignes de fuite sont ici accentuées à leur maximum. Cette composition évoque directement les tableaux de Giorgio De Chirico, en particulier Mystère et mélancolie d'une rue, réalisé en 1914[32].
De même, la scène se situant à l'intérieur de l'Hôtel des Sommets, où Tintin rêve de Tchang, aurait été inspirée par une toile de Joan Miró, la série Intérieurs hollandais (1928) dont une reproduction était affichée sur les murs de son bureau[33]. Hergé appréciait l'œuvre de ce peintre, ayant confié à Pierre Sterckx avoir eu un choc pour Miró en 1938[24].
Parution et traductions
modifierPrépublication et parution en album
modifierLa prépublication des soixante-trois planches de Tintin au Tibet commence en Belgique le dans les colonnes du Journal de Tintin (no 38), au rythme d'une planche par semaine[a 10] et se poursuit jusqu'au (no 47)[d 11],[k 1]. L'aventure paraît simultanément dans la version néerlandophone du magazine[k 2]. En France, la parution dans Tintin connaît quelques semaines de décalage : le récit est publié du (no 523) au (no 585)[k 3],[Note 3].
La version en album, qui contient seulement 62 pages, est éditée chez Casterman en 1960. Pour en dessiner la couverture, Hergé s'appuie sur une photographie montrant des empreintes de pas supposées du yéti, parue dans Paris Match en 1950[13]. Le titre original choisi par Hergé pour cette histoire est Le Museau de la vache[d 6], titre rejeté par l'éditeur Casterman, préférant pour des raisons commerciales un titre évoquant le Tibet[1]. Cela explique la présence de ce titre simpliste, à l'image des premières aventures comme Tintin au Congo ou Tintin en Amérique, alors qu'Hergé s'est depuis des années attaché à des noms plus élaborés pour souligner l'ambition littéraire de son œuvre[1],[34].
Quelques modifications sont donc apportées à l'aventure pour la rapprocher du format habituel de parution en album. Quatre bandes de la version originale sont retirées de la version en album, au moment de l'explosion du réchaud du capitaine[35],[H 27]. Dans la première version, après l'explosion de l'appareil, Tintin se précipite pour le dégager d'un coup de pied, et se brûle par la même occasion[36]. Le feu atteint cependant une caisse qui contient des fusées de détresse, et celles-ci explosent en obligeant Tintin, le capitaine et Tharkey à se réfugier[37]. Ainsi la dernière bande de la trente-huitième planche originale glisse sur la trente-septième planche de la version en album, ce qui explique que celle-ci comporte une planche de moins[35]. Outre ce retrait, Hergé procède à quelques retouches concernant les décors, les dialogues ou le coloriage[k 1].
Dans la première planche parue dans le no 38 de 1958, l'aventure s'ouvrait par une case montrant une vue panoramique de Vargèse et de sa vallée[38]. Cette case, remplacée par le titre en grand format, n'apparaît pas dans la version en album[H 24]. De même, dans la première case de la dernière planche de l'album, la silhouette du moine Foudre Bénie flotte en lévitation au-dessus de la lamaserie, comme pour saluer le départ de l'expédition vers le Népal[H 28]. Ce détail n'était pas présent dans la version originale[39].
Enfin, dans l'édition originale de l'album, l'avion qui s'écrase appartient à la compagnie Air India, la même qui assurait le vol du Malabar Princess, qui s'abat dans le massif du Mont-Blanc en 1950. Soucieuse de préserver son image, la compagnie proteste contre cette mauvaise publicité, si bien qu'Hergé la remplace par une compagnie fictive, « Sari Airways », dans les éditions suivantes. Cependant, le nom d'« Air India » reste visible en petits caractères sur l'avion dessiné à la fin de l'album, lorsque Tchang raconte son accident[a 11].
Sur un autre plan, en , Hergé s'engage auprès des membres de l'Expédition antarctique belge de 1959-1960 à leur remettre un exemplaire de l'album. Pour autant, il sait que la prépublication dans Tintin ne sera pas achevée avant le départ de l'expédition et qu'il est impossible pour son éditeur de confectionner un album en urgence. Il décide donc de faire réaliser une colorisation unique des deux dernières planches de l'aventure par ses collaborateurs, et découpe les planches précédentes dans des exemplaires du magazine avant de les réunir dans un classeur composé de pochettes en plastique[k 1],[40].
Autres publications et traductions
modifierDans la presse francophone
modifierComme d'autres aventures de la série, Tintin au Tibet paraît en Suisse dans L'Écho illustré, à raison d'une planche hebdomadaire en noir et blanc du au [k 4]. L'aventure est également diffusée en couleurs de à dans la version suisse du magazine Tintin, nommé Rataplan dans sa version francophone et Tim dans sa version germanophone[k 5]. Elle paraît simultanément dans ces deux périodiques[k 6]. En France, de nombreux périodiques de toute nature diffusent les histoires d'Hergé de la fin des années 1960 au début des années 1980. C'est ainsi que l'aventure paraît dans Agri Sept, un hebdomadaire consacré au monde agricole, mais également Le Dauphiné libéré, Dernières Nouvelles d'Alsace, L'Est républicain, Le Maine libre, Le Méridional, Nord Éclair, La Presse de la Manche ou encore L'Yonne républicaine[k 7]. En Belgique, l'aventure est diffusée dans La Cité, Le Rappel et Junior (Chez nous)[k 8].
Dans la presse non francophone
modifierTintin au Tibet bénéficie également de traductions dans les différentes versions de l'hebdomadaire Tintin à l'étranger. Au Portugal, elle est éditée par Livraria Bertrand et Editorial Ibis, et publie l'aventure du au sous le titre Tintin no Tibete[k 9]. En Grèce, Tintin au Tibet est la première aventure diffusée dans l'édition locale du magazine, Tenten, entre 1968 et 1969[k 10], puis c'est le cas en Égypte entre 1978 et 1979, bien que le mensuel Samir, édité par la société Dar-Hilal, en avait déjà assuré l'une des premières diffusions à l'étranger entre le et le [k 11].
L'aventure est sérialisée dans plusieurs titres de presse à travers le monde. En Belgique, l'hebdomadaire belge néerlandophone Ons Volkske en publie une traduction sous le titre Kuifje in Tibet entre 1960 et 1961, reprenant ainsi la version parue entre 1959 et 1961 aux Pays-Bas dans l'hebdomadaire Katholieke Illustratie[k 12]. Le quotidien néerlandais De Tijd en assure quant à lui la diffusion entre le et le , tandis que Leidsch Dagblad profite de l'exposition « Naar Tibet met Kuifje », qui se tient au Musée d'ethnologie de Leyde de à , pour accueillir le feuilleton du au [k 13]. Au Royaume-Uni, c'est le Daily Mail qui publie Tintin in Tibet entre le et le [k 14]. En Allemagne, le récit paraît dans les quotidiens Berliner Morgenpost du au et Hamburger Abendblatt du au , mais elle est également reprise en 1978 dans Fix und Foxi[k 15]. En Italie, c'est l'hebdomadaire Vitt qui obtient les droits de diffusion du récit, publié du au [k 16], tandis qu'en Irlande, Tintin au Tibet fait l'objet d'une publication dans The Irish Times entre le et le [k 17]. L'aventure paraît également dans plusieurs quotidiens danois[k 18], suédois[k 19] et turcs[k 20].
Au Brésil, la revue O Estado de S. Paulo diffuse l'aventure du au sous le titre Tintin no Tibet[k 21]. Aux États-Unis, la revue mensuelle Children's Digest la publie de janvier à d'après la traduction opérée par l'éditeur britannique Methuen[k 22]. En Australie, le quotidien The Canberra Times publie l'aventure du au [k 23]. Le récit est également diffusé dans la revue thaïlandaise Viratham du au [k 24], la revue koweïtienne Saad en 1972[k 16] et la revue argentine Billiken du au sous le titre Peligro en el Tibet[k 25].
Traductions de l'album
modifierL'album est traduit dans plusieurs langues étrangères, tout d'abord en anglais aux éditions Methuen en 1962 et en espagnol chez Juventud la même année[41], puis en allemand en 1963 chez Casterman[42]. D'autres langues suivant, comme l'arabe en 1979[43], le japonais en 1983[44], le coréen en 1989[45], le suédois en 1991[46], le danois en 1994[47], l'espéranto en 2006[48], le mongol la même année[49], ou encore l'hindi en 2015[50]. Certaines traductions ont été réalisées sans l'aval de Moulinsart, comme une édition pirate en thaï en 1987[51]. Enfin, l'album a été traduit en tibétain en 1994[52].
En 1976, l'éditeur Serapis obtient les droits pour une édition en grec mais ne les paie pas. Le contrat est suspendu et seuls 500 exemplaires de cette adaptation sont diffusés, ce qui en fait l'une des éditions les plus rares de la série[42].
Polémique autour de la traduction chinoise
modifierEn 2001, l'éditeur chinois de l'album, China Children Publishing House, après un accord avec l'éditeur belge Casterman, publie une traduction depuis l'anglais de tous les albums de la collection. Les formats, papiers et dessins des 10 000 exemplaires sont identiques à ceux de langue française et ne diffèrent que par les couvertures souples et plastifiées, mais cette aventure est cependant renommée « Tintin au Tibet chinois ». L'anomalie est relevée par un journaliste belge lisant le mandarin, et rendue publique lors de la présentation officielle de la version chinoise. La famille d'Hergé, informée de cette situation, manifeste son opposition en menaçant de cesser toute collaboration avec l'éditeur, arguant que cette transformation du titre dénature l'œuvre[53]. Probablement à la demande des autorités chinoises, l'éditeur refuse de réimprimer l'album sous son titre original et celui-ci disparaît donc de la collection, à la demande de Casterman[54]. Tintin au Tibet réapparaît finalement sous son titre original l'année suivante, après qu'un accord a été trouvé[55],[56].
Analyse
modifierPlace de l'album dans la série
modifierUne œuvre majeure de l'histoire de la bande dessinée
modifierSpécialiste de l'œuvre d'Hergé, Benoît Peeters relève que Tintin au Tibet est l'album de bande dessinée qui a suscité le plus grand nombre d'études, tous auteurs confondus, ce qui témoigne de la place prépondérante qu'il occupe dans l'histoire de la bande dessinée, et plus encore dans la série des Tintin. Peeters le considère comme l'un des deux livres « pivots » de la série, aux côtés du Lotus bleu, en particulier pour sa « trajectoire dépouillée, sa limpidité archétypale »[d 12]. Il précise que la présence poignante de Tchang dans ces deux albums, ainsi que la représentation d'un yéti plus humain que jamais, font de Tintin au Tibet « le livre le plus émouvant de l'histoire de la bande dessinée », avant la parution de Maus d'Art Spiegelman[d 13].
Franck Thibault considère que Tintin au Tibet annonce « la bande dessinée post-apocalyptique d'hiver » car c'est à une sorte de fin du monde que sont confrontés Tintin et le capitaine Haddock quand ils se rendent sur les lieux de la catastrophe : « or, face à cet anéantissement annoncé dès les premières pages de l'album, le récit d'Hergé se déploie au fil d'une exploration qui ne cesse d'être abandonnée, déviée, empêchée, et reprise afin de mettre un terme au néant et revenir vers la vie, comme si la fin de l'Histoire constituait le moteur de l'histoire »[57].
Un album spirituel et intime
modifierLe philosophe Rémi Brague décrit Tintin au Tibet comme appartenant au « classicisme » d'Hergé. Il considère que cet album, tout comme L'Affaire Tournesol, Coke en stock et Les Bijoux de la Castafiore, tous écrits entre 1956 et 1963, sont au dessinateur « ce que Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, entre 1637 et 1642, furent à Corneille »[58].
Sur un autre plan, ce récit apparaît comme l'album le plus personnel d'Hergé, qui en fait d'ailleurs son aventure préférée[13], la considérant comme « une sorte de chant dédié à l'Amitié »[59]. Au moment où il commence à dessiner cette aventure, Hergé est en proie au doute, enfermé dans un profond syndrome dépressif, crise morale qui affecte durablement son travail. L'achèvement du récit semble agir sur lui comme une thérapie, aussi Pierre Assouline affirme : « rarement Hergé s'est autant projeté dans une de ses bandes dessinées »[a 12]. Il considère l'album comme « un instantané autobiographique du créateur au tournant de son existence »[a 9]. Plusieurs éléments du scénario font directement écho à la situation personnelle d'Hergé. À titre d'exemple, Benoît Peeters fait un parallèle entre la scène finale, qui montre le yéti abandonné à son chagrin et à sa solitude, et la séparation en train de se produire entre l'auteur et sa femme Germaine[d 11]. À travers cette aventure, que l'écrivain Pierre Sterckx voit comme « une anabase vers la lumière du blanc pur », le dessinateur accède à la sérénité : « Hergé commence […] une nouvelle vie, faite d'alliances entre l'idéal et l'existence »[60].
Si Tintin au Tibet diffère des autres aventures, c'est parce qu'il s'agit pour le héros de mener une quête spirituelle et non pas de conduire une enquête policière. Les armes à feu sont absentes du récit, et comme l'explique Pierre Assouline, « le seul conflit oppose l'Homme à la nature quand elle se montre hostile »[a 13]. Pour l'essayiste Jean-Marie Apostolidès, l'aventure est avant tout le récit d'une « expérience mystique » pour lequel Hergé abandonne le ton romanesque au profit d'un style proche de l'épopée. Il reconnaît notamment dans le discours du Grand Précieux, qui honore le courage des héros, des expressions proches de celles formulées par Homère dans l'Iliade[e 2]. Le critique littéraire Eudes Girard salue lui aussi le côté apolitique de l'album et insiste sur sa « dimension philosophique et spirituelle inégalée dans les autres albums de la série[c 6] ».
Le philosophe Jean-Luc Marion, qui reconnaît dans cette aventure l'influence du christianisme et de l'éducation catholique qu'a reçue Hergé, considère que Tintin au Tibet marque avant tout « la prééminence définitive de l'éthique », l'auteur arrivant au terme d'un questionnement qui transparaît tout au long de la série. Le philosophe mentionne que « toute l'aventure tourne autour de l'appel d'un nom, […] autrement dit, du phénomène originel où se dévoile la relation interpersonnelle et éthique »[61].
Style graphique
modifierTintin au Tibet se démarque des autres aventures par la prédominance du blanc dans le dessin, du fait qu'une grande partie de l'intrigue se déroule au milieu des neiges éternelles de l'Himalaya. Ces immensités blanches, telles qu'elles sont présentées par Hergé, se rapprochent du vide et renforcent l'impression d'égarement des héros, ainsi que le montrent trois vignettes de la planche 35 qui fragmentent un même décor en trois cases juxtaposées dans lesquelles les personnages semblent insignifiants[57]. L'omniprésence de la neige et, partant, de la couleur blanche, entraîne en quelque sorte la disparition du dessin lui-même. C'est notamment le cas quand Tintin disparaît au cours de la tempête de neige, ou dans la grande vignette centrale de la planche 28 qui montre la carcasse de l'avion : couleurs et dessins semblent disparaître comme avalés par la neige[57].
Par contraste avec cette blancheur immaculée figure l'immense case qui occupe la deuxième moitié de la deuxième planche : endormi dans le salon de l'hôtel des Sommets pendant qu'il joue aux échecs avec le capitaine Haddock, Tintin pousse un cri après avoir rêvé de son ami. Cette image, inspirée des Intérieurs hollandais de Joan Miró, contient « une foule de détails amusants et d'incidents catastrophiques », de sorte que « l'image linéaire devient une image réticulaire », selon l'analyse de Pierre Sterckx[33].
D'un album à l'autre dans la série, certaines cases reprennent le même motif, apportant à l'œuvre dans son ensemble une certaine continuité. Ces cases peuvent ainsi être considérées comme des « images recyclées »[62]. À titre d'exemple, le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle rapproche une des vignettes de cette aventure d'une autre figurant dans Objectif Lune. Dans la quatrième case de la 42e planche de Tintin au Tibet, le yéti est recouvert par la tente de Tintin et ses compagnons qui vient de s'envoler. La créature, dont on ne voit que les pieds, avance dans la neige telle un fantôme, levant les bras de colère. En ce sens, elle rappelle la dernière case de la onzième planche d'Objectif Lune, qui montre le capitaine Haddock dans la même position, surgissant de la fumée et recouvert de mousse après que les pompiers l'ont aspergé pour éteindre l'incendie qui s'était malencontreusement déclaré dans sa chambre. La symétrie entre les deux images est quasi parfaite[63]. Par ailleurs, le graphisme de certaines vignettes semble masquer ce que le critique d'art Pierre Sterckx nomme des interférences sémiotiques[62]. Ainsi, comme l'a remarqué l'universitaire Jean-Marie Floch, le dessin de la coiffure d'un moine tibétain, vu de dos dans l'avant-dernière planche (case C2), reprend exactement la même forme que la découpe de l'entrée de la grotte dans laquelle Tintin retrouve Tchang quelques planches plus tôt (planche 55, case D2)[64].
Sur un autre plan, Hergé déjoue la « fixité de l'image »[65] par un certain nombre de procédés. Ainsi, après que Milou a bu le whisky qui s'échappe d'une bouteille brisée dans le sac du capitaine, le dessinateur le représente face à son maître et au capitaine qui apparaissent dédoublés. La répétition du motif, tout en donnant une impression de mouvement à l'image, montre l'ivresse du chien[65]. De même, Hergé parvient à suggérer la distinction entre êtres animés et objets inanimés dans ses cases, comme lorsque le capitaine se retrouve face à des statues effrayantes à son réveil dans le monastère tibétain[66].
Évolution des personnages
modifierHergé introduit des éléments de cohérence entre ses albums afin de donner à son œuvre une « apparence massive, compacte et cohérente ». De fait, il utilise le même procédé que les grands auteurs du XIXe siècle, comme Honoré de Balzac et sa Comédie humaine, en convoquant dans chaque nouvelle aventure des personnages issus de précédentes histoires[a 14]. C'est le cas du personnage de Tchang Tchong-Jen, inspiré par le sculpteur et ami d'Hergé Zhang Chongren et apparu dans Le Lotus bleu. Cette première rencontre avec Tintin, qui avait scellé leur amitié, devient le moteur de cette nouvelle aventure : c'est par fidélité à son ami Tchang que Tintin est prêt à braver tous les dangers pour lui porter secours.
Selon l'essayiste Jean-Marie Apostolidès, Tintin retrouve dans cette aventure le rang qui était le sien dans les premiers albums de la série. Son nom figure sur la couverture et il est de nouveau la vedette de l'aventure en apparaissant à chaque page et en conduisant l'action[e 3]. Il n'est pourtant pas le héros tout-puissant et religieux qu'il était dans les premiers épisodes car il a désormais conscience de ses limites, malgré la foi qu'il accorde à son rêve[e 3].
De son côté, dès les premières planches, le capitaine Haddock, montre un visage peu enclin à l'aventure, d'abord par son refus d'accompagner Tintin lors de ses randonnées en montagne[H 24], puis quand il tente de le dissuader de partir à la recherche de Tchang[H 29]. Ce thème de la résistance à l'aventure du capitaine apparaît dès L'Affaire Tournesol avant d'être décliné dans les histoires suivantes, dont celle du Tibet. Mais cette résistance finit toujours par être vaincue par l'enthousiasme de Tintin qui finit par entraîner le capitaine avec lui[5]. L'épisode dans lequel le capitaine est suspendu dans le vide et seulement relié à Tintin par une corde illustre la profonde amitié qui les lie : la corde pénètre dans leur chair et ni l'un ni l'autre ne peuvent s'en délivrer, même si Haddock est d'abord résolu à mourir seul avant l'intervention de Tharkey.
Le professeur Tournesol fait preuve d'une extrême sévérité à l'égard de Tintin. Sa surdité et son éternelle distraction ne lui permettent pas de saisir la tournure dramatique des évènements quand Tintin reçoit la lettre de Tchang après avoir appris la nouvelle de l'accident d'avion. Il le rabroue sévèrement et l'accuse d'avoir bu trop de champagne[e 4]. Hergé exclut cependant le professeur de la suite de l'aventure car « il est trop marqué par la technique contemporaine et [il] ne saurait d'une façon crédible diriger l'expédition himalayenne », d'après l'analyse de Jean-Marie Aposotolidès[e 4]. Dès lors, le sherpa Tharkey apparaît comme un Tournesol de substitution. De la même manière que le professeur est à la pointe du savoir dans le domaine scientifique, Tharkey l'est dans le domaine de l'alpinisme et est considéré comme le meilleur sherpa de la région. C'est lui qui initie le capitaine et Tintin aux mystères et aux dangers de la montagne et les sauve à plusieurs reprises d'une mort certaine[e 4].
Pour Tchang, l'histoire se répète : dans Le Lotus bleu comme dans Tintin au Tibet, les éléments déchaînés provoquent une catastrophe et mettent en danger sa vie. Lors de sa première rencontre avec Tintin, l'inondation du fleuve Yang-Tsé-Kiang entraîne la rupture de la ligne de chemin de fer reliant Shanghai à Hou-Kou, le précipitant dans les flots desquels Tintin le sauve de la noyade. Dans cette nouvelle aventure, ce sont les neiges himalayennes qui menacent de l'engloutir[e 5].
Références aux autres albums
modifierCertains éléments du scénario de Tintin au Tibet constituent autant de renvois plus ou moins évidents à de précédents albums. Ainsi l'aventure marque le retour de Tchang que Tintin avait rencontré dans Le Lotus bleu. Son sauvetage des eaux du fleuve Yang-Tsé-Kiang en crue ne constituait qu'un court épisode de cet album, mais ce thème du sauvetage est ici repris pour en faire la matière de l'ensemble du livre[57].
Par ailleurs, c'est la deuxième fois dans la série que Tintin occupe explicitement une posture de vacancier, après Les Cigares du pharaon. Cette aventure, la quatrième de la série, s'ouvre sur Tintin embarqué sur une longue croisière maritime à destination de Shanghai, avant qu'un évènement fortuit ne mette un terme à ce voyage paisible, de même que la lettre de Tchang interrompt les vacances des héros à Vargèse dans Tintin au Tibet[2].
La présence du yéti dans cette aventure évoque celle de Ranko, le gorille de L'Île noire. Dans les deux cas, ces créatures d'apparence monstrueuse inspirent finalement la même sympathie[a 15]. Les deux créatures diffèrent néanmoins dans la mesure où le yéti est un être solitaire, attaché à sa liberté, quand Ranko est ramené à sa vraie nature par la gentillesse de Tintin après avoir été dressé pour faire le mal par des truands[67].
Le fantastique au cœur de l'aventure
modifierAbondance de phénomènes surnaturels
modifierPour Vanessa Labelle, Tintin au Tibet « n'est pas seulement [l'album] le plus personnel [de l'auteur] par sa dimension cathartique, mais aussi parce que l'auteur y a exposé ses convictions les plus profondes »[b 6]. Une des caractéristiques de Tintin au Tibet est que le fantastique, et plus particulièrement les évènements paranormaux, se retrouvent au cœur du récit. Il ne s'agit certes pas d'une nouveauté dans l'œuvre d'Hergé puisque le genre est déjà présent dans ses albums précédents : les tours de fakirs dans Les Cigares du pharaon ou Le Lotus bleu, la « prédiction » faite à Tintin par le khouttar dans Les Cigares du pharaon, l'hypnotisme et la malédiction dans Les Cigares du pharaon et Les Sept Boules de cristal, l'envoûtement dans Le Temple du Soleil, les mutations que subissent les êtres vivants au contact d'un métal extra-terrestre dans L'Étoile mystérieuse, ou encore la radiesthésie dans Le Trésor de Rackham le Rouge, Les Sept Boules de cristal et Le Temple du Soleil[b 7]. Ainsi, les phénomènes paranormaux sont recensés dans dix des vingt-quatre albums de la série[b 8] mais Tintin au Tibet est le seul album pour lequel un phénomène irrationnel, à savoir la communication télépathique entre Tchang et Tintin par le biais du rêve de ce dernier, est le déclencheur de l'aventure[68]. Des auteurs comme le critique littéraire François Rivière insistent ainsi sur un certain « réalisme fantastique » qui serait propre à l'œuvre d'Hergé, et qui découlerait de son intérêt profond pour le domaine[69].
Le paranormal se développe de manière progressive dans l'album : l'histoire commence par le rêve prémonitoire de Tintin, se poursuit par une plongée dans l'univers de la cryptozoologie avec l'évocation du yéti, et culmine par le biais de l'épisode de la voyance et de la lévitation du moine tibétain. Pour Vanessa Labelle, cette insertion progressive du paranormal dans le récit est une stratégie développée par l'auteur de manière à retarder le scepticisme du lecteur adulte : « cette montée en puissance du paranormal tout au long du récit a pour effet d'empêcher le rejet final des phénomènes présentés »[b 9].
Mais plus encore, l'évènement paranormal est bien à la base du récit, et agit comme un puissant moteur narratif. C'est le rêve prémonitoire de Tintin qui déclenche l'aventure, puisque c'est à partir de ce rêve qu'il obtient la conviction que Tchang a survécu à la catastrophe aérienne. Sans ce rêve, Tintin aurait probablement fait le deuil de son ami[b 10]. Au fil de la série, le paranormal paraît donc gagner en importance, et surtout, Hergé semble le traiter de manière plus sérieuse. Dans Tintin au Tibet, l'absence des détectives Dupondt, personnages comiques par excellence, en est une preuve selon Vanessa Labelle[b 11]. Pour autant, l'acte de lévitation de Foudre Bénie est traité avec un certain humour car au terme de sa vision, ce dernier retombe lourdement sur le pied de l'un de ses coreligionnaires[70].
Sur un autre plan, l'essayiste Jean-Marie Apostolidès considère que Tintin, Tchang et le moine Foudre Bénie forment un trio marqué religieusement dans la mesure où ils communiquent entre eux d'une manière inaccessible aux autres hommes : de même Tintin perçoit Tchang par télépathie dans son rêve, Foudre Bénie perçoit successivement Tintin et Tchang quand ils sont en danger. Néanmoins, la dimension religieuse du moine tibétain ne signifie pas sa toute-puissance : c'est malgré lui qu'il accède au surnaturel et seulement pendant de cours instants, oubliant tout de sa vision une fois redescendu à terre. Dans sa communauté, Foudre Bénie n'est qu'un « moine un peu arriéré dont les autres se gaussent »[e 6].
Vanessa Labelle considère également que le paranormal prend une dimension plus profonde dans cet album, dans la mesure où il fait l'objet d'un débat entre croyants et sceptiques. Ce débat est symbolisé par la personne du capitaine Haddock, foncièrement rationnel et sceptique. D'abord incrédule quant à l'existence du yéti, il souhaite ardemment en apporter la preuve par le biais d'une photographie[b 12],[71]. De même, au début de l'album, il considère que Tintin s'engage dans une quête irrationnelle et absurde, rejoint en cela par d'autres personnages, comme le chef de l'aérodrome de Katmandou ou le sherpa Tharkey[b 13]. Si Tintin n'a pas besoin de preuves matérielles, le capitaine continue de nier l'existence de ces phénomènes et tourne en ridicule les propos de ses interlocuteurs. Son scepticisme reste intact bien qu'il ne puisse trouver d'explications matérielles[b 14]. Quand il finit par vaincre cette défiance, en étant le témoin direct de la lévitation du moine, il ressent immédiatement le besoin d'acquérir une preuve matérielle par le biais d'une photographie, de même qu'il insistera auprès de Tintin pour que celui-ci photographie le yéti[b 15]. Mais après sa confrontation avec la créature, le capitaine semble indifférent à l'obtention de ces preuves. Une transformation de son caractère se produit donc à travers ce périple himalayen : Haddock comprend que « la vérité des choses n'est pas immédiatement accessible au regard et qu'il doit se servir davantage de son intuition »[b 16].
Rêve ou cauchemar ?
modifierLe rêve de Tintin, qui survient dès la deuxième planche, sert de déclencheur à l'aventure. Le héros le qualifie immédiatement de cauchemar « hallucinant de vérité », mais ce n'est que le lendemain, après avoir reçu la lettre de Tchang et pris connaissance dans le journal de l'accident d'avion, que Tintin comprend que ce ne peut pas être un simple songe. À travers le rêve du jeune reporter, Hergé décrit pour la première fois un phénomène télépathique dans la série, un thème repris quelques années plus tard dans Vol 714 pour Sydney[72]. Bien que le capitaine tente de lui prouver le caractère irrationnel de la chose, la conviction de Tintin est faite et ce dernier voit son cauchemar comme un appel au secours[72] : « le héros n'interprète pas ce cauchemar comme une production de sa propre conscience mais, à la façon de l'enfant trouvé, comme une réalité extérieure à laquelle il a accès de par sa capacité naturelle à vivre en harmonie avec le cosmos »[e 7].
Dans la seizième planche, le capitaine Haddock, qui marche en tête de l'expédition partie de Katmandou, finit par s'endormir sous le poids de la fatigue et de l'alcool. Son rêve, qui s'étale sur trois cases, est savamment construit par le dessinateur, et semble offrir un résumé de la situation qui est la sienne dans les derniers albums de la série, celle d'un personnage qui subit l'aventure[14]. La première case révèle toute son impuissance dans une aventure qu'il n'a pas choisie, dans laquelle il est entraîné malgré lui. Marchant sous un soleil de plomb, le capitaine apparaît vêtu d'un costume rose et de souliers vernis noirs qui lui font mal aux pieds. Cet accoutrement grotesque, tout autant que la guitare qu'il porte en guise de sac à dos, en font « un bouffon ridicule » et soulignent son insignifiance. La présence d'un panneau de sens interdit à droite de l'image traduit la volonté de Tintin d'avancer à n'importe quel prix[14].
À ses côtés se trouve le professeur Tournesol, rapetissé, mais la taille des deux personnages s'inverse dans la dernière case : le capitaine est figuré sous les traits d'un écolier habillé en costume de marin, comme pour montrer l'état diminué dans lequel il se sent[14]. Cette case, qui conclut le rêve, se joue sur le plateau d'échecs qui n'est rien d'autre que le point de départ du calvaire du capitaine : c'est pendant leur partie au début de l'album que Tintin reçoit en rêve l'appel au secours de Tchang, duquel naît son irrépressible résolution. La mise en scène rappelle au capitaine deux incidents qu'il a subis : la seule pièce représentée sur le plateau ressemble à la vache sacrée qu'il enfourche dans les rues de New Delhi, tandis que le professeur Tournesol, qui le frappe de son parapluie, revêt l'apparence du coolie qui le réprimande dans les rues de Katmandou[14].
L'essayiste Jean-Marie Apostolidès livre une autre interprétation du rêve du capitaine. Il voit dans le coup de parapluie donné par le professeur Tournesol dans la scène finale le symbole d'une volonté de castration du fils (Haddock) par le père (Tournesol). Selon lui, la capitaine revit dans cette séquence toute l'histoire de sa relation avec le professeur, d'abord considéré comme un personnage insignifiant lors de leur première rencontre mais finalement admiré pour son génie. Le rêve traduirait donc la culpabilité du capitaine de vouloir rivaliser avec la figure du père[e 8].
Interrogé sur la signification des rêves dans les différentes aventures, Hergé n'accorde à celui du capitaine aucune véritable signification, le présentant avant tout comme un « montage surréaliste »[73]. Pour autant, qu'il s'agisse du cauchemar de Tintin, du rêve du capitaine ou des visions du moine Foudre Bénie, toutes ces images, bien qu'énigmatiques, « disent la vérité du monde » et font avancer le récit[57].
Un récit initiatique
modifierÀ travers sa description du yéti, Hergé tend à rendre plausible l'existence des créatures légendaires. Cependant, le lecteur « n'est pas sommé de croire en l'existence du yéti ; il est plutôt appelé à ajuster sa conception de la réalité, voire de ce qui est possible »[b 5]. Ainsi, Tintin au Tibet revêt les propriétés du récit initiatique : par le biais de l'initiation des héros, l'auteur invite les jeunes lecteurs à s'initier eux-mêmes aux phénomènes paranormaux, et les adultes à modifier la vision qu'ils peuvent avoir de ceux-ci[b 17]. Dans cette optique, le choix du Tibet comme lieu de l'aventure s'avère idéal : isolé, éloigné, inaccessible, le Tibet est un lieu mystique propre à l'initiation[b 18], dans la mesure où celle-ci nécessite une rupture avec le monde profane tout en impliquant d'entrer dans un espace sacré[74]. C'est ce que Pierre-Yves Bourdil résume en parlant du Tibet comme d'un « lieu privilégié où se révèlent les âmes »[75]. Cet album s'inscrit donc pleinement dans la série, que les philosophes Alain Bonfand et Jean-Luc Marion considèrent comme un long « roman de formation »[76].
Mais outre les phénomènes paranormaux, la peur est également formatrice pour le jeune lecteur, comme le souligne le psychologue Bruno Bettelheim[77]. Comme Le Temple du Soleil quelques années plus tôt, cette nouvelle aventure contient un certain nombre d'étapes qui peuvent être considérées comme un répertoire de ce que Simone Vierne appelle des « entr[ées] dans le domaine de la mort »[78] : accident aérien, montagnes himalayennes, grottes et crevasses, avalanches, tempêtes de neige et rencontre avec le yéti[b 19]. Le questionnement autour de la mort, caractéristique du récit initiatique, est omniprésent dans cet album. D'abord autour de la mort présupposée de Tchang, que craint Tintin tout en ayant la conviction qu'il est toujours en vie, mais également lors de la scène dans laquelle Tintin se retrouve pris au piège du blizzard et finit par tomber dans une crevasse[H 13]. Cette chute s'apparente à la « mort symbolique » du héros, et plus tard son retour à la vie quand il parvient à rejoindre le capitaine par ses propres moyens[b 19].
Par ailleurs, à travers la grotte du yéti, les héros comme les lecteurs semblent pénétrer « dans le domaine de la mort »[78], dont ils ressortent transformés. Par la présence potentielle du yéti, l'obscurité, les ossements, la grotte symbolise le lieu de l'effroi, mais elle constitue finalement le « lieu ultime de l'initiation »[b 20]. À sa sortie, Tchang devient un homme, « quitte la grotte avec une nouvelle vision du monde et apprend la puissance de l'amitié »[b 21]. Pour Tintin, dont l'initiation débute dès les premières pages du récit, la transformation est symbolisée par un changement de vêtements : abandonnant son traditionnel pull bleu, il arbore un gilet vert à la sortie de la grotte[H 30]. Quant au capitaine Haddock, si l'initiation est plus tardive de par sa résistance aux phénomènes paranormaux qui se déroulent pourtant sous ses yeux, il subit trois morts initiatiques qui le transforment lui aussi : la première lorsqu'il est suspendu au bout d'une corde et se montre prêt à se tuer pour sauver son ami Tintin[H 31], la deuxième après l'effondrement de la paroi[H 16] et enfin la dernière lors de la confrontation avec le yéti[H 32]. Si, par son caractère, il semblait déjà initié à l'âge adulte, il apparaît désormais plus ouvert, plus sensible, et comprend que la vérité des choses n'est pas toujours accessible au regard[b 22].
La figure du médium comme économie de la narration
modifierLes phénomènes médiumniques sont relativement présents dans les Aventures de Tintin. C'est le cas du fakir Cipaçalouvishni, dans Le Lotus bleu, qui prédit les dangers qui guettent Tintin, ou de la voyante des Sept Boules de cristal, Madame Yamilah, qui annonce que les membres de l'expédition Sanders-Hardmuth sont sous le coup d'une malédiction inca. L'attirance d'Hergé pour ces personnages vient de leur rôle de « pivot entre des niveaux de réalité différents », permettant ainsi « l'économie de la narration »[79].
Dans Tintin au Tibet, c'est le moine tibétain Foudre Bénie qui tient ce rôle. À plusieurs reprises, il raconte, au moment où elles se déroulent, des actions dont ni les autres personnages ni le lecteur ne peuvent avoir connaissance. Les visions de ce moine en font « le médiateur d'un récit enchâssé qui a la particularité d'être totalement synchrone avec le récit-cadre, et de contenu parfaitement complémentaire ». Cette fonction se rapproche de celle des coupures de presse insérées dans le récit, dans la mesure où le médium supplée la narration principale[79].
L'humour comme une respiration au cœur du récit
modifierSi Tintin au Tibet est avant tout une œuvre teintée de spiritualité et de mélancolie, les gags n'en sont pas exclus[80]. L'historien de la bande dessinée Thierry Groensteen, qui reconnaît lui aussi les valeurs spirituelles et morales de l'album, assure que Tintin au Tibet « représente l'un des sommets du comique hergéen », et déplore que cet aspect soit souvent esquivé dans les études qui lui sont dédiées, « comme si le processus de création de l'œuvre avait exigé que cette dimension fût minorée »[81]. En l'absence des Dupondt[b 11], le comique est essentiellement porté par le capitaine Haddock[80], dont « [l']impulsivité, [la] propension à s'exposer au danger, à déclencher des catastrophes » sont une source inépuisable d'effets comiques[82]. Hergé utilise abondamment l'humour comme un moyen de faire retomber la tension dramatique : le gag agit comme une respiration dans une histoire où les péripéties s'enchaînent[83]. Parmi les nombreux ressorts comiques de sa palette, Hergé utilise régulièrement les accessoires pour faire rire[84]. Ainsi dans Tintin au Tibet, c'est d'abord la tente qui se retrouve au centre de multiples gags : dans un premier temps, le capitaine se prend les pieds dans les tendeurs[H 33], puis celle-ci s'envole, recouvrant entièrement le yéti qui percute alors un rocher[H 34]. Enfin, l'autre tente, la dernière des héros, est fendue en deux après que le capitaine éternue[H 35],[85].
Un autre procédé consiste en un enchaînement de vignettes dans lequel ce qui survient dans la deuxième vignette illustre ou contredit ce qui est dit dans la première. À ce titre, les revirements du capitaine sont récurrents : il change plusieurs fois d'avis au cours de l'album, jurant d'abord qu'il ne suivra pas Tintin dans ses aventures, pour finalement l'accompagner[86]. Par ailleurs, tout en lui faisant courir des dangers, comme à ses compagnons, les penchants alcooliques sont eux aussi une source de gags. À titre d'exemple, le vol de sa bouteille de whisky par le yéti met Haddock dans une telle colère qu'il lui lance une bordée d'insultes et finit par déclencher une avalanche qui le recouvre[H 36],[87].
Enfin, la scène de la grotte revêt elle aussi une forte puissance comique : personnage bruyant par excellence, Haddock est finalement incapable de siffler, stupéfait par la présence du yéti, et ne peut avertir Tintin du retour de la créature. Il décide alors de venir à l'aide de son ami, avant de se faire télescoper par le yéti, mis en fuite par le flash de l'appareil photo (un Leica)[H 37],[88],[13].
Une « démarche proche de la sainteté » ?
modifierTintin, un personnage en quête du Bien
modifierDans les précédents albums, l'intrigue commence par un évènement extérieur qui vient perturber le quotidien des héros. À l'inverse, c'est ici le rêve de Tintin, dans lequel Tchang l'appelle à l'aide, qui agit comme une révélation. C'est dans cette vision que Tintin puise la conviction que son ami a survécu à la catastrophe : le rêve induit donc toute l'action du héros[c 7]. C'est pour cette raison qu'Eudes Girard voit Tintin au Tibet comme une « allégorie moderne et laïcisée du Bon Samaritain »[c 6], car c'est bien « une véritable démarche de sainteté que semble poursuivre Tintin »[c 2]. Plus encore que le sens de l'amitié, c'est la question de la quête du Bien que l'album tend à soulever[c 6].
Si Tintin est prêt à donner sa vie pour sauver celle de son ami, il apparaît dans toute sa faiblesse d'homme. Plusieurs fois proche de renoncer face aux apparences, il trouve finalement la force de se transcender. Sa démarche, née de son propre rêve et de sa foi dans la survie de Tchang, est avant tout solitaire mais à l'image des saints, il semble exercer une autorité morale et c'est par la force qui rayonne de son action que les autres personnages s'engagent eux aussi sur la voie du Bien[c 7]. Le capitaine Haddock, qui affiche dès la première planche de l'aventure son hostilité à la montagne, suit pourtant son jeune ami dans sa quête, tout comme le sherpa Tharkey qui, prêt à abandonner les recherches, décide de continuer pour ne pas faire preuve de lâcheté[c 4] : « Toi jeune sahib blanc, et toi risquer ta vie pour sauver jeune garçon jaune… Moi homme jaune et moi pas vouloir t'aider… Moi me dire moi poltron… Alors, moi faire demi-tour, et revenir vers toi…[H 38] ». Milou lui-même semble marqué par cette transformation mystique : à deux reprises dans l'album, on le voit interpellé en même temps par sa bonne et sa mauvaise conscience[Note 4]. Si la question du devoir se pose fréquemment à lui dans la série, c'est la seule fois qu'elle se manifeste par la présence de son ange gardien et de son démon[c 4],[89].
L'influence des vertus chrétiennes
modifierEn situant son action dans l'Himalaya, au cœur des plus hautes montagnes du monde, Hergé confère à son œuvre et à la quête mystique de son héros une dimension hautement symbolique : la montagne est, par excellence, le lieu du dépassement de soi. Les immensités blanches qui entourent Tintin peuvent être considérées comme une allégorie de la pureté que le héros atteint par son action[c 8]. Comme l'affirme le philosophe Jean-Luc Marion, dans Tintin au Tibet « la montagne ne désigne plus un désert de mort (ni un engloutissement dans les eaux du Déluge), mais le lieu où les choses de l'esprit se manifestent »[90].
Il s'appuie notamment sur les références bibliques et judéo-chrétiennes de l'album pour l'opposer diamétralement à une aventure précédente, L'Étoile mystérieuse. Dans cet album paru en 1942 et que Marion voit « comme une critique en fait extrêmement violente de l'expérience religieuse », Hergé atteignait selon lui le point de son plus grand éloignement par rapport à la foi chrétienne, dans la mesure où la fin du monde et la prophétie y sont moquées. Si Jean-Luc Marion établit un certain nombre de similitudes entre les deux albums (l'avion détruit dans l'Himalaya répond à l'hydravion sauveur de L'Étoile mystérieuse tandis que les deux récits reposent sur la récupération d'une chose perdue, dans un cas le calystène, métal inconnu d'origine extraterrestre, dans l'autre Tchang, l'ami disparu), il distingue le fait que la quête supposée scientifique de l'aérolithe ne tient qu'à l'ego du professeur Calys quand le sauvetage de Tchang « permet à Tintin de faire l'expérience strictement éthique du visage d'un autre que lui-même et d'accéder à une communion accomplie »[90].
En conclusion de l'album, c'est le lama lui-même, venu à la rencontre de Tintin, qui semble lui accorder la sainteté : « Sois béni, Cœur Pur, sois béni pour la ferveur de ton amitié, pour ton audace et pour ta ténacité ![H 39] ». Il confère à chacun des protagonistes un nom spirituel de sorte que les héros de l'aventure semblent incarner les trois vertus théologales de la religion chrétienne : pour son amitié indéfectible, Tintin représente la charité quand le capitaine Haddock, surnommé « Tonnerre grondant » par les lamas, évoque « la foi qui transporte les montagnes ». Enfin, Milou et Tchang peuvent être considérés comme des figures de l'espérance[61]. Cette leçon de l'aventure tirée par le Grand Précieux agit comme une sorte de parabole et Jean-Luc Marion y voit également une évocation du sermon sur la montagne de Jésus de Nazareth[90].
L'allusion biblique est encore renforcée par les indications chronologiques apportées par Hergé dans son récit, et dont l'une est répétée : partant de la lamaserie pour le dernier épisode de sa quête, Tintin met trois jours pour rejoindre Charahbang, le village tibétain proche de la montagne nommée le museau du yack, où le yéti est supposé retenir Tchang, et de nouveau trois jours pour atteindre l'entrée de la grotte où son ami est retenu. Pour Eudes Girard, ces trois jours à répétition renvoient aux trois jours que Jonas passe dans le ventre de la baleine, et aux trois jours qui séparent la Passion du Christ de sa Résurrection[c 9] : « Car, comme Jonas fut dans le ventre du cétacé trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. Mt 12,40 »
Pour toutes ces raisons, Tintin au Tibet peut être lu comme « un véritable pèlerinage spirituel qui renverse la perspective d'Aufklärung qui dominait L'Étoile mystérieuse »[90].
L'appel de l'autre et l'ouverture sur le monde
modifierComme dans Le Temple du Soleil et L'Affaire Tournesol, Tintin s'engage dans l'aventure en répondant à l'appel d'un de ses amis, ce qui constitue selon le philosophe Martin Legros le « geste éthique fondamental » de ce personnage. L'appel de Tchang, ressenti dans son cauchemar, ne cesse de résonner en lui comme un devoir irrépressible. Après ce rêve, « [i]l semble acquis pour tous que Tintin est insensé. Il s'en tient à la logique de son rêve. Il a vu Tchang qui l'implorait. Depuis, il vit dans un monde auquel les autres n'accèdent pas[91] ». Mais en répondant à cet appel, Tintin ne se sacrifie pas pour une cause ou pour une loi abstraite, dans la mesure où il « s'accomplit lui-même en faisant le bien ». Martin Legros considère donc que Tintin n'est pas un héros kantien car son devoir n'est pas vécu « sous la forme d'une contrainte qui l'empêcherait de réaliser ses désirs les plus profonds ». En ce sens, à travers son héros, Hergé propose de « réconcilier l'éthique des vertus d'Aristote et la morale du devoir de Kant »[92]. Tintin au Tibet questionne ainsi l'humanité, de même que la notion de charité, dans la mesure où la noblesse de la démarche de Tintin est entièrement désintéressée. Mais cette charité n'est pas du seul fait du héros : c'est l'amour de Tintin qui pousse le capitaine à envisager le suicide pour que son jeune ami puisse survivre[57].
Aussi, publié bien après Tintin au Congo, dont la parution débute en 1931 dans Le Petit Vingtième, Tintin au Tibet marque l'évolution profonde de la vision d'Hergé sur les peuples non européens. Par son respect des coutumes tibétaines autant que du yéti, son ouverture à l'altérité s'étend même à l'animal. À travers son album, Hergé exprime que « même l'innommable peut être bon »[93], ce que relèvent également l'historien Laurent Deshayes et le sociologue Frédéric Lenoir, pour qui le thème de l'amitié entre Tintin et Tchang, mais également entre Tchang et le yéti, renvoie à la compassion et à l'altérité : « il faut dépasser la peur de la différence de l'autre pour découvrir les forces d'amour et de bonté qui résident en lui »[93].
L'ouverture à l'altérité de Tintin témoigne également de celle de son auteur, dont le regard sur le monde évolue tout au long de la série. L'historien Pascal Ory souligne une différence de traitement de la figure du médium : dans Le Lotus bleu, le fakir était présenté comme « un phénomène de fête foraine » tandis que le moine Foudre Bénie est ici présenté comme « sage atypique », ce qui conduit Ory à affirmer qu'Hergé est passé « d'un orientalisme de colonisation à un orientalisme de mondialisation »[94]. Comme l'affirme l'essayiste Raphaël Enthoven, « du Lotus bleu (où il déconstruit les préjugés occidentaux sur les Chinois) aux Bijoux de la Castafiore (où il sauve les Roms de l'opprobre), en passant par Coke en stock ou Tintin au Tibet, peu d'auteurs ont autant œuvré contre le racisme »[95].
La « marche de la purification »
modifierL'universitaire Pascal Robert, qui étudie la place de la marche à pied, qualifiée de « degré zéro de la logistique », dans Les Aventures de Tintin, considère que sa représentation dans l'aventure agit comme une « (double) leçon offerte par Hergé »[96]. Il voit la marche de Tintin vers l'épave de l'avion puis la caverne du yéti comme une « marche de la purification » dans la mesure où c'est à travers cette activité difficile, éprouvante et qui comporte de nombreux pièges en haute montagne, que le héros atteint son but, sans l'intermédiaire des machines. L'ascension vers Tchang résonne comme la quête d'une plus grande pureté[96].
Sur un autre plan, la marche offre une leçon d'humilité. Quand le capitaine se lance en tête du groupe au début de l'ascension, dans une attitude désinvolte et quelque peu « fier à bras », il est progressivement rattrapé par les autres et bientôt dépassé. À travers cette scène humoristique, Hergé délivre à son lecteur une leçon : « il ne suffit pas de courir ou d'aller vite, mais d'arriver à temps, en mesurant son effort et en solidarité avec les autres », ce que le capitaine découvre en définitive quand il envisage de couper la corde qui le retient à Tintin pour préserver son jeune ami[96].
Le yéti, véritable héros de l'histoire ?
modifierUne créature menaçante au cœur du récit
modifierLes carnets de notes d'Hergé montrent qu'il souhaitait bâtir son scénario autour du yéti et que cette idée a précédé celle de l'accident d'avion survenu à Tchang. L'auteur voulait avant tout que son héros rencontre la créature et la catastrophe ne semble qu'un « prétexte »[97]. Il faut pourtant attendre la 23e planche de l'album pour voir apparaître la première allusion à « l'abominable homme des neiges ». Thierry Groensteen relève l'utilisation par Hergé d'un procédé narratif digne des films d'épouvante et qui consiste à « différer le plus possible la révélation de la bête supposée monstrueuse et menaçante », tout en « [faisant] constamment sentir autour des personnages sa présence d'autant plus obsessionnelle qu'elle demeure invisible ou presque »[97]. En effet, dès lors que la couverture montre Tintin, Haddock et Tharkey observant les traces de pas du yéti dans la neige, le lecteur « ne peut s'empêcher de guetter les premiers indices de la présence du monstre », qui sont livrés de manière graduelle. Dans l'album, les personnages entendent d'abord le cri du yéti, avant de découvrir l'empreinte de ses pas. Lors de la première rencontre entre Tintin et la créature, celle-ci n'apparaît pas distinctement et la tempête de neige fait que Tintin le prend pour le capitaine. Ensuite, Haddock aperçoit le yéti à travers ses jumelles, mais celui-ci n'est pas montré au lecteur, de même que pour la vision du moine Foudre Bénie quelques planches plus tard. Dans la 42e planche, seuls les pieds de la créature, recouverte par la toile de tente des héros, sont visibles, et ce n'est qu'à la 57e planche, soit à cinq pages de la fin de l'album, que le lecteur peut découvrir l'image de l'homme des neiges[97].
Le philosophe Michel Serres considère également le yéti comme l'autre héros de l'album, et évoque la possible réversibilité du récit. En effet, Tchang est arraché à Tintin par l'accident de l'avion au début de l'album, et finalement Tintin vient l'arracher aux mains du yéti à la fin de l'histoire. Aux pleurs de Tintin après l'annonce de la catastrophe répondent les lamentations de la créature, seule dans la montagne. Michel Serres affirme que cette réversibilité se matérialise sur le plan graphique : la première vignette montre Tintin de face, marchant dans la montagne, tandis que la dernière montre le yéti de dos[c 4].
Un personnage plus proche de l'homme que de la bête ?
modifierPar ailleurs, l'image du yéti présentée par Hergé est loin de celle communément retenue de « l'abominable homme des neiges ». Tchang lui-même explique à la fin de l'album : « Et pourtant, je t'assure, Tintin, il a agi avec moi d'une telle façon que je me suis parfois demandé si ce n'était pas un être humain[H 40] ». Le yéti fuit les hommes en même temps qu'il ne cesse d'être fasciné par eux. S'il ne se montre pas aux hommes, il continue de rôder autour de la carcasse de l'avion après l'accident, de même qu'autour du campement de Tintin ensuite[e 9]. Dans la dernière planche, le héros prend conscience de la force qui attachait Tchang au yéti dans le cri déchirant que pousse ce dernier. En délivrant son ami, Tintin renvoie la bête à son animalité, « la privant du seul miroir humain qu'on lui a jamais tendu »[e 10]. Au cours de l'aventure, le sherpa Tharkey révèle à ses compagnons que le yéti a l'habitude de tuer puis de dévorer les hommes qu'il rencontre, cependant la bête parvient à dépasser son désir cannibalique et à le changer en un regard d'amour en refusant de manger Tchang. Ce faisant, il accède à l'humanité, selon l'analyse de Jean-Marie Apostolidès[e 10].
D'après le critique Eudes Girard, le yéti est donc le véritable homme de Bien de l'album, dans la mesure où c'est lui qui soigne et nourrit Tchang après la catastrophe aérienne, alors que les sherpas seraient arrivés trop tard pour le sauver. En ce sens, le yéti peut être vu comme une transposition de la figure biblique de la baleine qui, tout en emprisonnant Jonas, le sauve de la noyade[c 10]. De même, tel le Bon Samaritain de la Bible, le yéti a mauvaise réputation. L'album pose donc la question du véritable Bien, qui peut surgir en chaque être, y compris là où on ne l'attend pas[c 10].
D'une certaine manière, Hergé présente le yéti comme il avait présenté Ranko, le gorille de L'Île Noire. Tous les deux se révèlent être des créatures sensibles, victimes de la peur irraisonnée qu'ils inspirent aux hommes, loin de l'horrible bête décrite par tout le monde. L'un comme l'autre sont inspirés de King Kong, personnage qui n'est finalement pas aussi monstrueux qu'il en a l'air[13].
Différents degrés d'interprétation
modifierDans son étude Les Métamorphoses de Tintin, Jean-Marie Apostolidès soumet l'idée que « tout l'album a pour centre secret le thème du cannibalisme ». Dans son interprétation, il considère que Tchang, nourri par le yéti avec de petits animaux qu'il se force à manger malgré sa répugnance, a pu partager la chair humaine avec la créature. La question reste en suspens dans la mesure où « chaque fois qu'il pourrait connaître ce qui se passe entre le monstre et lui, Tchang se laisse emporter comme un enfant et il tombe dans une demi-inconscience »[e 11]. Jean-Marie Apostolidès présente également le yéti comme le jumeau secret du capitaine Haddock, avec qui il partage la même avidité orale, mais aussi l'incarnation de la part d'ombre de Tintin lui-même[e 12]. Le capitaine, découvrant cette gémellité, « transforme la quête en un règlement de compte entre eux deux »[e 13]. De son côté, Jean-Marie Floch en fait un double négatif de Bianca Castafiore : la cantatrice perturbe le premier bivouac par l'apparition de sa voix dans le transistor tandis que le yéti se manifeste lors du second bivouac. La Castafiore et l'homme des neiges partagent donc la même puissance vocale que le capitaine abhorre[98].
D'après Thierry Groensteen, c'est bien du capitaine Haddock que se rapproche la figure du yéti car les deux personnages partagent les mêmes traits communs : outre leur pilosité et un goût certain pour l'alcool, leur apparence bourrue (pour le capitaine) ou menaçante (pour le yéti) dissimule une profonde humanité. Ce sont aussi deux êtres bruyants : si le yéti se manifeste par des cris sauvages, le capitaine « ne cesse de provoquer des explosions sonores, aux conséquences quelquefois dévastatrices ». Groensteen relève son cri de douleur quand sa barbe se coince dans la fermeture éclair de son duvet, l'avalanche provoquée par ses injures, l'explosion du réchaud à gaz, l'éternuement qui provoque le déchirement de la tente, son mouchage qui met en fuite le yéti ou encore son essai de la trompe portée par les lamas[97]. Haddock commence par ne pas croire à l'existence de la bête, mais c'est finalement la découverte de sa bouteille de whisky, vidée par l'homme des neiges, qui lui en apporte la preuve. À ce moment d'ailleurs, le capitaine réagit en poussant un cri désarticulé, qui n'appartient pas au langage humain et l'associe de fait au yéti. Dès lors, sa rencontre et l'affrontement à venir deviennent pour le capitaine une motivation personnelle qui se superpose à la recherche de Tchang et le décide à suivre Tintin malgré ses réticences[97].
Pour Jean-Marie Apostolidès, un autre trait de la figure « ogresque » du capitaine est visible dans l'épisode où les enfants de Katmandou l'incitent à avaler du piment rouge en train de sécher sur des tapis étalés dans la rue. Dans son interprétation, le piment rouge s'apparente à « un fruit défendu » qu'on ne peut consommer cru et qu'il convient d'accommoder, et devient alors un substitut de chair humaine crue[e 14]. En cela, Haddock partage avec le yéti le thème de la dévoration et du cannibalisme[e 13].
La figure du yéti inspire également à Michel Serres une critique de la « société du spectacle » : l'insistance du capitaine pour que Tintin prenne une photographie de la créature semble illustrer « l'avidité du voyeur qui recherche avant tout le spectaculaire ». De même, quand Tintin tente de raconter son aventure au Grand Précieux, après avoir été soigné à la lamaserie, il n'arrive pas à formuler le but réel de son expédition. Ainsi le véritable Bien est insaisissable et ne peut s'exposer, il se dérobe à toute explication car seule une force impérieuse appelle à l'accomplir[c 11].
Autres thèmes abordés
modifierL'abandon perpétuel
modifierSelon Jean-Marie Apostolidès, au-delà de la figure de l'enfant abandonné, Tintin au Tibet développe plus largement le thème de l'abandon perpétuel[e 15]. Prisonnier du yéti, Tchang appelle au secours mais personne ne peut l'entendre car « il est perdu dans un royaume de silence et de mort ». Seul Tintin répond finalement à cet appel, accomplissant au cours de l'aventure « le même retour en arrière » que son ami. Peu à peu, tout l'abandonne et le héros se retrouve presque seul devant la « Déesse blanche » incarnée par une montagne qui engloutit sa proie[e 15].
En se portant au secours de Tchang, Tintin choisit de quitter le confort de la ville, puis c'est la technique qui l'abandonne : aucun avion ne pouvant approcher du lieu de la catastrophe, c'est à pied que l'expédition doit tenter de l'atteindre. Les porteurs abandonnent cette même expédition aussitôt qu'ils voient les traces du yéti, ce qui oblige le trio restant, composé de Tintin, le capitaine et Tharkey, à se répartir une partie de la charge et à laisser le reste sur place. Toute forme d'équipement disparaît peu à peu : Haddock fait exploser le réchaud à alcool, la tente principale s'envole puis celle de secours se déchire. Les héros n'ont d'autre choix que d'amorcer la descente et avancer pour assurer leur survie, sans pouvoir dormir ni manger, mais après l'équipement ce sont les hommes qui font défaut : Tharkey choisit de renoncer puis c'est au tour du capitaine de refuser d'avancer. Milou lui-même, qui incarne pourtant la fidélité à son maître, le trahit en préférant savourer un os plutôt que de porter le message de secours à la lamaserie[e 15].
Tous ces abandons sont néanmoins dépassés : Tharkey, Haddock et Milou reviennent tour à tour renouer les liens qu'ils voulaient défaire[e 15].
Omniprésence de la nourriture et de la boisson
modifierThierry Groensteen relève que dans 25 des 62 planches de l'album, les personnages sont préoccupés par la faim, la soif, d'aliments ou de boisson[97]. En premier lieu, l'alcool est omniprésent, mais ce n'est pas du simple fait du capitaine Haddock, dont le penchant pour le whisky est bien connu[99]. Cette boisson est d'ailleurs l'objet de plusieurs gags dans l'album, du sac à dos du capitaine rempli de bouteilles à l'ivresse de Milou et du yéti après avoir absorbé le breuvage en passant par le bris de presque toutes les bouteilles quand le capitaine percute le chörten dont le sommet tombe sur son sac[97].
Outre le whisky, trois autres boissons alcoolisées sont mentionnées dans l'album. Au début du récit, le professeur Tournesol, toujours aussi sourd et distrait, croit comprendre que Tintin a bu du champagne alors que son chagrin vient de la disparition de Tchang. Plus tard, Haddock apprend, au cours d'un dialogue avec l'un des porteurs de l'expédition, que « tchang » est aussi le nom d'une bière tibétaine très forte. Enfin, Tintin utilise le cognac pour obtenir un revirement du capitaine quand celui-ci semble décidé à quitter l'aventure[97].
D'autre part, la représentation de Tintin, Haddock et Tournesol attablés pour déjeuner au début de l'album fait figure d'exception dans la mesure où les scènes de repas sont extrêmement rares dans la série. Plus encore, le thème de la faim est omniprésent dans le récit, et ce dès les premières pages quand Tintin déclare sa « faim de loup », ce que comprend bien le capitaine qui lui aussi « meurt de faim »[97]. Par ailleurs, la difficulté de se nourrir dans le milieu hostile que constitue la montagne est parfaitement mise en lumière dans l'album. Quand Tintin demande à Tharkey de le mener sur les lieux de l'accident, celui-ci refuse dans un premier temps, en évoquant qu'il n'est pas possible que Tchang ait survécu tant de jours à haute altitude puisqu'il n'y a rien à manger. De fait, dans la suite de l'aventure, la nourriture est mise à mal : un fruit pourri s'écrase sur la tête de Tintin[H 41], la tsampa renversée éclabousse la figure du capitaine[H 42], les enfants de Katmandou lui font goûter du piment rouge séché[e 1], Milou trouve dans les décombres de l'avion un poulet gelé et donc immangeable[H 43], le capitaine fait exploser le réchaud en voulant confectionner du porridge[H 44], enfin la collation servie aux trois héros dans la lamaserie est renversée par Haddock, pris d'un accès de colère[H 45],[97].
Adaptations, mémoire et postérité
modifierAdaptations
modifierEntre 1959 et 1963, la radiodiffusion-télévision française présente un feuilleton radiophonique des Aventures de Tintin de près de 500 épisodes, produit par Nicole Strauss et Jacques Langeais et proposé à l'écoute sur la station France II-Régional[Note 5]. La diffusion de Tintin au Tibet s'étale sur vingt-et-un épisodes. Elle débute le et s'achève le suivant. Réalisée par René Wilmet, sur une musique de Vincent Vial, cette adaptation fait notamment intervenir Maurice Sarfati dans le rôle de Tintin et Jacques Hilling[100],[101].
En 2023, une nouvelle adaptation radiophonique est enregistrée par France Culture[102]. Il s'agit du septième album adapté par cette station de radio, en coproduction avec la Comédie-Française et la société Tintinimaginatio, mais contrairement aux premières histoires adaptées en feuilleton, il s'agit cette fois d'un concert-fiction organisé le au studio 104 de Radio France. L'adaptation de Katell Guillou, réalisée par Benjamin Abitan sur une musique originale d'Olivier Daviaud, orchestrée par Didier Benetti, est interprétée par les musiciens de l'Orchestre national de France, dirigés par Rebecca Tong. Le personnage de Tintin est interprété par Noam Morgensztern, le capitaine Haddock par Thierry Hancisse, Milou par Marina Cappe et Tharkey par Clément Bresson. Christian Gonon prête sa voix au Grand Précieux, Pierre Louis-Calixte joue les rôles de Foudre Bénie, Tcheng Li-Kin et d'un employé de l'hôtel des Sommets. Tchang est interprété par Claire de la Rüe du Can, qui joue également la propriétaire du chien pékinois à l'hôtel des sommets et la femme de chambre enrhumée[103],[102]. Le concert-fiction est diffusé en trois épisodes sur France Culture en dans l'émission Théâtre & Cie et disponible en podcast à partir du [103],[104].
Tintin au Tibet est ensuite repris en 1992 dans la série animée Les Aventures de Tintin, un ensemble de trente-neuf épisodes dont les no 32 et 33 sont consacrés à cette aventure[105].
L'album fait aussi l'objet en 1994 d'une adaptation en jeu vidéo, éditée par Infogrames. Cette adaptation est jouable sur Super Nintendo, Mega Drive, Game Gear, Game Boy et PC. En 2001, une version du jeu est disponible sur Game Boy Color[106]. Il s'agit d'un jeu de plates-formes puisque le joueur déplace Tintin au sein de différents tableaux correspondant à certains épisodes de l'album. Le jeu fait l'objet d'une critique assez positive de la part de la presse spécialisée[107].
Par ailleurs, à la fin des années 1990, le réalisateur belge Jaco Van Dormael travaille sur un projet d'adaptation cinématographique de l'album[d 14], après avoir reçu l'accord de principe de la société Moulinsart[108]. Le réalisateur souhaite travailler avec des personnages réels évoluant dans des décors en images de synthèse et envisage de confier le rôle de Tintin à l'acteur américain Macaulay Culkin. Le projet est finalement abandonné, la société Moulinsart ne donnant pas suite à la proposition de Van Dormael[109].
Une œuvre apolitique devenue emblématique
modifierContrairement à ses habitudes, Hergé ne fait aucunement allusion au contexte politique de son époque dans cet album. Pourtant, le Tibet vit alors une série de bouleversements historiques. L'intervention militaire chinoise en 1950 marque le début de la campagne menée par la Chine pour prendre le contrôle du territoire tibétain. Cela entraîne des mouvements de révolte, puis un soulèvement en 1959. Quand le dalaï-lama s'enfuit en Inde, en mars de la même année, la parution des planches de Tintin au Tibet a débuté depuis quelques mois en Belgique. Il est donc trop tard pour que cet évènement soit abordé dans le récit, mais surtout, ce n'est pas le but recherché par Hergé[11].
Comme l'indique Benoît Peeters, l'auteur souhaite avant tout mettre en lumière le yéti, la recherche de Tchang et la haute montagne, ce qui explique pourquoi le Tibet n'est pas traité de manière politique mais plutôt comme une contrée mythique. Le critique Philippe Goddin partage cette analyse : « le contexte tibétain n'était pas essentiel : Hergé voulait amener Tintin dans une région, au sens vague, où existait une culture, une croyance, qui l'intéressaient, et qui aura une grande importance dans la suite de sa vie, lorsqu'il se tournera vers les philosophies orientales.[11] »
Paradoxalement, bien qu'Hergé n'ait pas souhaité donner une couleur politique à son récit, c'est sous l'impulsion de sa veuve, Fanny Rodwell, qu'il sera finalement érigé en emblème de la cause tibétaine. En 1994, Bruxelles accueille l'exposition « Au Tibet avec Tintin », inaugurée par le dalaï-lama en personne et qui réunit la bande dessinée et la défense de la culture tibétaine. L'album devient donc emblématique d'une cause sans que cela figure dans l'intention de son auteur : le journaliste Philippe Paquet constate que « cet album a joué un rôle central dans l'intérêt pour cette partie du monde, grâce à son pouvoir évocateur considérable »[11]. Cette même exposition se tient sous le titre « Naar Tibet met Kuifje » au Musée d'ethnologie de Leyde du au [k 13].
Récompenses
modifierLe dalaï-lama, chef temporel et spirituel du gouvernement tibétain en exil, remet le , à Bruxelles, le prix Lumière de la vérité à la Fondation Hergé. Ce prix, un des plus prestigieux du mouvement tibétain Campagne internationale pour le Tibet (ICT), récompense sa contribution significative à la reconnaissance internationale du Tibet. Tintin au Tibet a en effet permis de faire connaître ce pays et ses traditions à de nombreux lecteurs à travers le monde, de la même façon que le roman Les Horizons perdus et son monastère de Shangri-La, de James Hilton, paru en 1933, qui lui aussi favorisa l'intérêt du public pour le Tibet[28],[110].
Par ailleurs, le dalaï-lama fait une lecture de Tintin au Tibet en anglais, en 2003, à Dharamsala[28].
En 2012, l'album est classé à la première place du classement des cinquante bandes dessinées essentielles, établi par le magazine Lire[111].
Autour de l'album
modifierEn 1992, une catastrophe similaire à celle de l'album se produit : le vol 311 de la Thai Airways International s'écrase dans la région de Langtang, soit dans le même massif du Gosainthan où s'écrase le DC-3 de Tchang dans la bande dessinée. Aucun passager ne survit à cet accident[26].
Dans le film Malabar Princess, réalisé en 2004 par Gilles Legrand et qui s'inspire de l'accident de l'avion du même nom, le personnage de Gaspard, incarné par Jacques Villeret, lit la bande dessinée Tintin au Tibet à son petit-fils[13].
En 2010, une série documentaire de cinq films, « Sur les traces de Tintin », coproduite par Gedeon Programmes, la société Moulinsart et Arte, retrace les aventures de Tintin à travers le monde, à la recherche des décors, des monuments, des costumes et des traditions qui ont inspiré son auteur. Florence Tran en réalise le cinquième et dernier épisode, tourné au Népal et consacré à Tintin au Tibet[112].
Notes et références
modifierNotes
modifier- Franz Niklaus Riklin (1909-1969) est le fils de Franz Riklin (1878-1938), lui-même psychiatre et qui a collaboré avec Carl Gustav Jung sur la méthode des associations de mots. Voir (en) Kirsch, Thomas B., The Jungians : A Comparative and Historical Perspective, Routledge, , p. 15.
- La statue photographiée par Heinrich Harrer et qui pourrait avoir inspirée celle que découvre le capitaine dans la lamaserie est visible ici.
- L'édition belge du magazine Tintin recommence la numérotation à chaque année tandis que la numérotation se poursuit d'une année sur l'autre dans la version française.
- La première fois, Milou est tenté de boire le whisky qui s'écoule du sac du capitaine, dans lequel une bouteille s'est brisée. Il cède à la tentation et se rend ivre, ce qui l'amène à chuter dans un torrent duquel il est sauvé in extremis par Tintin. La deuxième fois, il hésite entre son devoir de porter le message d'aide écrit par Tintin après l'avalanche et un énorme os qui se présente à lui. Il cède une nouvelle fois à son démon, mais se reprend ensuite pour alerter les moines tibétains du danger que court son maître et ses amis. Voir Tintin au Tibet, planche 19 et planches 45-46.
- Chaîne de radio dont la fusion avec France I entre octobre et décembre 1963 aboutit à la création de la station France Inter.
Références
modifier- Version en album de Tintin au Tibet :
- Tintin au Tibet, planches 1 et 2.
- Tintin au Tibet, planche 2, lignes 3 et 4 et planche 3, lignes 1 et 2.
- Tintin au Tibet, planche 3, ligne 4 et planche 4, lignes 1 et 2.
- Tintin au Tibet, planche 5, ligne 1.
- Tintin au Tibet, planches 5 et 6.
- Tintin au Tibet, planches 7 à 9.
- Tintin au Tibet, planche 10, case B2.
- Tintin au Tibet, planches 12 à 14.
- Tintin au Tibet, planche 18.
- Tintin au Tibet, planches 19 et 20.
- Tintin au Tibet, planches 22 à 24.
- Tintin au Tibet, planche 30.
- Tintin au Tibet, planche 31.
- Tintin au Tibet, planche 35.
- Tintin au Tibet, planches 36 à 41.
- Tintin au Tibet, planche 43.
- Tintin au Tibet, planche 47.
- Tintin au Tibet, planche 50.
- Tintin au Tibet, planches 52 et 53.
- Tintin au Tibet, planches 55 à 57.
- Tintin au Tibet, planches 58 et 59.
- Tintin au Tibet, planche 61.
- Tintin au Tibet, planche 62.
- Tintin au Tibet, planche 1.
- Tintin au Tibet, planche 7.
- Tintin au Tibet, planche 16, cases B2, B3 et C1.
- Tintin au Tibet, planche 37, case C3.
- Tintin au Tibet, planche 62, case A1.
- Tintin au Tibet, planche 6.
- Tintin au Tibet, planche 58.
- Tintin au Tibet, planche 40.
- Tintin au Tibet, planche 57.
- Tintin au Tibet, planche 17, case A3.
- Tintin au Tibet, planche 41, case D3 et planche 42, case A1 et B1.
- Tintin au Tibet, planche 42, case D3.
- Tintin au Tibet, planche 26.
- Tintin au Tibet, planches 56 et 57.
- Tintin au Tibet, planche 41, case C1.
- Tintin au Tibet, planche 61, case C1.
- Tintin au Tibet, planche 62, case C.
- Tintin au Tibet, planche 22.
- Tintin au Tibet, planche 23.
- Tintin au Tibet, planche 29.
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- Tintin au Tibet, planche 52.
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Annexes
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Bibliographie
modifierAlbum en couleurs et ouvrages consacrés
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- Eudes Girard, « Une lecture de Tintin au Tibet », Études, t. 411, 2009/7-8, p. 77-86 (lire en ligne).
- Paul Gravett (dir.), « De 1950 à 1969 : Tintin au Tibet », dans Les 1001 BD qu'il faut avoir lues dans sa vie, Flammarion, (ISBN 2-08-127773-5), p. 217.
Ouvrages sur Hergé
modifier- Pierre Assouline, Hergé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », , 820 p. (ISBN 978-2-07-040235-9).
- Benoît Peeters, Hergé, fils de Tintin, Paris, Flammarion, coll. « Champs biographie », , 629 p. (ISBN 978-2-08-126789-3, lire en ligne). .
- Numa Sadoul, Tintin et moi : entretiens avec Hergé, Paris, Flammarion, coll. « Champs » (no 529), (1re éd. Casterman, 1975), 301 p. (ISBN 978-2-08-080052-7).
- (en) Harry Thompson, Tintin : Hergé and His Creation, Londres, Hachette UK, , 336 p. (ISBN 978-1-84854-673-8, lire en ligne).
Ouvrages sur l'œuvre d'Hergé
modifier- Jean-Marie Apostolidès, Les métamorphoses de Tintin, Paris, Flammarion, coll. « Champs », (1re éd. 1984), 435 p. (ISBN 978-2-08-124907-3).
- Collectif (trad. de l'italien), Tintin à la découverte des grandes civilisations, Paris, Le Figaro, Beaux Arts Magazine, , 128 p. (ISBN 978-2-8105-0029-1).
- Collectif, Les personnages de Tintin dans l'histoire : Les événements qui ont inspiré l'œuvre d'Hergé, vol. 2, Le Point, Historia, , 130 p. (ISBN 978-2-89705-104-4).
- Collectif, Tintin et les forces obscures, Historia / Le Point, , 130 p. (ISBN 978-2-89705-199-0).
- Collectif, Le rire de Tintin : Les secrets du génie comique d'Hergé, L'Express, Beaux Arts Magazine, , 136 p. (ISSN 0014-5270).
- Collectif, Tintin et le trésor de la philosophie, vol. Hors-série, Philosophie Magazine, , 100 p. (ISSN 2104-9246).
- Michael Farr, Tintin : Le rêve et la réalité, Bruxelles, Éditions Moulinsart, , 205 p. (ISBN 978-2-930284-58-3).
- Pierre Fresnault-Deruelle, Hergé, ou le secret de l'image : Essai sur l'univers graphique de Tintin, Bruxelles, éditions Moulinsart, , 142 p. (ISBN 978-2-930284-18-7, OCLC 42821166).
- Thierry Groensteen, Le rire de Tintin, Éditions Moulinsart, , 116 p. (ISBN 978-2-87424-108-6, lire en ligne).
- Geoffroy Kursner, Hergé et la presse : Ses bandes dessinées dans les journaux du monde entier, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, , 616 p. (ISBN 978-2-87449-921-0).
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- Volker Saux, « Un Tibet vu de très loin », dans Tintin : Les arts et les civilisations vus par le héros d'Hergé, Geo, Éditions Moulinsart, (ISBN 978-2-8104-1564-9), p. 118-125.
- Pierre Sterckx, L'art d'Hergé : Hergé et l'art, Paris, Éditions Gallimard, Éditions Moulinsart, , 240 p. (ISBN 978-2-07-014954-4).
Articles connexes
modifierLiens externes
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