Wikipédia:Lumière sur/L'Oreille cassée

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Statue chimú très semblable à celle apparaissant dans l'album.
Statue chimú très semblable à celle apparaissant dans l'album.

L'Oreille cassée est le sixième album de la série de bande dessinée Les Aventures de Tintin, créée par le dessinateur belge Hergé. L'histoire est d'abord pré-publiée en noir et blanc du au dans les pages du Petit Vingtième, le supplément pour la jeunesse du journal Le Vingtième Siècle, avant d'être éditée en album de 128 planches aux éditions Casterman. La version en couleur, ramenée à soixante-deux planches, paraît chez le même éditeur en .

Dans cette aventure, Tintin enquête sur le vol d'un fétiche arumbaya au musée ethnographique de Bruxelles, ce qui le conduit au San Theodoros puis au Nuevo Rico, deux États imaginaires d'Amérique du Sud créés par le dessinateur pour les besoins du récit. Le héros y rencontre notamment le général Alcazar, un dictateur guidé par son ambition personnelle et manipulé par les marchands d'armes ou les compagnies pétrolières occidentales, qui devient l'un des personnages récurrents de la série.

Comme à son habitude, le dessinateur transpose l'actualité de son époque pour construire des éléments du récit. Il adapte par exemple la guerre du Chaco, un conflit extrêmement meurtrier qui oppose la Bolivie et le Paraguay de 1932 à 1935 et dont il suit le déroulement dans le périodique satirique français Le Crapouillot, mais s'inspire également de personnages réels comme le marchands d'armes Basil Zaharoff ou l'explorateur Percy Fawcett. Cette aventure est aussi un exemple de « merveilleux géographique » dans la mesure où Hergé crée chaque décor en s'inspirant de différents paysages d'Amérique latine et centrale.

L'Oreille cassée marque une évolution importante dans la série dans la mesure où c'est la première histoire qui repose sur une véritable idée de scénario. Malgré son apparence feuilletonesque, l'aventure est plus construite que les précédentes et son unité tient dans la présence du fétiche arumbaya qui agit comme un fil conducteur tout au long du récit. Hergé met en place de nouvelles structures narratives qui se retrouveront dans les albums suivants, en particulier la création de deux États imaginaires qui lui permettent de conserver une liberté totale sur les plans géographique, historique et géopolitique, mais aussi l'inscription du héros dans une certaine forme de quotidienneté en le montrant dans son appartement et en faisant s'attarder l'intrigue dans sa ville d'origine.

Dans son œuvre, le dessinateur joue sur l'image d'une Amérique latine secouée par les révolutions et porte un regard critique sur ses dirigeants qu'il présente comme des « dictateurs d'opérette ». L'Oreille cassée véhicule un certain nombre de stéréotypes méprisants qui prédominent alors en Europe à l'égard de l'Amérique du Sud, mais dépeint au contraire les tribus amazoniennes, à l'image des Arumbayas, comme de « bons sauvages », au point que certains critiques, comme l'essayiste Jean-Marie Apostolidès, y voient les « fondements d'une anthropologie tintinienne ». Par ailleurs, l'album intéresse plusieurs philosophes, notamment Clément Rosset qui s'appuie sur une lecture de l'album pour développer la question du réel et son double, ou Michel Serres, qui en fait un véritable traité sur le fétichisme. Le récit d'Hergé fait aussi écho à un essai du philosophe allemand Walter Benjamin, paru la même année, qui évoque la mutation radicale du statut de l'œuvre d'art engendrée par la reproduction mécanique.

L'Oreille cassée a également nourri l'imaginaire des lecteurs. Le réalisateur Philippe de Broca s'en inspire pour son film L'Homme de Rio, sorti en 1964.