Utilisateur:Ce vieux whiskypédien/Brouillon

Pangramme du juge blond - 1921
Le pangramme du juge blond tel qu’il figure dans la « Causerie dactylographique » de Charles Triouleyre publiée dans le numéro de novembre 1921 du mensuel L’Employé, p. 88[1].

La phrase Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume est un pangramme (court énoncé utilisant toutes les lettres de l’alphabet). Sans être le plus ancien ni le plus court, c’est sans doute le plus célèbre des pangrammes en langue française. Parfois attribué à tort à l’écrivain Georges Perec, il est en fait attesté dès 1921 comme exercice de dactylographie et a été popularisé par les méthodes enseignant cette technique. Plusieurs auteurs se sont intéressés à ce pangramme sous l’angle de la contrainte littéraire et l’ont soumis à divers types de réécriture.

Caractéristiques modifier

Ce pangramme est remarquable de simplicité, compte tenu du nombre de qualités qu’il combine et concentre en 37 lettres.

  • Des qualités graphiques :
    • pangrammatiquement, non seulement il remplit la condition nécessaire et suffisante d’utiliser toutes les lettres de l’alphabet[n. 1], mais il respecte la contrainte supplémentaire d’être hétéroconsonantique, c’est-à-dire qu’aucune consonne graphique n’y est utilisée plus d’une fois ;
    • typographiquement, il est épuré, les lettres n’étant encombrées d’aucun signe de ponctuation interne ni autre signe typographique (apostrophe, trait d’union), ni même de signe diacritique (accent, tréma, cédille) ;
    • quantitativement, avec ses 37 lettres, il est relativement court pour un pangramme réunissant toutes les autres qualités.
  • Des qualités linguistiques :
    • métriquement, il constitue un alexandrin classique, avec césure à l’hémistiche ;
    • syntaxiquement, il constitue une phrase simple, régulière et complète ;
    • lexicalement, il n’utilise que des mots du vocabulaire courant (le plus « exotique » étant le très usuel « whisky »), sans recours à des expédients douteux tels que noms propres, mots étrangers, abréviations, sigles ou chiffres romains ;
    • sémantiquement, il constitue un énoncé clair, cohérent et autosuffisant.
  • Des qualités pragmatiques :
    • mnémotechniquement, toutes ces qualités le rendent facile à retenir.

Si l’on néglige de minimes défauts à l’œil (absence de la version minuscule de la lettre p) et à l’oreille (présence d’un hiatus), la somme de ces attributs justifie qu’on l’ait qualifié de « modèle du genre[2] », voire de « chef-d’œuvre du genre[3] ».

Origine modifier

Les circonstances précises de la création de cet alexandrin sont obscures, mais on a avancé quelques hypothèses sur son origine.

Un défi entre poètes ? modifier

Voici d’abord un exemple d’explication anecdotique qui n’est étayée par aucune référence :

« On raconte qu’au cours d’un cénacle, il fut décidé entre poètes de composer un alexandrin comprenant les 26 lettres de l’alphabet. Tel poète donna la réponse. La scène se passe dans une réunion de magistrats et le patron du café dit au garçon : Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume. Il paraît que les fondeurs de caractères d’imprimerie se servent de cet alexandrin à titre d’essai[4]. »

Perec n’est le père modifier

L’alexandrin du juge blond est souvent prêté, à tort, à Georges Perec (1936-1982)[3],[5]. S’il est vrai que cet écrivain oulipien s’est amusé à le détourner (voir sa réécriture ci-dessous), il ne s’en est pas attribué la paternité, comme le montre cette citation où il indique plutôt où il l’a probablement puisé :

« un exemple au moins [de l’art pangrammatique] est familier à tous ceux qui ont ouvert une méthode de dactylographie — Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume[6]. »

À propos de la même phrase, Perec a aussi dit :

« C’est ce qu’on apprend quand on fait ce qu’on appelle des méthodes de dactylographie, c’est la dernière phrase qu’on apprend[7]. »

Une gamme pour dactylographes modifier

Photo en noir et blanc d’un homme assis devant une table sur laquelle est posée une machine à écrire et regardant l’objectif.
Un champion français de dactylographie en 1926.

Ce pangramme est en effet souvent évoqué en référence à l’apprentissage de la dactylographie[8],[9],[10],[11]. Les pangrammes jouaient le même rôle pour les dactylographes que les gammes pour les pianistes : un exercice de souplesse et de vélocité des doigts sur le clavier.

La question qui se pose est alors, selon Claude Gagnière :

« à quel génial professeur de dactylographie sommes-nous redevables de la superbe phrase ci-dessous — un modèle du genre — que toute dactylo connaît par cœur puisqu’elle fait appel à chacune des touches du clavier de la machine à écrire[2] ? »

La plus ancienne attestation connue[12],[13] se trouve dans un article intitulé « Causerie dactylographique », signé par « Charles Triouleyre, champion des dactylographes français » et publié dans le numéro de novembre 1921 du mensuel L’Employé, « organe mensuel du Syndicat des employés du commerce et de l’industrie et de la Fédération française des syndicats d’employés catholiques ». Dans cet article, Triouleyre, fort de l’autorité conférée par le titre de champion national remporté quelques mois auparavant, prodigue à ses lecteurs des conseils pour se perfectionner à la machine à écrire, en particulier pour améliorer sa vitesse. Comparant sa méthode d’entraînement à celle d’un pianiste qui fait quotidiennement ses gammes pour se délier les doigts, il propose plusieurs phrases-gammes à répéter :

« Vous choisissez quelques phrases que vous répétez chacune pendant une minute en notant les résultats obtenus soit en nombre de mots, soit en nombre de frappes.
Je donne ci-après quelques exemples de ces phrases :
a) Phrase contenant toutes les lettres de l’alphabet :
Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume[1]. »

Au milieu du XXe siècle, le même Triouleyre publiera une Méthode pour l’acquisition et l’amélioration de la vitesse et de la régularité dactylographiques, qui sera rééditée au moins huit fois de 1950 à 1974. Dans cet ouvrage, le pangramme du juge figure dans les premiers paragraphes de la première leçon. Voici un extrait de l’édition 1968 :

«  Remarquez qu’il n’y a pas de majuscule au début des phrases et que chacune d’elles est suivie d’une virgule.
[…]
Répétez ensuite 10 fois au moins la phrase ci-après contenant toutes les lettres de l’alphabet :
portez ce vieux whisky au juge blond qui fume,
puis chronométrez 5 fois (une minute chacune) cette phrase, en faisant un double interligne après chaque répétition et avec arrêt de 30 secondes entre chacune de celles-ci.
Notez le meilleur résultat obtenu en frappes (47 par ligne) en considérant comme nul tout exercice contenant plus de 2 erreurs[14]. »

La page titre du même ouvrage énumère divers titres et distinctions collectionnés par l’auteur, ce qui, en l’absence de dates connues de naissance et de mort, permet de situer Triouleyre chronologiquement[n. 2] :

  • 1909-1931 : divers titres de champion dactylographe ;
  • 1928-1964 : champion européen de régularité ;
  • 1924-1967 : président de l’Association professionnelle des dactylographes français ;
  • 1937-1967 : membre ou président du jury de divers championnats nationaux et internationaux.

Dans son article de 1921 et dans sa Méthode, Triouleyre ne s’attribue pas explicitement la paternité de la phrase du juge, mais il ne l’attribue pas à autrui non plus. Si l’on ne peut affirmer avec certitude qu’il l’a créée, on peut supposer qu’il a au moins contribué à la populariser à cette époque, ce que semblent confirmer indirectement diverses publications contemporaines d’Albert Navarre (1874-1955), une « figure majeure de la sténographie et de la dactylographie française[15] » qui a écrit des « classiques[16] » sur ces sujets et qui connaissait Triouleyre depuis au moins 1907.

Navarre a publié en 1924 un Manuel d’organisation du bureau où, dans la section intitulée « Méthode de travail pour les dactylographes », il cite nommément Triouleyre et un large extrait de son article de 1921, y compris le pangramme du juge[17]. Or, quelques années plus tôt, le même Albert Navarre semblait encore ignorer ce pangramme. En effet, dans les éditions 1910 et 1918 d’un autre de ses ouvrages, le Traité pratique de sténographie et de dactylographie, à la section intitulée « Phrases d’entraînement », Navarre fournit une liste d’une demi-douzaine de pangrammes, des phrases dont il dit que « la plupart furent primées dans un concours qu’ouvrit à cet effet le Sténographe illustré[18] » (un périodique bimensuel qu’il avait fondé en 1900[16]) ; le pangramme du juge ne figure pas dans cette liste, dont l’exemple le plus rapprochant est : Peux-tu m’envoyer du whisky que j’ai bu chez le forgeron. Navarre ajoute : « À côté de ces phrases difficiles, on peut en choisir d’autres plus simples, plus usuelles, qui permettent d’obtenir une grande vitesse, par exemple : Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur[18]. » Cette phrase n’est pas un pangramme, mais un célèbre alexandrin de Racine[19] composé de mots monosyllabiques. De telles phrases d’entraînement composées de petits mots avaient pour but la « pratique régulière et rapide de la barre d’espacement[17] ».

Dans cet ouvrage de 1910, Navarre fournit donc un petit florilège de pangrammes, dont un où figure le mot whisky[n. 3], ainsi qu’un alexandrin, mais la phrase du juge blond, qui réunit ces trois caractéristiques (pangramme + whisky + alexandrin), brille par son absence. Si ce pangramme avait été de notoriété publique à cette époque, Navarre n’aurait probablement pas raté l’occasion de le donner en exemple, car il ne manquera pas de le faire quand il publiera en 1936 une « nouvelle édition revue et augmentée » du même Traité. En effet, dans cette nouvelle édition, bien que la section « Phrases d’entraînement » citée ci-dessus soit reproduite à l’identique[22], on trouve, une douzaine de pages plus loin, une section inédite, aussi intitulée « Phrases d’entraînement », qui débute ainsi :

« Lorsque l’apprenti dactylographe aura fait les exercices méthodiques qui se trouvent dans ce Traité pratique, nous lui conseillons de s’entraîner notamment avec quelques phrases comme les suivantes, que les champions ont utilisées, pour perfectionner leur doigté et acquérir la souplesse et la dextérité nécessaires à la rapidité dactylographique.

Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume.

Cette phrase contient toutes les lettres de l’alphabet[23]. »

Le passage se poursuit avec les autres phrases-gammes que Trouleyre proposait dans son article de 1921 et que Navarre avait déjà citées en 1924 dans son Manuel d’organisation du bureau.

Pour revenir à l’année 1910, à cette époque, Navarre, qui était administrateur de l’Institut sténographique de France[16], connaissait déjà Charles Triouleyre au moins de nom, car la mention « Charles Triouleyre (Reims) » figure dans une liste de membres de l’Institut en 1907, liste publiée dans l’édition 1909 d’un autre ouvrage de Navarre, l’Histoire générale de la sténographie et de l’écriture à travers les âges[24]. Le même ouvrage mentionne que c’est Navarre qui organisa en 1907 le premier championnat dactylographique français[25]. En 1909, Triouleyre avait quant à lui remporté le titre de champion dactylographe de l’Union des sociétés de sténographie et de dactylographie[26], organisme dont Navarre était le secrétaire général depuis sa fondation en 1903[25]. Triouleyre était donc connu de Navarre depuis au moins la période 1907-1909, et s’il avait déjà créé à cette époque le pangramme du juge blond, Navarre l’aurait probablement cité dans la liste de pangrammes de son Traité de 1910.

Ces éléments permettent de supposer[13] que la création du pangramme du juge, ou du moins sa popularisation, est postérieure à 1910, sans être postérieure à 1921, date de son apparition dans la « Causerie dactylographique » de Triouleyre.

Le juge, fils du forgeron ? modifier

Le pangramme du juge blond présente certains traits de ressemblance avec le premier pangramme cité par Navarre dans la petite liste donnée dans son Traité de 1910 : Peux-tu m’envoyer du whisky que j’ai bu chez le forgeron. Ils ont en commun la présence du mot whisky et d’un nom de métier, et prennent tous les deux la forme d’une demande adressée à la deuxième personne. Comme le pangramme du forgeron est probablement antérieur (il remonte au moins à 1901[n. 4]), il n’est pas impossible qu’il ait servi d’inspiration à celui du juge, qui en serait alors une version plus aboutie (plus court, hétéroconsonantique, alexandrin, etc.). Le juge blond et bon vivant serait possiblement un descendant sophistiqué du fruste forgeron. Il laissera à son tour une certaine postérité.

Postérité modifier

En 1929, le pangramme est encore assez récent pour qu’un journaliste de L’Ère nouvelle se méprenne sur le destinataire du vieux whisky, omettant du même coup une lettre de l’alphabet[31].

Le pangramme du juge blond, sans être le plus ancien ni le plus court, est sans doute le plus célèbre des pangrammes français[5],[32],[7],[33],[10],[34]. Ses qualités formelles lui ont valu la faveur des gens de « lettres »,  : dactylographes, typographes et amateurs de jeux littéraires.

Un air de famille modifier

En 1937, dans un court article[35], le journal La Voix du combattant et de la jeunesse évoque un concours de pangrammes qu’avait lancé « une revue » une vingtaine d’années plus tôt ; il s’agit peut-être du concours du Sténographe illustré mentionné par Navarre en 1910, car l’article mentionne le pangramme du forgeron parmi les réponses envoyées à l’époque. La Voix lance un appel similaire à ses lecteurs. L’un d’entre eux, M. Huet, envoie deux suggestions, dont celle-ci :

« Vieux juge, emportez donc le whisky fabriqué[36]. »

Ce pangramme, qui est aussi un alexandrin de 37 lettres (mais n’est pas hétéroconsonantique), présente un air de famille avec celui du juge blond, dont il est sans doute inspiré. Mais le juge, rendu « vieux », a perdu sa blondeur.

Chez Mickey modifier

Dès 1955, le pangramme du juge blond fait une incursion dans la presse enfantine, dans l’édition belge du Journal de Mickey. Dans un article adressé à ses jeunes lecteurs, Mickey attribue à son génial compagnon Iga Biva la création de ce pangramme, dont il mentionne explicitement[37] le caractère d’alexandrin hétéroconsonantique (ce que ne font d’ailleurs pas Triouleyre et Navarre dans leurs écrits). On a parfois mentionné à tort cet article comme première attestation du pangramme[38].

Extensions typographiques modifier

En plus de servir de phrase-gamme d’entraînement dactylographique, ce pangramme servait à tester rapidement le bon état du clavier des machines à écrire, voire des téléscripteurs[39]. Quant aux typographes et aux infographistes, ils utilisent les pangrammes pour tester et illustrer les polices de caractères. La phrase du juge blond joue parfois ce rôle d’échantillon[40] et se trouverait dans l’EPROM de quelques imprimantes[41]. Elle comporte cependant l’inconvénient de ne pas illustrer l’ensemble de la casse minuscule, car la lettre p n’y figure que sous sa forme majuscule. On y remédie parfois (deux fois plutôt qu’une) en lui adjoignant cette petite rallonge :

« Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume la pipe[42]. »

Dans les années 1990-2000, les versions françaises de Microsoft Windows illustraient les polices de caractères avec une variante plus longue :

« Servez à ce monsieur, le vieux petit juge blond assis au fond, une bière hollandaise et des kiwis, parce qu’il y tient[n. 5]. »

De ce point de vue, le grand dépouillement typographique du pangramme original peut être vu comme un défaut. On a créé des variantes servant à illustrer un jeu de caractères étendu, intégrant les lettres accentuées et les ligatures. L’éditeur Édition sous étiquette utilise la suivante :

« Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume sur son île intérieure, à côté de l’alcôve ovoïde, où les bûches se consument dans l’âtre, ce qui lui permet de penser à la cænogénèse de l’être dont il est question dans la cause ambiguë entendue à Moÿ, dans un capharnaüm qui, pense-t-il, diminue çà et là la qualité de son œuvre[43]. »

Minimalisme modifier

Il existe un défi littéraire inverse : récrire le célèbre pangramme sous une forme plus concise que l’original, ce qui ne se fait pas sans sacrifier certaines de ses qualités. En supposant que la conservation des trois mots whisky, juge et blond soit un critère lexical de parenté suffisant, voici un exemple hétéroconsonantique de 33 lettres (et 11 syllabes), dû à Jean-Luc Piédanna :

« Vif juge, trempez ce blond whisky aqueux[44]. »

Cet autre exemple (34 lettres, hétéroconsonantique), qui remonte au moins à 1929, ne conserve que les mots juge et whisky, mais constitue un alexandrin :

« Buvez mon whisky, qu’Alfred juge capiteux[45],[31]. »

L’Atlas de littérature potentielle présente un pangramme de 29 lettres et 9 syllabes où figurent les mots jugez et whisky, et qui serait « le plus court [...] formant sens (?) » en français :

« Whisky vert : jugez cinq fox d’aplomb[32]. »

Contestant le point d’interrogation, son auteur, Georges Perec, en explique le sens dans une conférence prononcée à Copenhague l’année même de la publication de l’Atlas :

« J’en ai fait un plus court [...] L’histoire est la suivante [...] On sait que le whisky, quand il est trop jeune, rend malade, donc il y a une méthode pour juger si le whisky est bon à être bu ou pas : on fait boire du whisky et on demande à celui qui vient de le boire de dire si les cinq petits chiens qui sont assis là-bas sont droits ou sont... [Geste]. S’ils penchent, c’est que le whisky est trop jeune, et s’ils ne penchent pas, c’est qu’on peut le boire[46]. »

Pangramm’ modifier

En 1969, Georges Perec, dans La Disparition, célèbre roman et lipogramme où il s’interdit d’utiliser la lettre e, modifie substantiellement le pangramme du juge blond pour respecter la double contrainte du « pangramme défectif »[47],[48], à savoir l’interdiction du e et l’emploi de toutes les autres lettres de l’alphabet :

« Portons dix bons whiskys à l’avocat goujat qui fumait au zoo[49]. »

Le pangramme de l’avocat goujat apparaît dans un post-scriptum du journal d’Anton Voyl ; il contribue à l’avancement de la narration en conduisant Amaury Conson à chercher Hassan Ibn Abou dans un zoo[50]. Pour élucider la disparition de Voyl, il est toutefois nécessaire de ne pas se limiter au sens littéral de la phrase mais de prêter attention à sa forme linguistique[51] et de comprendre que « ce n’est qu’au niveau du signifiant, en s’apercevant qu’il s’agit d’un pangramme, que la phrase obtient un sens »[52]. Il est donc souhaitable que ce lipogramme soit reconnu en tant que pangramme par le lecteur[53], un problème que rencontrent les traducteurs de la phrase qui, s’ils conservent le caractère pangrammatique, voire lipogrammatique, de la phrase, renoncent pour la plupart à l’idée de la remplacer par un pangramme plus connu dans la langue cible[52].

Traductions du pangramme défectif de La Disparition
Titre Traducteur Langue Traduction Pangramme de référence
Vanish’d John Lee (en) Quick! X hot tots of brand whisky for an unjovial solicitor smoking at Paris zoo! (viz. a quick brown fox jumps at this lazy dog, as any typist will know, but such a translation would play havoc with our story, wouldn’t it?)(p. 36-37)[50]. The quick brown fox jumps over the lazy dog.
Anton Voyls Fortgang Eugen Helmlé (de) Bringt Advokat H., wo im Zoo ständig raucht, acht Whisky von 1a Qualität(p. 61). Franz jagt im komplett verwahrlosten Taxi quer durch Bayern.
A Void Gilbert Adair (en) I ask all 10 of you, with a glass of whisky in your hand –and not just any whisky but a top-notch brand –to drink to that solicitor who is so boorish as to light up his cigar in a zoo(p. 39)[50]. The quick brown fox jumps over the lazy dog.
La scomparsa Piero Falchetta (it) Ho xilografato l’avvocato jazzista, quando fuma allo zoo: gli portano 10 buon whisky(p. 45). Quel vituperabile xenofobo zelante assaggia il whisky ed esclama: alleluja!
Ian Monk (en) Quick! pour six whisky drams for an unjovial solicitor bringing cigars to a zoo[54],[n. 6]. The quick brown fox jumps over the lazy dog.
El secuestro Marisol Arbués et al. (es) Llevemos urgentemente los diez buenos whiskys pequeños, pedidos por el fullero jurisperito que consume un exótico puro en el zoo(p. 54). Benjamín pidió una bebida de kiwi y fresa. Noé, sin vergüenza, la más exquisita champaña del menú.

Décomposition modifier

En 1978, l’écrivain Yvon Boucher, dans Petite Rhétorique de nuit, se livre sur deux pages à une déconstruction progressive du pangramme en respectant le cahier des charges qu’il s’est fixé :

« Argument : soit une phrase pangrammatique contenant toutes les lettres de l’alphabet : Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume. Retrancher celles-ci en ordre décroissant tout en conservant un sens minimal à ladite phrase jusqu’à ce que celle-là devienne parfaitement insignifiante[56]. »

Un pangramme anglais traduit devant le juge modifier

Autre décomposition graduelle dans L’Isle lettrée[57], la traduction française (2013) d’une « fable épistolaire progressivement lipogrammatique » publiée en 2001 en anglais sous le titre Ella Minnow Pea (en) par Mark Dunn (en)[58]. Le lecteur y découvre que le pangramme du juge a été inventé en 1904 par Nevin Nollop, sur l’île du même nom située au large de la Caroline du Sud. Le livre raconte la dégradation progressive du mémorial de Nollop par chute des tuiles sur lesquelles sont gravées les lettres composant le pangramme du juge, et l’interdiction consécutive par le gouvernement de l’île de l’emploi des lettres correspondantes[48]. Le pangramme anglais de la version originale, The quick brown fox jumps over the lazy dog, est rendu par la traductrice, Marie-Claude Plourde, par le pangramme du juge. Plourde modifie l’ordre de disparition des lettres pour tenir compte des contraintes linguistiques du français, mais garde pour la fin les mêmes l, m, n o et p, qui sont la réduction phonétique du nom de la protagoniste en anglais, Ella Minnow Pea[59]. Elle explique son choix de traduction par le respect de « l’effet de popularité préexistant du pangramme choisi »[34], les vertus intrinsèques de celui-ci et le fait qu’il ait été attribué à Perec[60]. Elle précise douter de cette attribution, eu égard à l’antériorité de la mention dans Le Journal de Mickey (voir ci-dessus). Pour cette raison, elle introduit dans sa traduction un doute sur l’attribution à Nollop du pangramme du juge, au motif que cette information provient d’un périodique pour la jeunesse[60].

Le juge croise un brick modifier

Schéma
Diagramme réunissant les lettres semblables des deux pangrammes et donnant leur position dans l’alphabet[11].

Éric Angelini a cherché à croiser le pangramme du juge avec un autre pangramme notoire[n. 7], « Voyez le brick géant que j’examine près du wharf »[63] :

V
I V
P O R T E Z B L O N D
R U R Y U
Q U E E X A M I N E
U S C Z
I J W H I S K Y
A U H
G E A N T
L E R C
F U M E
  • Premier pangramme : Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume
  • Second pangramme : Voyez le brick géant que j’examine près du wharf
  • Lettres communes aux deux pangrammes
  • Le procès du juge modifier

    Outre les déconstructions formelles, ce pangramme a fait l’objet d’un déboulonnage sociopolitique. Une ex-dactylo s’est en effet appliquée à décortiquer en détail les valeurs véhiculées par cette petite phrase de neuf mots. Dans le prologue de son analyse, elle écrit :

    « Sauf que moi, porter ce vieux whisky au juge blond qui fume, d’emblée ça m’a gravement rebutée. La secrétaire de surface se craquelait à la simple lecture de la phrase diabolique, et comme dans la série « V », sous ma peau de jeune brunette appliquée, le vieux lézard anar pointait son museau camus[8]. »

    Fumeur et air du temps modifier

    Une autre ancienne apprentie dactylo trouve ce pangramme suranné et lui impute rien de moins que la mort d’un art :

    «  Or, tant à cause de l’alcool que du tabac, cette phrase n’est plus politiquement correcte. C’est sans doute la raison de l’abandon de la dactylographie. Sinon, quoi d’autre[9] ? »

    Articles connexes modifier

    Notes et références modifier

    Notes modifier

    1. Il s’agit ici des 26 lettres de base de l’alphabet latin utilisées en français. On a aussi créé des variantes incluant les diverses lettres accentuées et ligatures nécessaires à l’écriture du français (voir la section Extensions typographiques).
    2. Pour d’autres détails sur Triouleyre et sa Méthode, voir Marie-Christine Rullié, « Un peu d’histoire... », sur Pédagogie dans tous ses états, (consulté le ).
    3. Le pangrammiste français apprécie les vertus de sobriété de whisky, mot qui réunit notamment les deux lettres rares w et k[20]. Didier Hallépée signale plusieurs pangrammes utilisant whisky et plus courts que celui du juge : Vif juge, trempez ce blond whisky aqueux (33 lettres), Fripon, mixez l’abject whisky qui vidange (34 lettres) et Buvez de ce whisky que le patron juge fameux (36 lettres)[21]. Autres exemples de brièveté dans la section Minimalisme.
    4. Parmi les six pangrammes cités par Navarre dans son Traité de 1910 et dont il dit que la plupart furent primés lors d’un concours ouvert dans le Sténographe illustré, il y en a quatre, dont celui du forgeron, qui figurent dans un ouvrage plus tardif[27] dont l’auteur dit cependant qu’ils sont signalés dans le traité de dactylographie de Dupont et Canet publié en 1901[28]. Sachant que le premier numéro du Sténographe illustré a paru en février 1900, le concours dont parle Navarre s’est peut-être tenu lors de la première année d’existence de la revue, ce qui expliquerait que ces quatre pangrammes soient repris ailleurs dès 1901. Dans la presse des années 1920, le pangramme du forgeron est qualifié d’« assez répandu[29] », notamment chez les dactylos[30].
    5. Ce faux-texte est également produit, dans les versions 2003 et 2007 du logiciel Word, par le code =rand (100,0), le code =rand(10,0) donnant Servez à ce monsieur une bière et des kiwis.
    6. Cette traduction est elle-même un pangramme défectif, que Gilles Esposito-Farèse retraduit en français en respectant la contrainte lipogrammatique par : « À fond ! Instillons six ballons à whisky pour un plumitif pas jovial qui va au zoo garni d’un trabuco »[55].
    7. Recommandé par l’Union internationale des télécommunications pour le réglage d’un téléscripteur[61], l’armée suisse lui préférant toutefois aux mêmes fins le pangramme suivant : Monsieur Jack, vous dactylographiez bien mieux que votre ami Wolf[62].

    Références modifier

    1. a et b Charles Triouleyre, « Causerie dactylographique », L’Employé, no 289,‎ , p. 88-89 (lire en ligne).
    2. a et b Claude Gagnière, Pour tout l’or des mots : Au bonheur des mots. Des mots et merveilles, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », (ISBN 2-221-08255-9), p. 709.
    3. a et b Thérèse Amiel, « Le Linguophile » (consulté le ).
    4. Maurice Nogué, « Amusements philosophiques », L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, vol. 15, no 172,‎ , p. 626 (lire en ligne).
    5. a et b Jean-Loup Chiflet, Dictionnaire amoureux de la langue française, Plon, , 736 p. (ISBN 978-2-259-22157-3), p. 260-261.
    6. Georges Perec, « Histoire du lipogramme », Les Lettres nouvelles, Mercure de France,‎ , p. 19, article repris dans Oulipo, La Littérature potentielle : Créations, Re-créations, Récréations, Éditions Gallimard, coll. « Idées » (no 289), (ISBN 978-2070352890), p. 81.
    7. a et b Georges Perec, Entretiens et conférences, vol. 2, Joseph K., , p. 312-313.
    8. a et b « Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume », sur L’Appentis Saucier, (consulté le ).
    9. a et b Marie-Anne Chabin, « Dactylo », sur Impressions, expressions, (consulté le ).
    10. a et b Jean-Paul Delahaye, « Logique et calcul : ceci n’est pas un titre », Pour la science, no 327,‎ , p. 90 (lire en ligne).
    11. a et b Bernadette Joye et Jean Joye, « Le jeu littéraire de Bernadette et Jean Joye... », L’escargot express,‎ (lire en ligne).
    12. Jean Fontaine, « Petit coup de vieux », sur Liste Oulipo, .
    13. a et b Jean Fontaine, « Un vieux whisky millésimé 1924 », sur Liste Oulipo, .
    14. Charles Triouleyre, Méthode pour l’acquisition et l’amélioration de la vitesse et de la régularité dactylographiques : exercices et conseils spéciaux pour dactylographier à vitesse élevée et sans erreurs en 30 leçons, Paris, Publications Roy, , 50 p., p. 6.
    15. Delphine Gardey, « La standardisation d’une pratique technique : la dactylographie (1883-1930) », Réseaux, vol. 16, no 87,‎ , p. 83 (lire en ligne).
    16. a b et c E.-C. Curinier (dir.), Dictionnaire national des contemporains, t. 3, Paris, Office général d’édition de librairie et d’imprimerie, 1899-1905 (lire en ligne), « Navarre (Albert) », p. 142.
    17. a et b Albert Navarre, Manuel d’organisation du bureau à l’usage des écoles de commerce et du personnel des bureaux modernes, Paris, Librairie Delagrave, (lire en ligne), p. 51.
    18. a et b Albert Navarre, Traité pratique de sténographie et de dactylographie, Paris, Librairie Delagrave, 1910 (1re éd.) et 1918 (4e éd.) (lire en ligne), p. 207-208.
    19. Jean Racine, Phèdre, 1677, acte iv, scène 2, vers 1112.
    20. (en) Howard Richler, « You Might Waltz with a Quick Fox in a Pangram », The Gazette, Montréal,‎ , p. 116 (lire en ligne) :

      «  "Whisky" seems to be featured in French pangrams, probably because of the dearth of "w"s. »

      .
    21. Didier Hallépée, À mes enfants, Les écrivains de Fondcombe, p. 49.
    22. Albert Navarre, Traité pratique de sténographie et de dactylographie : nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Librairie Delagrave, (réimpr. 1949), p. 175-176.
    23. Albert Navarre, Traité pratique de sténographie et de dactylographie : nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Librairie Delagrave, (réimpr. 1949), p. 188.
    24. Albert Navarre, Histoire générale de la sténographie et de l’écriture à travers les âges, Paris, Institut sténographique de France, (lire en ligne), p. 346.
    25. a et b Albert Navarre, Histoire générale de la sténographie et de l’écriture à travers les âges, Paris, Institut sténographique de France, , p. 357-358.
    26. Charles Triouleyre, Méthode pour l’acquisition et l’amélioration de la vitesse et de la régularité dactylographiques : exercices et conseils spéciaux pour dactylographier à vitesse élevée et sans erreurs en 30 leçons, Paris, Publications Roy, , 50 p., page titre.
    27. Jean Gayet, Manuel de police scientifique, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », , 462 p., p. 256.
    28. Henri Dupont et L.-F. Canet, Les machines à écrire, historique, avantages, descriptions et traité complet de dactylographie ou art d’écrire à la machine, Paris, Édition de la Plume sténographique de France, , 348 p.
    29. « Je voudrais bien savoir... », Le Dimanche illustré,‎ , p. 10 (lire en ligne). Dans la rubrique du même nom du numéro du 20 octobre 1929, on trouve d’ailleurs, parmi les trouvailles envoyées par les lecteurs, une occurrence du pangramme du juge, dont on mentionne le rythme d’alexandrin.
    30. Le Wattman, « Nos Échos », L’Intransigeant,‎ , p. 2 (lire en ligne).
    31. a et b AJAX, « Jeux de société », L’Ère nouvelle,‎ , p. 2 (lire en ligne).
    32. a et b Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Gallimard, , p. 231.
    33. Jacqueline Michel, Marléna Braester et Isabelle Dotan, Les enjeux de la traduction littéraire, Publisud, , p. 68.
    34. a et b Marie-Claude Plourde, « Postface de la traductrice à l’édition française : Écrire, traduire et vivre sous la contrainte », sur Elya Éditions, .
    35. « Occupons nos loisirs », La Voix du combattant et de la jeunesse, no 953,‎ , p. 2 (lire en ligne).
    36. « Occupons nos loisirs », La Voix du combattant et de la jeunesse, no 956,‎ , p. 2 (lire en ligne).
    37. « Mickey vous parle… », Le Journal de Mickey, vol. 5, no 242,‎ (lire en ligne).
    38. Gino Lévesque, « Je ne le répèterai pas », Brèves littéraires, no 83,‎ (lire en ligne).
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    40. Exemple en caractère Optima chez un distributeur de polices.
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    49. Georges Perec, La Disparition, Paris, Éditions Denoël, (réimpr. 1979), chap. 4 (« Où, nonobstant un « Vol du Bourdon », l’on n’a pas fait d’allusion à Nicolas Rimski-Korsakov »), p. 55.
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    52. a et b Elisa Unkroth, La contrainte à l’œuvre, le trompe-l’œil en traduction – la réception de Georges Perec à la lumière des traductions et des adaptations de ses textes (Conférence à l’Université de Szeged), .
    53. Sara Greaves, « De La Disparition de Georges Perec à Vanish’d ! de John Lee : la traduction traduite », Palimpsestes, no 9,‎ , p. 105-115 (lire en ligne).
    54. (en) Ian Monk, Writings for the Oulipo, Make Now Press, , p. 22.
    55. Gilles Esposito-Farèse, « À propos d’A Void, roman traduit par G. Adair », sur Gef.free.fr.
    56. Yvon Boucher, Petite Rhétorique de nuit : Singula Singulis Reddita, Montréal, Pierre Tisseyre, (lire en ligne), chap. 23 (« De pan à lipo »), p. 53-54.
    57. Mark Dunn (trad. Marie-Claude Plourde), L’Isle lettrée, Elya Éditions, coll. « Gymnopédies », , 221 p. (ISBN 979-10-91336-03-1, présentation en ligne).
    58. (en) Mark Dunn, Ella Minnow Pea: a progressively lipogrammatic epistolary fable, MacAdam/Cage, , 208 p. (ISBN 0-385-72243-5).
    59. AK Afferez, « L’Isle lettrée, Mark Dunn », La cause littéraire,‎ (lire en ligne).
    60. a et b (en)Marie-Claude Plourde, « Translating Ella Minnow Pea: Nollop’s Pangram », sur Binome.ca.
    61. Normalisation de textes internationaux pour la mesure de la marge d’un appareil arythmique : Recommandation UIT-T R.52, Union international des télécommunications, (lire en ligne).
    62. « Musée de la machine à écrire », Perrier SA.
    63. « Détournements et surcontraintes des hétéropangrammes », sur Fatrazie.com.